Mars 2019 • Note d’actualité 55 •
Ces dernières années, les groupes jihadistes ont progressivement glissé du nord Mali vers le centre du pays puis le Burkina Faso. Une accélération s’est produite en 2018, avec une augmentation des incidents dans le sud-ouest et l’embrasement de l’est du Burkina Faso, laissant craindre une extension à la Côte d’Ivoire, au Ghana, au Togo et au Bénin. À rebours des discours sur une menace externe et la résilience des confréries, alors que plusieurs dizaines de ressortissants des pays du golfe de Guinée ont rejoint ces dernières années des groupes jihadistes, les États côtiers d’Afrique de l’Ouest sont au pied du mur pour élaborer et mettre en œuvre des réponses à même d’endiguer l’extension du jihadisme, à commencer en tirant des leçons de la trajectoire de leurs voisins sahéliens.
Le 8 novembre dernier, l’ex-chef rebelle touareg malien Iyad Ag Ghali, l’Algérien Djamel Okacha et le prédicateur radical peul Amadou Koufa apparaissaient dans une vidéo appelant à « poursuivre le jihad ». Contrairement aux précédentes vidéos dans lesquelles les chefs jihadistes sont filmés, Amadou Koufa est au centre et c’est lui qui s’exprime. Après avoir accusé la France d’être à l’origine des violences dans le Macina, il invite en langue peule les musulmans à « faire le jihad », à commencer par les membres de son ethnie. « Mes frères peuls, où que vous soyez, souvenez-vous de ces mots : venez soutenir votre religion car l’islam et les musulmans sont combattus, dévastés et brûlés. » Plusieurs pays africains sont particulièrement cités : le Sénégal, le Mali, le Niger, le Bénin, la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso, le Nigeria, le Ghana et le Cameroun.
En ciblant directement et explicitement les Peuls, les chefs du Jama’at Nusrat ul-Islam wal-Muslimeen (JNIM) cherchent à renforcer les discours amalgamant Peuls et terroristes et leur image de défenseur de cette communauté dans un contexte où les combattants Peuls occupent une place croissante dans les groupes jihadistes. Mais par-delà le « spectre d’un jihad peul » et son instrumentalisation, l’essentialisation de la religion au détriment des dynamiques locales et de la pluralité des motivations derrière les ralliements, ou encore l’hétérogénéité ethnique des groupes jihadistes actifs au Burkina Faso, cette vidéo fait écho à l’extension de ces derniers à de nouveaux espaces, à la menace croissante qu’ils exercent sur les pays du golfe de Guinée et aux enjeux que cela pose.
Fig 1. Golfe de Guinée
Le Burkina Faso dans la tourmente
Initialement centrée sur le nord du Mali, la violence des groupes jihadistes a progressivement glissé vers le sud, au point que le centre du pays est devenu le théâtre principal des violences. L’ONU a ainsi recensé en 2017 plus de 1 000 incidents dans la seule région de Mopti et, durant l’année 2018, cette région est celle dans laquelle ont été enregistrés le plus grand nombre d’actions attribuées aux groupes jihadistes contre les forces de défense maliennes, la MINUSMA, les groupes armés signataires et Barkhane (1).
Parallèlement à cette extension vers le centre du Mali, les groupes jihadistes se sont implantés au Burkina, au point que l’état d’urgence a été déclaré le 1er janvier 2019 dans 14 provinces frontalières du Mali et du Niger. Cette expansion a été préparée dès le début des années 2010 (2), mais c’est en 2015 que les premières attaques commencent. Le 25 octobre, un groupe d’une dizaine de combattants dirigés par Boubacar Sawadogo – lié à Ansar Eddine Sud – s’en prend à la gendarmerie de Samoroguan, dans l’ouest du pays. Mais c’est surtout le nord qui est frappé, avec plusieurs attaques contre des représentants de l’État et des membres de la société civile. En décembre 2016, Ansaroul Islam est créée par Ibrahim Dicko. Composée principalement de Rimaïbés et de Peuls, cette entité entretient des liens avec d’autres groupes au Mali. En 2018, les incidents augmentent dans le nord sans pour autant cesser dans l’ouest, avec notamment des actions contre les représentants de l’État à Galgouli (province de Poni) et à Batié (province de Noumbiel) en août. Parallèlement, la situation sécuritaire se dégrade considérablement dans l’est du pays avec une quinzaine d’attaques (engins explosifs ou accrochages) entre janvier et août. Il s’agit très probablement d’éléments de l’État islamique dans le Grand Sahara et d’Ansaroul Islam, qui ont noué des alliances avec des membres influents des communautés locales ayant étudié le Coran au Mali (3).
Attaques au Burkina : un complot fomenté par l’ancien régime ? Les attaques au Burkina sont souvent présentées comme une conséquence de la politique de Blaise Compaoré et de son renversement. « Si aujourd’hui nous sommes l’objet d’attaques, c’est parce que la trêve, qui était une forme de collusion entre le régime de Blaise Compaoré et ces mouvements, est terminée », déclarait ainsi le président Roch Kaboré le 31 janvier 2016, en Éthiopie, en marge d’un sommet de l’Union africaine. Ces discours sont nourris par l’implication de l’ancien régime dans la libération d’otages détenus par AQMI au nord Mali, l’organisation à Ouagadougou de négociations de paix en 2012 entre les rebelles et le gouvernement, la liberté de mouvement octroyée à des membres de groupes jihadistes sur le territoire du Burkina Faso, ainsi que la tentative de coup d’état en 2015 par des soldats du Régiment de sécurité présidentielle et le général Diendéré. Suivant cette grille de lecture, les attaques seraient le fruit d’un complot voyant groupes armés jihadistes et partisans de l’ancien président poursuivre leur ancienne alliance contre le nouveau pouvoir. Si la révolution de 2014 a généré une désorganisation des services de sécurité et de renseignement (a) et le régime de Compaoré a adopté une politique ambigüe, attribuer les attaques au choix courageux du nouveau régime et aux manœuvres de proches de Compaoré obère cependant les velléités d’extension des groupes armés jihadistes au Burkina, les évolutions dans la politique burkinabè entre 2012 et 2013 (b), les défis structurels auxquelles sont confrontées les forces de sécurité, les multiples facteurs à l’origine d’une violence se nourrissant des tensions locales, et impacte la mobilisation des acteurs de l’État. (a) Joe Penney, « Blowback in Africa. How America’s Counterterror Strategy Helped Destabilize Burkina Faso », The Intercept, 22 novembre 2018, https://theintercept.com/2018/11/22/burkina-faso-us-relations/ (consulté le 18 janvier 2019). Ces discours sont renforcés par l’absence de revendications, attribuée selon Heni Nsaibi à deux facteurs : ni Ansaroul Islam ni l’EIGS possèdent une branche média ; revendiquer attire l’attention et donc des opérations militaires et de renseignement affectant la capacité d’action des militants (cité par Joe Penney, art. cit.). (b) Rinaldo Depagne, « Inquiétante escalade de la violence jihadiste au Burklina Faso », International Crisis Group, commentaire, 5 mars 2018. Au tournant des années 2012 et 2013, Compaoré a « revu sa stratégie, s’éloignant progressivement des arrangements avec les groupes armés au profit d’une intervention militaire plus directe ». Au point de voir Ouagadougou menacé, en février 2013, par un porte-parole du MUJAO. |
Plusieurs raisons peuvent être avancées pour expliquer cette extension au Burkina Faso. D’abord, comme l’affirmait Iyad Ag Ghali, dans une interview datée de 2017, la lutte doit être étendue à de nouveaux espaces (4). Si cette orientation renvoie à la pression militaire qui pèse sur les groupes jihadistes dans le nord Mali, où les Français ont remporté plusieurs succès tactiques en 2018 et où le Mécanisme opérationnel de coordination (MOC) progresse (5), elle fait écho également au caractère transnational de l’idéologie jihadiste et aux circulations des idées et des personnes. Ensuite, les groupes jihadistes ont su trouver des relais parmi les populations locales pour s’implanter et mener leurs actions. Enfin, ils ont bénéficié de la désorganisation de l’appareil sécuritaire et des services de renseignement résultant de la révolution de 2014.
Pression croissante sur les pays côtiers
Les récentes attaques au Burkina Faso, à proximité des frontières avec la Côte d’Ivoire, le Ghana, le Togo et le Bénin, ainsi que l’arrestation en décembre 2018 de personnes préparant une opération à Bamako, Ouagadougou et Abidjan pour le Nouvel an (6), témoignent de la menace croissante qui pèse sur les pays du golfe de Guinée. Les premiers signes d’action de groupes jihadistes dans ces pays datent cependant du milieu des années 2010. Dans le parc transfrontalier du W, des combattants originaires du Mali auraient mené en 2014-2015 une reconnaissance en poussant jusqu’au Bénin (7). De même, en 2015, plusieurs membres d’une cellule du JNIM actifs dans la forêt de Sama, à la frontière entre la Côte d’Ivoire et le Mali, étaient arrêtés (8), sans pour autant que les survivants cessent leurs activités. Ce sont d’ailleurs des membres de cette unité qui seraient à l’origine de l’enlèvement d’une none colombienne dans la région de Sikasso en février 2017, et qui ont été arrêtés à côté de Koutiala le 6 décembre 2018 (9).
Les groupes armés jihadistes ont également recruté dans les pays côtiers ces dernières années. Le Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO) comptait parmi ses membres des ressortissants de plusieurs pays dont des Guinéens, des Ghanéens et des Béninois. Après le départ du nigérien Bilal Hicham de la katiba Ousmane Dan Fodio, c’est même un Béninois originaire du sud du pays et Yorouba, surnommé Abdoullah, qui prend la tête de l’unité (10). Et le MUJAO n’est pas isolé : selon les autorités libyennes, plusieurs dizaines de ressortissants du Ghana, du Sénégal et de la Gambie auraient rejoint l’organisation État islamique en Libye (11).
Le premier électrochoc est cependant l’attaque de Grand-Bassam, commanditée par l’Arabe Ould Nouini et menée par un commando suicide en mars 2016. Selon les auteurs d’un rapport interne du Secrétariat du Conseil national de sécurité ghanéen, « le Ghana et le Togo sont les prochaines cibles après les attaques au Burkina Faso et en Côte d’Ivoire » (12). Deux mois plus tard, une note adressée aux forces armées béninoises était rendue publique, dans laquelle il était demandé aux unités de « renforcer la sécurité sur les différentes zones menacées d’attaques terroristes » et de faire preuve de « plus de vigilance dans les fouilles aux frontières » (13).
Avec l’augmentation des attaques à l’ouest à l’est du Burkina Faso, l’année 2018 a été marquée par plusieurs mesures pour renforcer la sécurité aux frontières. Le Togo et le Bénin ont notamment déployé des unités supplémentaires dans le nord afin de renforcer le maillage du territoire. Parallèlement, des opérations conjointes ont été organisées. En mai 2018, leBénin, le Burkina Faso, le Ghana et le Togo ont déployé près de 2 000 membres des forces de défense et de sécurité dans le cadre de l’opération Koudalgou, pour un bilan de 200 arrestations dont deux personnes soupçonnées d’être liées aux groupes jihadistes (14). Le 25 octobre, les chefs d’état-major des forces armées du Bénin, du Burkina Faso, du Niger et du Togo se réunissaient à Cotonou afin de valider des stratégies et actions permettant de mutualiser les efforts et de lutter efficacement contre l’extrémisme violent et le terrorisme. Quelques semaines plus tard, un exercice de sécurisation transfrontalière associait le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire et le Ghana.
Si cette mobilisation témoigne d’une certaine prise de conscience et d’une volonté de publiciser cette dernière, elle n’est pas sans susciter plusieurs interrogations. D’abord, la coopération reste difficile entre les acteurs de la sous-région (15). Certes, l’opération contre une cellule à Ouagadougou, en mai 2018, est issue d’une collaboration entre services burkinabè et maliens avec un appui technique français. Certes également, dans le domaine judiciaire, l’initiative WACAP (16) – portée par l’ONUDC – a permis de renforcer les échanges entre magistrats de la sous-région. Cependant, la coopération reste entravée par une culture de la méfiance entre États, entre administrations d’un même État, et au sein d’une même administration. Ensuite, le contrôle des flux sur les frontières septentrionales est limité par des pratiques anciennes de contournement, la corruption des agents de l’État, ou encore les limites en matière d’état civil. Cette surveillance est d’autant plus difficile que les groupes jihadistes s’appuient sur les savoirs de contrebandiers et de trafiquants. Plusieurs d’entre eux les ont d’ailleurs rejoints, à l’exemple au Mali d’Ahmed Al Tilemsi, cadre d’Al Mourabitoune tué en 2015, ou de Bana Fanaye dans la région du lac Tchad, à la tête de la cellule de N’Djamena responsable des attentats dans la capitale tchadienne la même année.
Enfin et surtout, une stratégie ne repose pas sur la rédaction d’un nouveau code pénal, l’institution d’une cour spécialisée (17), des opérations conjointes, un déploiement d’agents et l’acquisition effrénée de renseignements. Un câble diplomatique de l’ambassade américaine de Ouagadougou, rédigé en 2009, illustre ce décalage. Le régime burkinabè mène des actions de renseignement dans le nord du pays. Des personnes potentiellement dangereuses ont été identifiées. Mais il y a une difficulté à transformer le renseignement en stratégie et en actions. Comme le résume le rédacteur, « the GOBF [Government of Burkina Faso] has their names, they know who they are, but don’t know how to move forward and properly exploit that information » (18).
Des vulnérabilités internes plurielles
L’intensité des échanges entre les États côtiers et l’hinterland sahélien, la répartition des communautés, les mobilités multiples – que cela soit pour s’installer durablement dans un autre pays ou au gré de circulation plus temporaires –, les flux marchands (19), les outils de communication, sont autant de facteurs pouvant encourager les « plugs » régionaux et internationaux autour de rationalités religieuses, politiques, mais aussi de sociabilités qui constituent des portes d’entrée vers une compromission volontaire ou involontaire, soit des opportunités de recrutement. Saleck Ould Cheikh, après son évasion de la prison de Nouakchott en décembre 2015, s’est ainsi rendu en Guinée-Bissau et en Guinée. Souleymane Keïta, à la suite de l’arrestation de sept de ses combattants en septembre 2015, se serait enfui en Guinée – d’où est originaire sa famille – puis se serait rendu dans d’autres pays de la région avant que les autorités maliennes n’annoncent son arrestation (20).
Les tensions internes aux États du golfe de Guinée constituent une autre source de vulnérabilité : tensions politiques, tensions sociales, tensions économiques, tensions religieuses… Les auteurs d’un rapport publié par l’Institut Clingendael en 2014 relevaient plusieurs facteurs pouvant favoriser le développement de l’extrémisme violent au Bénin et au Ghana (21) : frustration des jeunes à l’égard d’aînés qui monopolisent le pouvoir politique et économique ; disparités entre espaces urbains et ruraux ; taux d’illettrisme ; prégnance de nouvelles idéologies religieuses comme le christianisme évangélique et le revivalisme sunnite. Dans le nord du Bénin par exemple, de nombreuses mosquées ont été construites, accompagnées d’une introduction du port du voile par des jeunes filles et des femmes, particulièrement dans la ville de Djougou (22). De même, le Ghanaian National Peace Council a dû intervenir à plusieurs reprises à la suite de prêches radicales et de sermons antimusulmans.
L’engagement dans un groupe armé jihadiste ne peut être réduit à la progression de courants religieux importés du golfe Arabo-persique. Plusieurs études ont montré le rôle majeur du sentiment d’injustice, des conflits locaux, et du comportement des forces de défense et de sécurité dans la bascule dans la violence et sa continuation (23). De même, prendre les armes au nom de dieu contre les pouvoirs en place est antérieur à l’arrivée du wahhabisme et, dans la foulée de l’attaque terroriste à Grand-Bassam en mars 2016, les principales associations salafistes de Côte d’Ivoire ont dénoncé le terrorisme et l’amalgame entre salafisme et violence (24). La progression d’un islam rigoriste sur le continent africain constitue néanmoins, pour des acteurs prônant la violence au nom de la religion, un levier afin d’obtenir une audience, une oreille complaisante, des soutiens, des financements, voire recruter des combattants en s’appuyant sur le sentiment anti-occidental et la colère d’une partie de la population. L’auteur d’une étude sur la perception des groupes terroristes au Ghana, à la suite d’entretiens avec des personnes résidant dans le quartier de Madina à Accra, s’inquiétait d’ailleurs de la pénétration d’idées légitimant les activités des mouvements jihadistes parmi la jeunesse et de leur impact en matière de recrutement (25).
Le revivalisme sunnite génère aussi des compétitions porteuses de conflictualité. En Guinée par exemple, les tensions entre jeunes wahhabites et érudits soufis traditionnels a conduit en 2014 à la destruction de la mosquée wahhabite dite « Tata 1 » dans le quartier Donghol. Financée par une association du golfe Arabo-persique, via une association guinéenne, elle avait été prise en main par Diallo Al-Hamdou, un imam wahhabite autoproclamé (26). Le parcours de plusieurs Sénégalais, condamnés en juillet 2018 pour association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste, illustre la façon dont ces tensions peuvent constituer un élément déclencheur dans la décision de prendre les armes et de se tourner vers les mouvances terroristes mondiales. En effet, à la suite de l’attaque du domicile et de la mosquée de l’imam Abdou Karim Ndiour à Diourbel par des talibés mourides, l’un des accusés, Matar Diokhané, a « chapeauté la création de l’Association Sportive des Arts Martiaux dite ASPAM dont l’objet était d’initier les sunnites aux arts martiaux », avant – l’ASPAM ne permettant ni d’acquérir des armes ni une formation militaire satisfaisante – de participer à deux réunions « qui avaient pour ordre du jour de déterminer quelle entité il fallait soutenir entre Al Qaïda et l’État Islamique » (27).
Ces tensions religieuses sont d’autant plus dangereuses qu’elles prennent place dans des pays secoués par des conflits autour de la terre, du bétail, des ressources du sous-sol et de leur exploitation, une remise en cause des hiérarchies sociales par les jeunes et cadets sociaux, et dans lesquels les arènes politiques ne sont pas apaisées : en Côte d’Ivoire, le pouvoir est focalisé sur l’échéance électorale de 2020, les déceptions sont grandes à l’égard du mandat de Ouattara et l’intégration de ses combattants a laissé des traces dans l’appareil sécuritaire ; au Togo, l’opposition est mobilisée depuis 2017 contre le régime et une réforme de la constitution (28) ; en Guinée Alpha Condé fait face à une grogne social et à une opposition active… Avec trois risques, celui de l’instrumentalisation de la menace terroriste, de la désorganisation de l’appareil sécuritaire, et d’une focalisation par les autorités sur les enjeux de politique intérieure au détriment de la réduction des facteurs de conflit et des vulnérabilités internes.
Ne pas refaire les mêmes erreurs
Face à la menace d’attentats, de recrutements et d’implantation de cellules, les États du golfe de Guinée sont au pied du mur. Non que la menace soit nouvelle. Mais elle s’est considérablement accrue du fait du glissement vers le sud des groupes armés jihadistes actifs dans le nord Mali. Dans ce contexte, tant l’implantation du jihadisme dans le Sahel que la bascule de Boko Haram dans la violence sont porteurs de leçons. Faut-il le rappeler, c’est la répression et l’exécution extrajudiciaire de Mohamed Yusuf, dans un commissariat de Maiduguri, qui a fait de Boko Haram un groupe d’insurgés cherchant des armes, de l’argent, et des formations au combat. Au Burkina également, la violence des forces de défense et de sécurité a contribué à pousser dans les bras des groupes jihadistes des membres des communautés locales (29).
Le Mali et le Burkina Faso sont aussi porteurs de trois autres leçons. La première concerne les conséquences d’une mauvaise appréhension de la menace, en la présentant comme venant de l’extérieur et ne pouvant trouver d’écho à l’intérieur des frontières, ou en la considérant comme secondaire et à l’impact limité. Dans le Nord-Mali, les autorités ont ainsi considéré que le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) était un problème algérien. La principale menace était l’émergence d’une nouvelle rébellion touareg (30). Quant au Burkina, les attaques de jihadistes y ont été réduites à des manœuvres des partisans de Blaise Compaoré pour déstabiliser le gouvernement issu de la révolution. La deuxième est liée aux répercussions d’une milicianisation de la sécurité, au détriment de l’État de droit et de la capacité des représentants de la puissance publique à apaiser des conflits locaux pouvant générer des révoltes. La troisième leçon est celle de l’impératif de la coordination et de la coopération entre États, face à une menace transnationale ignorant les frontières.
Les événements des dernières années et décennies renvoient en cela à deux principaux écueils. Le premier est celui d’une prise en compte insatisfaisante, (1) qu’il s’agisse d’un « laisser faire » nourri par des discours sur le caractère externe de la menace ou le prétendu rempart que joueraient les confréries ou les sociabilités traditionnelles, (2) d’une réponse strictement sécuritaire sans réelle stratégie articulant les différents services de l’État pour réduire la capacité de prédicateurs ou de membres de groupes armés à s’appuyer sur les sentiments d’injustice et la colère, (3) ou encore d’une absence de coopération au sein des États et entre les États. Le deuxième renvoie à une instrumentalisation de la lutte contre le terrorisme pour écarter des opposants, produire de la légitimité pour le pouvoir et attirer des financements extérieurs. Que le terrorisme soit une ressource fait partie des règles du jeu, mais à la condition que l’approche soit centrée sur l’État de droit et non les seules forces de sécurité ou la lutte contre les oppositions internes, qu’un inventaire soit mené en parallèle sur les lacunes et les défis structurels, et qu’une stratégie intégrée destinée à renforcer la résilience des sociétés soit portée au plus haut niveau de l’État.
Au regard des défis structurels de l’Afrique de l’Ouest, des évolutions des dernières décennies, la question est en tout cas aujourd’hui moins de savoir dans quelle mesure il sera possible de se prémunir du terrorisme que de la façon dont les réponses élaborées permettront de limiter son impact et d’endiguer une extension.
Notes •
(1) Voir les rapports adressés au Conseil de sécurité des Nations unies sur la situation au Mali et notamment ceux du 29 mars, du 6 juin et du 25 septembre 2018.
(2) Heni Nsaibia et Caleb Weiss, « Ansaroul Islam and the Growing Terrorist Insurgency in Burkina Faso », CTC Sentinel, vol. 11, n°3, mars 2018, https://ctc.usma.edu/ansaroul-islam-growing-terrorist-insurgency-burkina-faso/ (consulté le 25 janvier 2019).
(3) Mahamadou Savadogo (propos recueillis par Sophie Douce), « « Nous assistons à la naissance d’une nouvelle cellule terroriste au Burkina Faso » », Le Monde, 5 septembre 2018.
(4) Repris d’Alex Thurston (et traduit de l’arabe par ce dernier), « Iyad Ag Ghali’s Military Strategy in Mali », blog Sahel blog, 12 juin 2017, https://sahelblog.wordpress.com/2017/06/12/iyad-ag-ghalis-military-strategy-in-mali/ (consulté le 9 janvier 2019).
(5) Faisant suite à l’assassinat d’un officier du MOC de Tombouctou le 18 novembre 2018, revendiqué dans un communiqué daté du 28 décembre, le JNIM diffusait le 3 janvier 2019 un message rappelant les mises en gardes adressées aux combattants acceptant de participer au processus.
(6) Le quartier général de l’armée ivoirienne (Abidjan) et un hôtel auraient fait l’objet de repérages par un Burkinabè résidant à Abidjan, frère de l’une des personnes arrêtées (RFI, « Cellule terroriste démantelée au Mali : le profil des suspects », 14 décembre 2018).
(7) Entretien, Dakar, janvier 2019.
(8) Baba Ahmed, « Mali : comment la DGSE a arrêté Souleymane Keïta, l’émir d’Ansar Eddine du Sud », Jeune Afrique, 4 avril 2016.
(9) Il s’agit de deux Burkinabè, d’un Malien et d’un Ivoirien.
(10) AFP, « Un Béninois remplace un Nigérien à la tête d`une katiba islamiste au Mali », 28 décembre 2012.
(11) Aaron Y. Zelin, « The Others. Foreign Fighters in Libya », The Washington Institute for Near East Policy, Police Note, n°45, 2018.
(12) Edmond D’Almeida, « Le Ghana et le Togo dans le viseur des terroristes, selon un rapport des renseignements ghanéens », Jeune Afrique, 18 avril 2016. À la suite de l’attaque de Grand Bassam, une simulation d’attaque d’hôtel a été organisée au Togo.
(13) Vincent Duhem, « Le Bénin doit-il craindre la menace terroriste ? », Jeune Afrique, 16 juin 2016.
(14) AFP, « 200 arrestations dans une opération conjointe Burkina-Ghana-Togo-Bénin », 19 mai 2018.
(15) Divers entretiens, Afrique de l’Ouest, 2017 et 2018.
(16) Le Réseau des autorités centrales et procureurs de l’Afrique de l’Ouest (WACAP) regroupe les 15 pays de la CEDEAO et la Mauritanie. Il est destiné à fluidifier les échanges entre membres des ministères de la Justice.
(17) La Cour de répression des infractions économiques et du terrorisme (CRIET) du Bénin a pour particularité de juger en premier et en dernier ressort, sans possibilité de faire appel sur le fond du dossier.
(18) Télégramme diplomatique américain, « MOD discusses wide range of regional security issues with CDA », ambassade des États-Unis à Ouagadougou, 8 décembre 2009, https://search.wikileaks.org/plusd/cables/09OUAGADOUGOU1136_a.html (consulté le 21 janvier 2019).
(19) La circulation d’armes et de composants d’engins explosifs improvisés est un des aspects de ces circulations.
(20) Entretiens, Dakar, avril 2016 et janvier 2019.
(21) Peter Knoope et Grégory Chauzal, Beneath the Apparent State of Affairs: Stability in Ghana and Benin. The Potential for Radicalization and Political Violence in West Africa, Clingendael Report, janvier 2016.
(22) Ibid., p. 22. Le même phénomène a été observé au Sénégal et au Burkina Faso en 2015-2016 (entretien, Dakar, février 2016 ; entretien, Ouagadougou, mars 2016).
(23) Voir par exemple : PNUD, Journey to Extremism in Africa, New York, 2017 ; Lori-Anne Théroux-Bénoni et al., « Jeunes « djihadistes » au Mali. Guidés par la foi ou par les circonstances ? », note d’analyse n°89, ISS Dakar, août 2016 ; Mathieu Pellerin, Les trajectoires de radicalisation religieuse au Sahel, IFRI et OCP, février 2017.
(24) Frédérick Madore, « Le nouveau dynamisme du salafisme en Côte d’Ivoire : vers une radicalisation de l’islam ivoirien ? », dixième congrès international de l’Association des Études Mandé, août 2017, Grand-Bassam, p. 8, https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01691275/document (consulté le 15 janvier 2019).
(25) Ruby Yayra Dei-Fitih, The Ghanaian Perceptions about Transnational Terrorism and Islam and their Implications for Christian-Muslim Community Coexistence. The Case of the Madina Community, Norwegian School of Theology, mémoire de master soutenu au printemps 2018, p. 72-73.
(26) Christophe Châtelot, « En Guinée, la poussée wahhabite bouleverse les équilibres religieux », Le Monde, 22 septembre 2017.
(27) Réquisitoire du représentant du ministère public, audience publique de la chambre criminelle spéciale du 19 juillet 2018, tribunal de grande instance hors classe de Dakar.
(28) Laurent Larcher, « Au Togo, dans le fief de l’opposition », La Croix, 3 janvier 2018. En octobre 2017, deux imams étaient arrêtés. En réaction, une foule s’est attaquée aux locaux de la police, pillant et brûlant les maisons de la gendarmerie.
(29) Morgane Le Cam, « Confessions d’un djihadiste du Burkina : « Vu ce que font les forces de sécurité à nos parents, je ne regretterai jamais leur mort » », Le Monde, 10 décembre 2017. Sur les exactions en 2018 au Burkina Faso et leur instrumentalisation, voir : Morgane Le Cam, « Au nord du Burkina Faso, les exactions de l’armée contrarient la lutte antiterroriste », Le Monde, 12 mai 2018.
(30) Yvan Guichaoua et Mathieu Pellerin, Faire la paix et construire l’État. Les relations entre pouvoir central et périphéries sahéliennes au Mali et au Niger, Études n°51, IRSEM, juillet 2017, p. 49.