23 décembre 2018 • Opinion •
Donald Trump est présenté comme le « démolisseur » de l’ordre mondial. Un récent article de la très sérieuse revue américaine Foreign Policy présente les choses très différemment et montrent que ce sont plutôt les présidences Clinton, Bush et Obama qui sont à l’origine de cette situation.
Alors que Donald Trump est présenté comme le « démolisseur » de l’ordre mondial, ne peut-on pas considérer que les présidences post-Union soviétique, Clinton, Bush, Obama, par leurs erreurs, ont été à l’origine de cette situation ?
Cet article de Stephan Walt, qui met en cause la responsabilité des précédentes Administrations américaines dans la situation présente du monde, constitue un bref exercice d’uchronie, i.e. d’histoire contrefactuelle (ou encore de contre-histoire). Ce type d’exercice consiste à imaginer le cours que l’Histoire aurait pu emprunter si tel ou tel événement ne s’était pas produit, si tel ou tel facteur avait été autre, si telle ou telle décision n’avait pas été prise. C’est un exercice stimulant sur le plan intellectuel qui permet de mieux circonscrire la part des différents facteurs dans l’explication de ce qui s’est effectivement produit. L’interrogation sur la valeur de cette méthode est au cœur de l’ouvrage de Raymond Aron, « La philosophie critique de l’histoire » (1938). Au contraire de la philosophie hégélienne de l’Histoire (une forme de panlogisme), cette méthode laisse place à la contingence et aux circonstances. Présentement, l’exercice de contre-histoire est mené à charge. Il consiste en une mise en cause systématique de la politique étrangère américaine depuis la fin de la Guerre Froide, d’un point de vue « réaliste ». Le « réalisme » dont il est ici question n’a rien de thomiste. Il désigne une école théorique dans le domaine de la politique internationale et il ne fait pas toujours preuve de lucidité : l’objectif de cette école est de bâtir un modèle newtonien de la politique internationale, très formel et abstrait.
Le reproche essentiel formulé par Stephen Walt porte sur la volonté américaine de promouvoir le modèle occidental (la démocratie de marché) de par le monde, à la source d’une politique implicitement présentée comme frénétique, les dirigeants des États-Unis étant saisis par une sorte de pulsion irrépressible. L’intention de l’auteur semble plus polémique que théorique. Une lecture hâtive, qui ne prendrait pas en compte les autres contributions de Stephen Walt, pourrait donner le sentiment que les États-Unis sont responsables de tout et du contraire de tout, niant ainsi l’autonomie et la volonté propre des autres acteurs géopolitiques, notamment des puissances révisionnistes que sont la République populaire de Chine (RPC), la Russie-Eurasie de l’après-Guerre froide ou encore le régime irano-chiite. In fine, ces derniers ne faisaient que réagir aux décisions prises dans le cadre de la politique étrangère américaine, politique portée par une « grande stratégie » (sa stratégie totale).
Ce type d’analyse entre en résonance avec un schéma de pensée tiers-mondiste : d’un côté les « hommes-causes », i.e. les Occidentaux, responsables des malheurs du monde ; de l’autre, les « hommes-effets », victimes des méfaits des premiers. Ce n’est certes pas l’idée directrice de Stephen Walt, mais l’argumentaire est aisément récupérable en ce sens. En dernière analyse, le vacillement de l’ordre mondial s’explique plutôt par la volonté des puissances révisionnistes de mettre à bas la longue hégémonie occidentale, dont les États-Unis sont les héritiers. Il est bien sûr possible d’identifier un certain nombre d’erreurs stratégiques commises par les Américains. Pourtant, si l’on va à l’essentiel, les Occidentaux sont tout simplement confrontés au tragique de l’Histoire, à cette « turbulence des contraires » qui sous-tend l’œuvre de Shakespeare. L’hégémonie américaine et la définition d’un cadre international ouvert, étendu au monde entier après la « victoire froide » de 1989-1991, a permis le développement de nouveaux foyers de pouvoir et de richesse. L’appétit vient en mangeant, et la réaffirmation tant économique que socioculturelle conduit à la réaffirmation politique : il était fatal que les puissances émergentes ou ré-émergentes en viennent à contester la hiérarchie des nations et les cadres internationaux en place.
La vie se définissant comme « la somme totale des fonctions qui résistent à la mort », un homme, une nation ou encore une civilisation ne font jamais que reporter les échéances. Aussi doit-on penser que, indépendamment de la politique menée à Washington, l’ordre international promu par les États-Unis et leurs alliés était destiné à être contesté. Bien entendu, des distorsions dans la perception américaine des données géopolitiques ainsi que diverses erreurs stratégiques auraient pu être évitées (voir la « comédie des erreurs » au Moyen-Orient). Cela ne signifie pas qu’il eût suffi, pour contrarier le mauvais sort, de se tenir à distance, voire de se retirer des régions considérées. Au vrai, cela est-il seulement possible ? Il importe d’avoir à l’esprit cette vérité énoncée par Julien Freund : « Ce n’est pas moi qui désigne l’ennemi ; c’est lui qui me désigne comme tel ». Le conflit est la donnée première du Politique (la politique appréhendée dans son essence). Tout au plus, l’évitement de certaines erreurs aurait permis aux États-Unis de se trouver en meilleure position dans les affrontements en cours. Stephen Walt concède d’ailleurs la chose. Ajoutons que la « comédie des erreurs » de la période précédente ne doit pas justifier de nouveaux errements.
Quels ont été les principales déconvenues de cette période pour la grande stratégie américaine, celles dont le résultat s’est le plus éloigné des objectifs de départ ?
Si l’on va au fond des choses, il est réducteur de voir dans la politique étrangère américaine, entre George Bush père et Donald Trump, une seule et même période. Bien entendu, il y a une certaine continuité en matière de vision du monde, de représentations géopolitiques globales, mais il ne s’agit pas du même niveau de réalité (le politique a une certaine autonomie par rapport à l’imaginaire). Il importe de distinguer les années 1990 de la période ouverte par les attentats terroristes du 11 septembre 2001 (le « 0/11 »). La décennie 1990 correspond à ce « moment unipolaire » évoqué par l’éditorialiste et écrivain Charles Krauthammer. En vérité, les dirigeants américains étaient pleinement convaincus de leur mission historique et du bien-fondé de l’hégémonie des États-Unis. Objet des critiques de Stephen Walt, l’« internationalisme libéral » était à son apogée. Pourtant, la « Golden Decade » était déjà traversée de doutes et d’interrogations : on sait ce qui prend fin, pas ce qui commence. C’est l’époque du débat entre « fin de l’Histoire », thème central dans toutes les cosmologies impériales, et « choc des civilisations ». Nous n’en avons d’ailleurs pas fini avec ces débats car une haute politique ne saurait être pensée, conçue et conduite sans une idée régulatrice, une grande morale et un horizon d’attente (la réalité dépasse le « réalisme » des tenants de la seule conservation de soi).
Par ailleurs la politique étrangère américaine des années 1990 était prudente et l’on en saurait parler d’activisme militaire. Ainsi aura-t-il fallu les longs développements du conflit yougoslave, l’incapacité de l’Union européenne et de ses États membres à prendre en main la situation, puis l’échec de la conférence de Rambouillet (février-mars 1999), pour que décision soit prise d’intervenir au Kosovo, dans le cadre multilatéral de l’OTAN. Nombre des alliés européens s’inquiétaient alors des atermoiements américains et ils pressaient les États-Unis d’intervenir. Le tournant de la politique étrangère américaine date du 11 septembre 2001. Il y a bien un avant et un après cet événement historique. Certes, Oussama Ben Laden n’est pas parvenu à réunir l’ensemble des « cavaliers de l’Islam sous le drapeau du Prophète » (intitulé du texte fondateur de son second, Ayman al-Zawahiri, aujourd’hui à la tête d’Al-Qaida), la « Fitna » entre Chiites et Sunnites l’ayant vite emporté sur le rassemblement de l’« Oumma » (la communauté des croyants) et le Djihad global. Il reste que ces attentats ont bouleversé la politique étrangère américaine, entrée dès lors dans une période bien plus militarisée et interventionniste que précédemment. Le « 9-11 » aura accéléré la circulation des cartes de la puissance. A l’évidence, nous sommes loin des buts de l’après-11 septembre (cf. infra).
Quant aux déconvenues, elles sont multiples mais ne découlent pas toutes d’une politique étrangère « sur-vitaminée ». En tant que théoricien « réaliste » des relations internationales, Stephen Walt explique l’hostilité de la Russie par l’élargissement de l’OTAN, soit un mécanisme du type « action/réaction ». Ainsi néglige-t-il les représentations géopolitiques à travers lesquelles les dirigeants russes perçoivent le monde, leurs motivations propres et le contexte historique. D’une part, les Occidentaux craignaient la multiplication en Europe centrale et orientale des conflits du type de celui qui ensanglantait la Yougoslavie et la formation d’une sorte de « trou noir » susceptible d’engloutir le continent. D’où la volonté de promouvoir l’Union européenne et l’OTAN, afin de stabiliser l’Europe et d’assurer sa sécurité. D’autre part, la Russie du début des années 1990 voyait se développer un ensemble de discours revanchards et révisionnistes menaçants à l’égard des ex-républiques soviétiques et anciens satellites du Pacte de Varsovie. Ce discours a été vite repris au sommet : la doctrine de l’« étranger proche », c’est-à-dire l’affirmation du droit de la Russie à intervenir dans la vie politique et économique de ses voisins, y compris par des moyens militaires, est élaborée au sein de la Douma en 1992, invoquée par Boris Eltsine l’année suivante. Depuis, les faits ont donné raison à ceux qui craignaient le revanchisme russe : demeurées à l’extérieur de l’OTAN, la Géorgie et l’Ukraine ont été attaquées par la Russie. Dans ces affaires, ne mêlons pas les causes et les conséquences. : l’anticipation de la menace russe était la bonne et l’élargissement de l’OTAN aux pays menacés en découle.
Au Moyen-Orient, les États-Unis des années 1990 ont conduit une politique semblable à celle aujourd’hui préconisée par les « réalistes », essentiellement faite de jeux de pouvoir et de manœuvre des équilibres régionaux, sans ouvrir de perspective de transformation globale. Il est curieux de voir Stephen Walt mentionner le « dual containment » (l’Irak et l’Iran se neutralisent réciproquement) comme constituant une erreur stratégique : cela semble correspondre peu ou prou à la politique générale d’« off-shore balancing » qu’il préconise par ailleurs. Toujours est-il qu’il n’y avait pas de sur-activisme américain au Moyen-Orient pour expliquer Ben Laden et Al-Qaida. Le cours des choses a également démontré que le conflit israélo-palestinien n’avait rien de central dans la géopolitique régionale et le développement de l’islamisme. Dans la compréhension du djihadisme et des conflits du Moyen-Orient, il importe de prendre au sérieux les doctrines apocalyptiques et eschatologiques des djihadistes, chiites comme sunnites : au moment du retrait soviétique d’Afghanistan, Ben Laden et les siens ont eu le sentiment d’avoir vaincu l’Empire romain d’Orient (Byzance) ; rapidement, ils se sont retournés contre les États-Unis et l’Occident, assimilés à l’Empire romain d’Orient. Si l’on veut faire une contre-histoire, mieux vaudrait se demander quels auraient été les résultats d’une politique américaine plus active et volontaire dans le Grand Moyen-Orient au cours des années 1990. Au lieu de se désintéresser de l’Afghanistan au sortir de la Guerre Froide, n’aurait-il pas fallu être présent et actif ? A l’issue de la première guerre d’Irak, en 1991, n’aurait-il pas été sage et avisé de poursuivre Saddam Hussein jusqu’à Bagdad plutôt que de laisser la situation se détériorer pendant une décennie ? Dans les deux cas de figure, la réponse n’est pas évidente ; il reste que la politique prudente des années 1990 n’a pu contenir la force des contradictions à l’œuvre dans ce Grand Moyen-Orient.
Quelle est la trajectoire imaginable pour l’avenir de la stratégie des États-Unis ?
De prime abord, le terme de trajectoire renvoie plus au domaine des mathématiques et de la physique qu’à celui de la haute politique, domaine dans lequel se joue la destinée des nations. Pourtant, le mot évoque également l’état des relations entre les États-Unis et la RPC, la puissance en place et la puissance ascendante semblant bel et bien être sur une trajectoire de collision : c’est ce que Graham Allison a nommé « le piège de Thucydide ». Ici, la déconvenue est gigantesque tant les Américains et la Chine entretiennent une relation particulière depuis le XIXe siècle. Les États-Unis s’étaient alors posés en protecteurs de la Chine, à l’encontre des puissances européennes et de la Russie, très intéressées par le devenir de l’« homme malade » de l’Asie (voir la « politique de la porte ouverte » de John Hay). Dès cette époque, la Chine était vue depuis les États-Unis comme un possible géant industriel, une terre d’opportunités sur laquelle les vertus confucéennes (révisées et occidentalisées) constitueraient le pendant des vertus du protestantisme dans le monde anglo-américain (voir Max Weber sur l’éthique puritaine et l’esprit du capitalisme, une thèse depuis révisée de fond en comble). Après la prise du pouvoir par les communistes chinois, en 1949, une grande interrogation avait saisi l’establishment stratégique et américain : qui donc était coupable et responsable de la perte de la Chine ? La question demeurait à l’arrière-plan de la politique chinoise du tandem Nixon-Kissinger, au début des années 1970.
Dans les années 1980, au départ des réformes menées par Deng Xiaoping (une sorte de « NEP » chinoise), plus encore au sortir de la Guerre Froide, les dirigeants américains ont favorisé l’insertion de la Chine populaire dans les réseaux de la mondialisation, cette politique aboutissant en 2001 à l’admission de Pékin au sein de l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce). D’une certaine manière, les États-Unis renouaient avec leur politique chinoise d’antan, le dessein étant la libéralisation et la démocratisation de ce géant territorial et démographique. Précisons qu’il ne s’agissait pas d’un pur irénisme. L’idée était d’accompagner la montée en puissance de la RPC et d’en faire un partenaire de premier plan, un « stakeholder » intéressé au maintien de l’ordre international, tout comme le copropriétaire d’un immeuble partage avec ses associés un objectif de conservation. Le deuxième terme de l’alternative, à savoir le risque d’une Chine hostile et révisionniste, était donc pris en compte, cette politique visant à établir un cadre international qui transformerait l’adversaire virtuel en partenaire de bonne foi.
Si cette politique d’ensemble a surestimé le pouvoir corrosif du marché sur les passions ainsi que la volonté de revanche des Chinois, la dimension stratégique et militaire de la montée en puissance de Pékin était donc prise en compte dès les années 1990. On oublie trop souvent que le début de la présidence Bush fils a été marqué par une grave crise diplomatique et militaire entre Washington et Pékin (juin 2001). Seulement, le « 9-11 » a ensuite placé le Grand Moyen-Orient au premier plan, ce qui a détourné l’attention, l’énergie et les efforts américains du défi chinoise. Désormais, cette question est au sommet de l’« agenda » américain et elle doit être intégrée dans l’interprétation de la politique américaine au Moyen-Orient. Outre l’aspect géoéconomique de la question (commerce et hautes technologies), cette rivalité sino-américaine se traduit par la prégnance du concept de « région Indo-Pacifique ». Notons que la situation est fort éloignée du prétendu G2 (un prétendu condominium sino-américain) dont certains, en Europe et dans le monde, redoutaient les effets. Malgré le déni persistant, la menace chinoise sur l’économie mondiale et la liberté des mers, au prétexte de développer de « nouvelle routes de la soie », concerne également l’Europe (la flotte de la RPC affirme sa présence sur les routes Asie-Europe et jusque sur l’arc Arctique-Atlantique-Méditerranée).
La question chinoise est et sera donc au centre de la grande stratégie américaine. Pour autant, il faut s’interroger sur la capacité de l’actuelle Administration Trump à élaborer et conduire une telle stratégie. Une ou deux idées fixes, quand bien même seraient-elles fondées, et le martelage du thème de l’« America First » ne font pas une pensée stratégique capable de s’inscrire dans l’ordre des faits. D’autant plus que la partie géopolitique se joue également contre d’autres acteurs, plus ou moins alliés à la Pékin (la Russie), et sur d’autres théâtres géographiques (la Grande Eurasie et le Moyen-Orient). Selon une métaphore quelque peu usée, la stratégie est souvent comparée à une partie d’échec. Certes, mais les affrontements géopolitiques se déroulent sur plusieurs « plateaux », avec des pièces dont la valeur change et selon des règles variables. A cet égard, la récente décision de « sortir » de Syrie, tout en faisant de l’Iran le point focal de la stratégie la stratégie américaine (!), et la tentation de se dégager de ce nœud gordien qu’est le Moyen-Orient, sont de mauvais augure. Idem quant à la négligence des alliances et au mépris des cadres internationaux, autres théâtres où la partie géopolitique se joue. Ne pas adhérer à un discours lénifiant ou emphatique sur l’« ordre international libéral » est une chose, abandonner les institutions internationales à l’adversaire en est une autre.
Pour conclure, en fait de grande stratégie, Trump devrait méditer ce que Xi-Jinping fait. La Chine populaire marche sur deux jambes : tout en édifiant son propre système international, autour de l’Organisation de coopération de Shanghai, elle avance ses pions à l’intérieur de l’ONU et des institutions de Bretton-Woods. A l’intérieur du système international édifié en 1945, les États-Unis bénéficient encore d’une certaine préséance et de l’avantage du P3 (l’axe diplomatique Washington-Londres-Paris au sein du Conseil de sécurité des Nations Unies). Parallèlement, il leur revient de préserver et de renforcer un cercle de libres nations, au-delà des limites du monde atlantique.
Dans un monde « plein » et interconnecté, il ne sera pas possible aux États-Unis de de se replier sur l’hémisphère occidental, du moins pas sans perte irrémédiable de puissance et gravissimes menaces sur la sécurité de la base nord-américaine. Au vrai, les deux guerres mondiales et leurs développements ont déjà démontré la vanité de l’isolationnisme. Plus généralement, une unité politique, a fortiori la plus puissante, ne dispose pas de la liberté de participer ou de ne pas participer à la vie générale des nations : les hommes et les sociétés politiques qu’ils forment sont « jetés » dans le monde.