Face à l’Iran, une « OTAN » moyen-orientale est-elle possible à construire ?

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

1er août 2018 • Opinion •


Les récents échanges d’aménités entre Washington et Téhéran soulignent la montée en puissance des tensions irano-américaines. Donald Trump, on le sait, a retiré les Etats-Unis de l’accord nucléaire de 2015, un texte lacunaire dont la signature n’a pu empêcher la déstabilisation du Moyen-Orient par le régime irano-chiite. La diplomatie américaine entend mettre en place un embargo sur le pétrole et asphyxier l’économie iranienne, afin d’obtenir un véritable accord de dénucléarisation du pays et de stabilisation de la région. Epine dorsale du régime, les Gardiens de la Révolutions menacent de fermer le détroit d’Ormuz, voie de passage entre le golfe Arabo-Persique et la mer d’Oman (30 % du pétrole mondial exporté). Ils évoquent une « mère des guerres » qui mettrait à feu toute la région. En réponse à ces menaces, les Etats-Unis envisagent une sorte d’OTAN régionale : l’Alliance stratégique pour le Moyen-Orient. Les contours incertains d’un tel projet imposent le passage en revue des alliés et des situations.

L’affaiblissement du Conseil de coopération du Golfe

Les Américains, comme les Européens, disposent bien d’un certain nombre d’alliés ou de partenaires privilégiés au Moyen-Orient dont les intérêts de sécurité doivent être pris en compte. Puissance militaire régionale sans équivalent et économie dynamique (la « start up nation »), Israël est apparemment en position de force dans la région, mais il fait figure de bastion assiégé. L’État hébreu est directement confronté à la menace irano-chiite, trop longtemps présentée dans nos pays comme très exagérée, voire fantasmatique (le syndrome demeure). Du point de vue occidental, Israël constitue davantage une position avancée qu’une porte d’entrée au Moyen-Orient. Autre allié régional, la Jordanie est un État clef, performant sur le plan militaire, mais dont l’avenir est conditionné par le soutien de ses amis occidentaux et « parrains » du golfe Arabo-Persique.

A bien des égards, le refoulement des ambitions iraniennes ainsi que la lutte contre le terrorisme islamique reposent sur les Etats du Golfe, situés en première ligne. La subversion de ces monarchies de type traditionnel bouleverserait les équilibres régionaux et mondiaux. Institué en 1981, en réponse aux menaces que la révolution islamique chiite faisait déjà peser sur la navigation dans le détroit d’Ormuz, le CCG constitue une forme de club qui rassemble les régimes arabes sunnites du golfe Arabo-Persique. Instrument de cohésion géopolitique, le CCG devait contribuer au partage du fardeau de la défense dans cette zone géostratégique. Pourtant, les jeux troubles du Qatar et le blocus qui en résulte, depuis juin 2017, donnent idée du peu de cohérence du CCG. Si une « OTAN arabe » devait voir le jour, ce serait sur d’autres bases, les pays qui participent à ce club de pétromonarchies relevant en fait d’une approche différenciée.

Les Emirats arabes unis en pointe

Outre le Qatar, le Koweït et Oman maintiennent un certain nombre de liens avec l’Iran. A l’inverse, l’Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis et Bahreïn affichent leur volonté de contrer l’impérialisme irano-chiite. Du fait de sa masse territoriale, de son poids démographique, de ses réserves pétrolières et de son rôle dans l’OPEP, l’Arabie Saoudite appelle l’attention, d’autant plus que Mohammed Ben Salman, inspiré par les réalisations des Émirats arabes unis, a annoncé un grand programme de modernisation. S’il est important que le « quasi-califat » saoudien, centre du wahhabisme, défasse en quelque sorte ce qu’il a fait, l’inertie de ce pays et les risques inhérents à cette transformation ne sont pas négligeables.

A l’inverse, la politique conduite par les Émirats arabes unis, la diversification de l’économie émiratie (sortie du « tout-pétrole »), leur engagement sur le double front de la lutte contre le terrorisme et les prétentions irano-chiites ne sont pas appréciés à leur juste valeur. La guerre qu’ils conduisent au Yémen mérite réévaluation. On ne saurait sous-estimer la partie géopolitique qui se joue dans ce pays, sur les arrières des monarchies sunnites et à proximité des routes maritimes entre Europe et Asie. Anticipant un conflit ouvert avec l’Iran, les Émirats arabes unis projettent leur puissance au-delà du golfe Arabo-Persique, afin de desserrer l’emprise de Téhéran sur le golfe d’Aden comme sur le détroit d’Ormuz. Bref, le régent, Mohammed Ben Zayed, a élaboré une vision stratégique d’ensemble et les Émirats arabes unis constituent un point d’appui pour contrer les actions et menaces iraniennes.

L’Egypte à la croisée de l’Afrique et du Moyen-Orient

Absorbée par ses problèmes internes, l’Egypte du maréchal Al-Sissi, réélu président en mars 2018, peut sembler plus en retrait sur la question de l’Iran et des agissements de Téhéran au Yémen. Si elle contribue à la coalition arabe engagée sur ce théâtre, sa participation se limite à une composante navale. A la différence des Émirats arabes unis, dont les forces spéciales sont présentes au sol, Le Caire a refusé de débarquer des troupes. Toutefois, il faut se souvenir que l’arrivée de Mohammed Morsi à la Présidence de la République, en juin 2012, avait soulevé de grands espoirs du côté de l’Iran. Depuis Téhéran, la révolution égyptienne était perçue comme une réplique de la révolution islamique iranienne, les Frères musulmans étant réputés favorables à la restauration des liens diplomatiques rompus en 1980 (en raison du traité de paix israélo-égyptien de l’année précédente).

De fait, Mohammed Morsi s’était déclaré en faveur d’une telle initiative, afin de modifier l’équilibre stratégique régional, et entendait réécrire le traité de paix israélo-égyptien. L’année précédente, la marine iranienne avait mis à profit la situation chaotique de l’Egypte et testé les militaires égyptiens en envoyant deux navires de guerre traverser le canal de Suez et croiser devant les côtes syriennes. En juillet 2013, le coup de force du maréchal Al-Sissi et la mise hors la loi des Frères musulmans ont interrompu un rapprochement qui aurait renforcé l’axe Hezbollah-Hamas dirigé contre Israël. La campagne anti-terroriste menée dans le Sinaï est également d’une importance décisive : la transformation de ce territoire en une base terroriste serait un danger non seulement pour l’Egypte et Israël, mais pour la Jordanie et l’Arabie Saoudite. Sur le sol d’Afrique, la contribution de l’Egypte à la lutte anti-terroriste a été précédemment mentionnée. Rappelons enfin que ce pays est le gardien du canal de Suez et un territoire de transit pour le pétrole qui s’écoule par l’oléoduc SuMed.

 

La question turque

Sans ignorer le mauvais état de ses relations avec l’Occident, qu’il s’agisse des États-Unis ou de l’Union européenne et la plupart de ses membres, la Turquie constitue un important allié sur les confins septentrionaux du Moyen-Orient. Laissons-là le rôle persistant de ce pays sur le flanc sud de la Russie (malgré les convergences tactiques en Syrie et l’achat de S-400), les accords avec l’Union européenne qui permettent d’amortir le choc migratoire ou encore la prochaine inauguration du TANAP (Trans-Anatolian Pipeline), voie d’acheminent du gaz naturel depuis la Caspienne qui contribuera à la diversification des approvisionnements énergétiques de l’Europe. Présentement, c’est au prisme de la situation au Moyen-Orient et des ambitions irano-chiites qu’il importe de comprendre la valeur géopolitique de la Turquie.

Si la lutte contre l’irrédentisme kurde domine la politique régionale turque, le néo-ottomanisme relevant en partie de la rhétorique, il reste que Recep. T. Erdogan est déterminé à affirmer la présence de son pays au Moyen-Orient. Ses ambitions régionales demeurent, l’ouverture d’une base au Qatar constituant un point de friction avec l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis. Le rapprochement avec le Soudan, par ailleurs engagé dans la coalition arabe menant la guerre au Yémen, pourrait se traduire par une présence militaire en mer Rouge. Tout cela mérite attention. A plus long terme, la Turquie constitue un possible État-tampon contre les ambitions irano-chiites. Dans l’immédiat, le contrôle turc d’une partie du nord-ouest de la Syrie contribue objectivement à limiter la latitude de l’action de l’axe Moscou-Damas-Téhéran.

In fine, l’inconnue de la politique américaine

Au regard de ce qui précède, on comprendra la difficulté à élaborer une nouvelle théorie des ensembles dans la région. In fine, l’éventuelle formation d’une « OTAN » moyen-orientale, selon un format certainement plus réduit que la zone couverte par les alliances et partenariats occidentaux dans la zone, dépendra du degré d’engagement des Etats-Unis dans cette entreprise. A cet égard, le maintien de la présence américaine dans le Nord-Est de la Syrie, constituera un test quant à la volonté réelle de contrer les agissements du régime iranien et de couper l’« autoroute chiite » Téhéran-Bagdad-Damas-Beyrouth.

Certes, la fragilité de la situation à Bagdad et la perspective d’un gouvernement de chiites extrémistes demandant le retrait des troupes américaines d’Irak, à partir duquel elles opèrent en Syrie, sont autant d’hypothèques. Mais l’alliance avec les Kurdes d’Irak, les points d’appui en Jordanie et la disponibilité des forces arabo-kurdes de Syrie contrebalancent l’antiaméricanisme d’un éventuel gouvernement de ce type. En dernière analyse, il importe de comprendre que la Russie ne pourra empêcher l’enracinement militaire de l’Iran en Syrie. Sans engagement des Etats-Unis en Syrie et dans la région, il n’y aura ni « OTAN » moyen-orientale, ni refoulement de l’Iran.