29 août 2018 • Opinion •
Les bombardements sur Ia région d’Idlib ont repris. Mais la grande stratégie russe dans laquelle la guerre en Syrie s’inscrit semble négligée.
Avant même que l’échec du sommet de Téhéran, le 7 septembre dernier, n’illustre les limites géopolitiques du trio Poutine-Rohani-Erdogan, les bombardements sur Ia région d’Idlib ont repris. La perspective d’une offensive imminente du régime de Damas, avec l’appui aérien des appareils russes et l’action au sol des milices panchiites de l’Iran, suscite de légitimes inquiétudes sur ses conséquences humaines. En revanche, la grande stratégie russe dans laquelle la guerre en Syrie s’inscrit semble négligée.
Le concept de « grande stratégie » désigne l’art de diriger la force vers les fins politiques à atteindre. Nous pourrions la définir aussi comme la mise en œuvre d’une politique de puissance. Focalisés sur les mauvais indicateurs économiques et démographiques de la Russie, bien des observateurs occidentaux peinent à admettre la réalité d’une stratégie d’ensemble, conduite avec opiniâtreté par le Kremlin.
Trop souvent, les initiatives diplomatiques et les engagements militaires russes sont vus comme une fuite en avant, avec l’objectif de distraire l’opinion publique et de se maintenir au pouvoir. La démonie de l’économie, la superstition des chiffres et une tendance profonde à sur-analyser, sans vouloir conclure, font obstacle à la pleine compréhension de la grande stratégie russe et de la volonté de puissance qui la porte.
L’accélération du tempo et la géopolitique des engagements fait pourtant ressortir les lignes de force de cette stratégie. Déclenchée en février 2014, la guerre hybride conduite en Ukraine n’est pas un acte réflexe. L’objectif est, et demeure, de reprendre le contrôle de l’« étranger proche », i.e. de resatelliser tout ou partie de l’ex-URSS, afin de dominer l’Eurasie. Cette stratégie renvoie à un ensemble de discours eurasistes, d’argumentaires historicisants et de nostalgies du soviétisme, ce que l’on appelle des représentations géopolitiques.
La reconstitution d’une armée ukrainienne, la résistance acharnée dans le Donbass et les sanctions occidentales auront conjugué leurs effets pour arrêter l’avancée russe. Le Protocole de Minsk (5 septembre 2014) resté lettre morte, il a fallu négocier les accords dits de « Minsk 2 » (12 février 2015). Toujours est-il que le conflit reste ouvert. Avec son quasi-Etat du Donbass, le Kremlin dispose d’un levier d’action sur les destinées de l’Ukraine. Quant à la Crimée, elle constitue une plate-forme de projection de forces et de puissance dans le bassin pontico-méditerranéen (mer Noire et Méditerranée).
Si l’engagement militaire de septembre 2015 en Syrie, dans l’« étranger lointain », a pris de court les observateurs, les représentations géopolitiques russes ont de longue date intégré la « question d’Orient » et ses succédanés. Vu de la Moskova, le Moyen-Orient n’est pas seulement un boulevard défensif en avant du Caucase mais constitue une zone névralgique, aux frontières sud-est de l’Europe. L’axe Moscou-Damas-Téhéran qui a pris forme vise à dominer le Moyen-Orient, à démonétiser la présence diplomatique et militaire occidentale dans la région, voire à en évincer les Etats-Unis.
Dans le même mouvement, le rapprochement tactique avec Recep T. Erdogan aura permis d’enfoncer un coin entre la Turquie et l’OTAN. Absorbé par la question kurde et voulant sauver ce qui pouvait l’être en Syrie, le président turc se trouve désormais face au pied du mur. L’offensive sur Idlib, région placée sous la responsabilité d’Ankara dans le cadre du processus d’Astana, est un camouflet ; elle fragilise la zone tampon acquise par la Turquie, d’Al-Bab à Afrine, et donc ses frontières.
D’ores et déjà, la présence navale russe à Tartous et au large de la Syrie et le resserrement des liens avec l’Egypte d’Al-Sissi, traduisent le pouvoir et l’influence acquis en Méditerranée orientale. Cela aura des retombées dans les Balkans, une zone dans laquelle la diplomatie russe se révèle active : Moscou y mène une lutte de longue haleine contre l’élargissement de l’OTAN et de l’Union européenne.
Quant à l’Egypte, à l’intersection de l’Afrique du Nord, du Proche-Orient et de l’Afrique nilotique, elle constitue une « pièce » majeure. Faut-il rappeler l’importance du canal de Suez dans le commerce entre l’Europe et l’Asie ? Décidé à faire retour en mer Rouge, le Kremlin négocie bases et facilités navales avec le Soudan et l’Erythrée. Ces emprises renforceront l’activisme russe en Afrique subsaharienne dont témoigne le rôle de la SMP « Wagner » et de ses mercenaires en Centrafrique.
Le déploiement d’éléments militaires russes dans des bases égyptiennes, à proximité de la Cyrénaïque, invite également à la vigilance. En Libye, Moscou soutient le général Khalifa Haftar, opposé au gouvernement d’Al-Sarraj, pourtant reconnu par l’ONU. On ne saurait trop insister sur l’importance de ce pays. Réservoir d’hydrocarbures et zone de passage de flux migratoires, la Libye constitue un potentiel de déstabilisation. Khalifa Haftar se situe au centre d’un triangle diplomatique Russie-Egypte-Algérie qui ouvre à Moscou des perspectives en Afrique du Nord, sur la rive sud de la Méditerranée, en vis-à-vis de l’Europe.
Au total, il existe bien une stratégie russe d’ensemble, sur les frontières orientales de l’Europe ainsi que dans « la plus grande Méditerranée ». A l’échelon mondial, elle se prolonge à travers un étroit partenariat géopolitique avec la République populaire de Chine qui, vaille que vaille, constitue une alliance de facto.
Une vision du monde frustre mais robuste, la clarté de l’objectif général – en ligne avec le révisionnisme de la politique russe -, et le sens tactique compensent en partie le différentiel de puissance avec l’Occident. Plutôt que de tabler sur une victoire à la Pyrrhus de la Russie, en Syrie ou ailleurs, il est urgent de prendre la mesure des dangers afin d’y apporter une réponse forte et coordonnée.