4 février 2019 • Opinion •
Demain, mardi 5 février prochain, le Pape François célèbrera la messe à Abu Dhabi, aux Emirats Arabes Unis (EAU). Il s’agira de la première visite pontificale dans la péninsule Arabique, foyer originel de la religion mahométane. « Fraternité humaine » et « dialogue des civilisations » sont au programme : les esprits critiques se gausseront de la rhétorique en usage. Il reste que cet événement historique met en exergue d’importants enjeux.
Soulignons d’abord l’importance de la venue du Pape pour le million de chrétiens qui vivent aux Emirats et peuvent librement affirmer leur foi. Au vrai, ces résidents, qu’il s’agisse de cadres occidentaux ou d’Indiens et de Philippins venus occuper des emplois subalternes, constituent une part croissante de la population. Plus de 100 000 d’entre eux devraient se rendre dans le stade Zayed, décoré d’une grande croix, pour y célébrer l’Eucharistie.
L’événement appelle l’attention sur ces émirats qui, sous la direction de Mohammed Ben Zayed, prince héritier et régent, suivent leur voie propre dans une région menacée par la dialectique mortifère des djihadismes chiite et sunnite. D’autant que la visite pontificale vient après la tenue du cinquième Forum pour la promotion de la paix, véhicule d’une « nouvelle alliance des vertus » (5-7 décembre 2018).
On sait la proximité diplomatique entre Abu Dhabi et Riyad, les EAU inspirant les réformes économiques et sociales que l’Arabie Saoudite s’efforce de mettre en œuvre, non sans périls. Sur le plan religieux, Abu Dhabi affirme sa différence. Si l’islam est y est également religion d’Etat, les titulaires de la nationalité émiratie ne pouvant se soustraire aux obligations qui en découlent, du moins les chrétiens ainsi que les adeptes d’autres cultes, bouddhisme inclus, bénéficient-ils de la liberté religieuse.
Aussi, parler de tolérance ne constitue pas un abus de langage. Les cultes et pratiques spirituelles autres que l’islam y sont tolérés, sans que l’écart par rapport à la norme ne remette en cause la primauté de la religion d’Etat. Dans l’Europe du XVIe siècle, à l’époque des guerres dites de « religion » (les motivations étaient multiples), la tolérance était ainsi entendue.
Soulignons que la première église catholique fut ouverte sur place en 1965, quelques années avant la constitution des EAU (1971). Par ailleurs, les institutions archéologiques officielles mettent en valeur le passé chrétien de la péninsule Arabique, avant la prédication de Mahomet.
Cette tolérance d’Etat n’est pas exempte de considérations pratiques, tant sur le plan intérieur qu’international. Non sans succès, les EAU sont engagés depuis plusieurs années dans une transition qui vise à dépasser par le haut l’économie de rente (la seule exploitation des hydrocarbures). Cet effort requiert la mobilisation d’une population active venue de l’étranger, en quête de conditions de vie plus amènes que dans les pays voisins, y compris dans le domaine de la vie spirituelle. De surcroît, cette politique de tolérance contribue positivement à la réputation internationale des EAU.
N’en concluons pas la victoire de la sécularisation en cette terre d’Islam. Les Emiratis expriment leur fierté de vivre dans cette péninsule au cœur du monde mahométan, la pratique religieuse étant source d’une forte conscience de soi et d’auto-affirmation internationale, avec il est vrai, la richesse que procurent les revenus des hydrocarbures. Simplement, il s’agit là d’un islam traditionnel, dont les racines longues-vivantes plongent dans l’histoire tribale et le style de vie des Bédouins de la péninsule Arabique.
De manière ouverte, le pouvoir émirati soutient cette version quiétiste de l’islam, centrée sur la foi et la pratique personnelle. A l’inverse du Qatar, il s’oppose au « politicisme » des Frères musulmans dont le militantisme, de longue date, menace les équilibres des monarchies sunnites. Plus encore, cet islam quiétiste doit être distingué du djihadisme globalisé d’Al-Qaïda et du pseudo-califat proclamé par l’« Etat islamique » (Daech). Cette interprétation de l’islam est celle de l’université Al-Azhar, sise au Caire, dont le grand imam rencontrera le Pape.
Dans ce voyage en terre d’Islam, la diplomatie pontificale a ses raisons propres, irréductibles aux calculs politiques des gouvernements séculiers ainsi qu’aux configurations géopolitiques mondiales. Cela dit, les puissances occidentales, engagées depuis deux décennies dans une longue lutte contre le terrorisme islamique ne sauraient se désintéresser des enjeux d’une telle visite et du rôle tenu par les EAU, au plan régional et dans le monde mahométan.
Il serait en effet illusoire et dangereux de persévérer dans la croyance selon laquelle la post-modernité occidentale constitue le terme de l’Histoire, le djihadisme n’exprimant qu’un ultime raidissement avant la dissolution finale. Alors que le « grand récit » de la sécularisation s’avère être un ethnocentrisme élargi aux dimensions du globe, l’Islam, comme religion et civilisation, demeurera l’une des grandes traditions du XXIe siècle.
Contre le djihadisme, version idéologique de l’islam stimulée par le processus de mondialisation, le déchaînement de la technique et les pétrodollars, les gouvernements occidentaux ont intérêt à soutenir les efforts de ceux qui entendent définir de nouveaux équilibres entre le Palais et la Mosquée, et faire prévaloir une pratique enracinée. Pour mener le combat contre l’islamisme et le djihadisme, les Occidentaux ont besoin de soutiens géopolitiques, mais aussi de points d’appui spirituels et culturels.