18 octobre 2018 • Analyse •
La « performance » de Theresa May lors du congrès des Tories, à Birmingham (3 octobre 2018), semblait de bon augure. Les chausse-trapes avaient été évitées, la Prime Minister déjouant un scénario digne de House of Cards. Dans son discours, elle avait su dégager une tierce voie entre les tenants d’une politique de la terre brûlée (le « no deal ») et ceux qui croient pouvoir faire demi-tour au milieu du gué.
Depuis, l’échec des négociations, trois jours avant un sommet européen qui a tourné court hier 17 octobre 2018, a accru le risque d’une sortie chaotique, avec ses conséquences néfastes. Une perspective dont les dirigeants français, s’ils sont conscients des enjeux, ne sauraient se satisfaire.
En l’état, la négociation achoppe sur l’Irlande du Nord (l’Ulster). Afin qu’aucune frontière physique avec l’Irlande du Sud ne remette en cause l’accord de paix de 1998, les deux parties se sont entendues sur un compromis : l’Ulster demeure dans le marché unique, Londres acceptant une union douanière avec l’Union européenne (UE). Ce dispositif permettrait la libre circulation des produits agricoles et manufacturés.
Au péril d’un « no deal »
Le conflit porte sur le caractère durable ou non de cette solution : là où le négociateur européen, Michel Barnier, y voit une clause de sauvegarde (un « backstop »), en cas de difficulté à négocier l’après-Brexit, Londres exige une disposition limitée dans le temps.
L’incertitude demeure donc. Dénonçant un « BRINO » (« Brexit in name only »), une partie des élus et militants conservateurs préfère la voie hasardeuse du « no deal » à l’élaboration négociée d’un statut adapté aux spécificités de la situation. Bref, Theresa May est toujours sous la menace des « hard Brexiters » de son parti et du DUP (Parti unioniste démocratique/Ulster).
Si le scénario du pire prévalait, le Royaume-Uni se retrouverait dans une situation plus défavorable que celle de la Turquie, un Etat associé à l’UE qui bénéficie d’un accord douanier préférentiel. Tout en invoquant les vertus d’un libre-échange planétarisé, les doctrinaires du Brexit méprisent les mérites du grand marché européen, à quelques encablures de Douvres, quitte à ignorer les légitimes préoccupations des décideurs économiques.
La gallophobie de certains Britanniques ayant pour pendant l’anglophobie d’une partie des Français, il se trouvera des ricaneurs se réjouissant des déconvenues britanniques. Sans même parler des sépultures de soldats du Commonwealth tombés dans la bataille de la Somme ou sur d’autres théâtres, ce serait oublier l’importance des enjeux de défense et de sécurité qui lient la France au Royaume-Uni.
Pour mémoire, le Royaume-Uni et la France assurent conjointement près de la moitié de l’effort militaire européen. Sur le plan bilatéral, les deux pays sont liés par les traités de Lancaster House (2 novembre 2010). Outre une étroite coopération nucléaire, le but affiché est de disposer d’une force expéditionnaire commune pouvant être engagée dans des opérations de haute intensité. Ainsi les deux marines visent-elles la permanence d’un groupe aéronaval d’ici 2020.
Membre de l’OTAN, le Royaume-Uni assume sans faillir ses obligations en matière de défense de l’Europe. Partie prenante des mesures de réassurance décidées après l’agression russe en Ukraine, Londres tient le rôle de « nation-cadre » en Europe centrale et orientale. Les Britanniques y déploient des moyens militaires qui renforcent la posture de défense et de dissuasion. Ils ont pris la tête du « fer de lance » de la Force de réaction de l’OTAN, destinée à réagir avec promptitude si nécessaire.
Le Brexit ne signifie donc pas le retour au « splendide isolement » de l’ère victorienne, et il faut s’interroger sur la manière dont les Britanniques pourraient participer à l’« Europe de la défense ». D’autant plus que le partenariat entre l’UE et l’OTAN prend forme, notamment en matière de lutte contre la désinformation et de préparation aux nouvelles menaces (voir le « Centre d’excellence contre les menaces hybrides » d’Helsinki).
Un grand partenariat continental
La question n’est pas pure rhétorique. Le 12 septembre 2017, Londres a publié un document sur « la politique étrangère, la défense et le développement ». Le Royaume-Uni y affirme qu’il souhaite dans l’avenir un partenariat privilégié avec l’UE, « une relation plus étroite que n’importe quel partenariat actuel avec un pays tiers », fondée sur « la croyance profonde, historique, dans les mêmes valeurs que celles défendues par les Européens : la paix, la démocratie, la liberté et l’état de droit sur notre continent et au-delà. »
Concrètement, Londres propose de participer à des opérations européennes, d’échanger des personnels militaires et des experts en affaires étrangères, de partager des informations confidentielles et son réseau consulaire sur une base de réciprocité, voire de contribuer au budget européen de défense. En contrepartie, le Royaume-Uni serait associé au projet européen de défense qui s’exprime désormais à travers une « coopération structurée permanente » entre 25 Etats membres.
A l’évidence, Paris ne saurait ignorer ces propositions, tant en raison du poids militaire du Royaume-Uni que du partenariat stratégique franco-britannique et de la coopération diplomatique au plan mondial. S’il importe de ne pas gêner Michel Barnier, il appartient à la France d’être une force de proposition dans le domaine de la défense et de la sécurité.
Il serait inacceptable de proposer aux Britanniques un simple strapontin en guise de contrepartie au rôle tenu dans la défense de l’Europe. Moins encore d’assister en spectateur à l’éventuelle faillite d’un accord censé et raisonnable entre Londres et Bruxelles. Dans un tel cas de figure, il appartiendrait à la France de prendre une initiative politique forte.
En usant au mieux de ses avantages propres, Paris contribuerait à l’élaboration d’un « grand partenariat » continental consolidant l’Europe comme système de coopération géopolitique muti-Etats. Nous entendons par-là une confédération souple, centrée sur les questions essentielles, capable de contracter avec le Royaume-Uni, mais aussi la Norvège, l’Islande, l’Ukraine, les Etats balkaniques, voire la Turquie si elle revenait de ses errements et cherchait des appuis à l’ouest.
En rupture avec tout constructivisme artificiel ou nostalgie incapacitante, par trop « kleinstaatlich », un tel ensemble tiendrait simultanément d’une vaste Hanse commerciale et d’une alliance politico-militaire. Le strict respect du principe de subsidiarité limiterait la dynamique centralisatrice et homogénéisante.
A l’avant-pointe de cette Europe du grand large, la France et Royaume-Uni assureraient son maintien dans la politique mondiale, au moyen de leurs diplomates, de leurs porte-avions et de leurs possessions, de l’Atlantique à l’Indo-Pacifique. Encore faudrait-il rompre d’abord avec le rôle de « bad cop » tenu aujourd’hui par Emmanuel Macron : Paris doit tendre la main au Royaume-Uni.