Mai 2019 • Points Clés 20 •
Les élections européennes du 26 mai prochain sont l’occasion de revenir sur le débat sans fin de la « défense européenne ». Emmanuel Macron a cru lui donner une force nouvelle en affirmant vouloir parvenir à la formation d’une « armée européenne ». Mais cette expression est aussi trompeuse qu’illusoire. Elle pourrait même se révéler dangereuse à terme. Loin des slogans, il convient d’aborder avec sérieux les enjeux géopolitiques occidentaux de demain et de s’interroger sur les moyens d’y faire face pour une Europe confédérale engagée dans une authentique politique de civilisation.
Dans un entretien en date du 6 novembre 2018, quelques jours avant la célébration du centenaire de l’armistice qui mit fin à la Première Guerre mondiale, en Europe occidentale à tout le moins, Emmanuel Macron indiquait sa volonté de parvenir à la formation d’une « armée européenne ». A l’arrière-plan, l’idée selon laquelle l’Union européenne – dans un monde dominé par les États-Unis, la Russie et la Chine populaire – devrait se transmuter en un acteur géopolitique global. Significativement, la tribune présidentielle du 4 mars 2019, intitulée Pour une Renaissance européenne, évoque plutôt une « défense européenne ». La nuance n’est pas mince. Il semble pourtant que les tenants et aboutissants d’un tel projet, fondé sur l’idée d’intégration, restent identiques.
Il convient de balayer le doute et la confusion semés par la mention d’une « armée européenne ». D’une part, un tel projet n’existe pas et, le cas échéant, il serait privé des points d’appui et des facteurs porteurs sans lesquels une entreprise collective se révèle simple « flatus vocis » : un « souffle de voix » privé de sens et d’effectivité. D’autre part, il n’est pas sûr que le projet d’une défense européenne intégrée constitue la réponse adéquate aux périls, aux dangers et aux menaces qui pèsent sur l’Europe ou, plus largement, sur l’Occident. Bien entendu, la défense des frontières est d’une importance majeure. Elle est assurée dans le cadre de l’OTAN, le problème étant l’insuffisante contribution des alliés européens, ce qui soulève la question des budgets et des capacités militaires.
Aussi et surtout, la défense de l’Europe, dans un monde globalisé et interconnecté, ne se joue pas uniquement sur ses frontières orientales et méridionales, mais au-delà des « anciens parapets », sur l’Océan mondial et dans l’Espace. Une défense intégrée, axée sur la seule défense territoriale, scellerait la provincialisation et le déclin de l’Europe. Rien n’est moins sûr en effet qu’elle disposerait du consensus politique nécessaire à la projection de forces et de puissance en Afrique, dans le Grand Moyen-Orient et dans la région Indo-Pacifique. Ce type de mission repose sur des puissances stratégiquement autonomes, à l’avant-garde d’une l’Europe du grand large, capables d’opérer avec les États-Unis ainsi qu’avec leurs alliés et « partenaires stratégiques » dans les différentes régions planétaires, jusqu’en Asie-Pacifique.
Au total, la question recèle des enjeux militaires, stratégiques et géopolitiques qui s’avèrent des plus pressants. L’urgence des temps présents, dans un monde au bord d’une rupture d’équilibre, impose une vision claire de la situation stratégique, une conscience historique, mais aussi le sens de l’universel. Dix points clefs permettent de cerner les contours d’une question qui met en jeu la conservation de l’être et, consécutivement, requiert une authentique politique de civilisation. L’Europe n’est pas la première pierre d’un « État-monde » et l’on ne défend que ce avec quoi l’on fait corps. Le niveau supérieur des enjeux, leur profondeur et leur caractère existentiel nous ramènent à la « question d’Occident ».
1 • L’Europe en tant qu’espace politiquement organisé, constellation d’États et civilisation, est à la croisée des menaces
L’Europe voit converger vers ses frontières et à l’intérieur de son espace plusieurs lignes dramaturgiques qui menacent sa sécurité, sa prospérité et ses libertés. A l’Est, une Russie-Eurasie révisionniste et revancharde remanie les frontières au moyen de la force armée et entend reconstituer tout ou partie de l’ancienne sphère soviétique (1). Au Sud et à l’Est de la Méditerranée, le Grand Moyen-Orient est en proie à une dialectique infernale entre les djihadismes de types sunnite et chiite. Au terrorisme islamique s’ajoutent les ambitions régionales du régime irano-chiite qui menace tout autant les régimes arabes sunnites qu’Israël. Une déflagration générale de la région, « nœud gordien » du monde, aurait des répercussions en Afrique du Nord et dans la Méditerranée occidentale, sans parler de son programme de missiles (2).
Enfin, la République populaire de Chine (RPC), trop longtemps considérée comme une lointaine puissance d’Asie-Pacifique, investit le voisinage géographique de l’Europe. De l’Arctique à la Méditerranée, en passant par la Baltique et la mer Noire, la « Global China » déploie ses forces, en venant à revendiquer une sorte de « mandat céleste » à l’échelon mondial (voir le concept de « Tianxa »). Il ne suffira pas de protéger les secteurs stratégiques des investissements de Pékin. Primitivement d’ordre géoéconomique, le défi prend en effet une dimension militaire (3). Au total, la situation d’ensemble requiert l’unité européenne et occidentale, y compris dans la sphère géostratégique.
2 • L’Europe de la défense n’est pas la défense de l’Europe
Alors que l’OTAN et ses États membres, qui souvent appartiennent également à l’Union européenne, renforcent leur posture de défense et de dissuasion en Europe centrale et orientale, sur l’axe Baltique-mer Noire, il serait malvenu de laisser penser aux opinions publiques que la solidarité géopolitique entre les deux rives de l’Atlantique Nord a vécu. De longue date, c’est dans le cadre de l’Alliance atlantique et de son prolongement, l’OTAN, que la défense de l’Europe occidentale est assurée. Après la Guerre Froide, cette défense a été élargie à la Mitteleuropa, i.e. la zone circonscrite par la Baltique, la mer Noire et l’Adriatique. En regard, la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC), aussi importante soit-elle, tient un rôle subsidiaire. Faute d’acteur hégémonique en mesure d’assumer un légitime leadership, la PSDC a une dimension secondaire.
Aussi la posture prétendument « gaullo-mitterrandiste » consistant à placer les États-Unis sur le même plan que la Russie-Eurasie ou la RPC, constitue-t-elle une imposture (4). Les débats entre alliés sur le « partage du fardeau » (le « burden sharing »), les différences d’approche au Moyen-Orient ou les divergences commerciales ne sauraient justifier de faux amalgames. Confrontés à des puissances révisionnistes voulant en finir avec la primauté d’une civilisation sans pareille, les Occidentaux de l’Ancien Monde et ceux du Nouveau Monde ont partie liée.
3 • En l’absence d’un acteur géopolitique global européen, l’« armée européenne » est une expression vide de sens
Une défense européenne intégrée, a fortiori une « armée européenne », supposerait une autorité politique unifiée, une chaîne de commandement opérationnelle et des unités dans lesquelles les forces des différentes nations seraient imbriquées. Bref, un tel projet, s’il était sérieusement conduit, impliquerait la constitution d’un acteur géopolitique global européen. Peu ou prou, cela signifierait la constitution d’une fédération, l’actuelle Union européenne devenant alors les « États-Unis d’Europe ». A l’évidence, nous sommes loin du compte. Si l’actuel système multi-États de coopération géopolitique est bien plus qu’une zone de libre-échange, il ne constitue pas une fédération.
La réalité de l’Union est celle d’un Commonwealth paneuropéen aux solidarités relâchées (5). Son existence ne peut être comprise indépendamment du « Grand Espace » occidental qui, à l’issue de deux guerres mondiales, a pris forme. Aussi, parler d’« armée européenne » est-il tout au plus un énoncé à prétention performative. Le prendre au sérieux mènerait à la dispersion et au gâchis des énergies. On rappellera qu’à l’époque de la Guerre Froide, quand la menace massive et immédiate de l’URSS n’était qu’à « deux étapes du tour de France », un tel projet avait échoué. Nonobstant la nouvelle guerre froide qui sévit depuis le raid géopolitique russe sur l’Ukraine, les conditions d’une défense européenne intégrée sont moins encore favorables.
4 • L’Union européenne et ses États membres n’empruntant pas la voie du fédéralisme, un hypothétique projet d’« armée européenne » serait inadéquat
On peut certes considérer que si l’« armée européenne » n’existe pas, elle n’en est pas moins un projet nécessaire qu’il faudrait conduire à terme. Sauf à croire que l’Union européenne pourrait d’elle-même, selon un processus organique, se transformer en fédération, cela impliquerait un dessein politique, inspirateur d’un projet fédéral, capable de mobiliser un quantum d’énergie suffisant pour rallier la majeure partie des populations en Europe. A l’évidence, ce n’est pas le cas (6). L’Union européenne n’est pas parvenue au « moment cicéronien », selon la belle formule de Pierre Manent, ce point de bascule entre deux régimes politiques. Les lois du tragique font plutôt redouter qu’une pression excessive visant à forcer la réalité ait un effet radicalement inverse de celui recherché. En d’autres termes, un projet fédéral, sans points d’appui et facteurs porteurs, pourrait accroître les ferments de dispersion et les forces centrifuges à l’œuvre au sein de l’Union.
S’il fallait donner une forme politique plus achevée à ce Commonwealth de libres nations, ce serait sur le modèle d’une confédération, conçue comme une association libre et volontaire entre États au sein de laquelle ceux-ci acceptent de coopérer en un certain nombre de domaines, tout en conservant, à titre principal, leur souveraineté (7). La définition même de ce terme exclut une « armée européenne » ou une défense européenne excessivement intégrée. Cela n’exclurait d’ailleurs pas une étroite coopération, la mutualisation de certains moyens et une réelle efficacité militaire. Après tout, il n’existe pas d’« armée otanienne », mais une structure d’ensemble qui a fait ses preuves, sans fusion de ses éléments. Il est vrai que l’OTAN est portée par l’armée des États-Unis, ces derniers assumant le rôle de « stabilisateur hégémonique » (Charles Kindleberger).
5 • L’« Europe des capacités », elle, est réelle : il faut accorder plus d’importance à la chose militaire
L’institution d’une Coopération structurée permanente – CSP ou PESCO selon l’acronyme anglais –, le 11 décembre 2017, est une bonne décision (8). La vision française d’un noyau dur d’États volontaires, prêts à intervenir collectivement, de vive force, sous le drapeau de l’Union européenne, est certes invalidée. Sur les vingt-sept États de l’Union, hors Royaume-Uni, vingt-cinq sont engagés dans cette CSP (le Danemark et Malte n’en font pas partie). Même la Pologne, réservée quant à ce dispositif, mais refusant d’être marginalisée, y participe. L’Allemagne quant à elle ne voulait pas d’une CSP qui accentuerait les lignes de partage au sein de l’Union. Son point de vue a prévalu.
Cette CSP large et ouverte ne sera donc pas tournée vers des interventions extérieures, mais vers la mutualisation d’un certain nombre de programmes d’armements et de capacités militaires. Il s’agit en fait d’une « Europe des capacités », qui bénéficiera de l’appui du Fonds européen de Défense (FED) prévu par la Commission, avec l’accord du Conseil européen. L’ensemble du dispositif s’inscrit dans une logique intergouvernementale, aucun État membre, la France en tout premier lieu, n’entendant se dessaisir de ses compétences en matière de défense (9). Lancée par la France, afin de compenser les limites de la CSP, l’Initiative européenne d’intervention (IEI) est plus tournée vers opérationnel et la tactique. Situé hors de l’Union, ce dispositif est strictement intergouvernemental (le Royaume-Uni et le Danemark y participent).
6 • Les États européens, après avoir baissé la garde, doivent financer leur réarmement
La tribune d’Emmanuel Macron évoque la possibilité d’un nouveau traité afin d’instituer une défense européenne. A rebours, il faut redouter l’engagement dans un nouveau cycle de réformes des institutions, avec des procédures de ratification aléatoires par les temps qui courent. L’architecture institutionnelle, telle qu’elle a été remaniée depuis le traité de Lisbonne (signé en 2007, entré en vigueur en 2009), ainsi que les accords entre l’Union européenne et l’OTAN (10) offrent suffisamment de possibilités pratiques à l’Union pour mener en propre des opérations militaires d’importance. Rappelons ici que la décision d’une intervention et les moyens militaires appartiennent aux États membres des instances euro-atlantiques (11).
Lors d’une situation de crise, ce sont les plus allants qui discutent des scenarii possibles et de l’état final recherché. Si décision est prise d’intervenir, se pose alors la question du « format » adéquat : une opération nationale avec soutien des alliés, une opération de l’OTAN, une opération de l’Union européenne ou, enfin, une coalition ad hoc de volontaires ? Le plus souvent, les problèmes rencontrés par l’option européenne résident dans l’absence d’une volonté politique forte, partagée, et dans le manque de moyens militaires (12). Ce n’est pas un nouveau traité et une aléatoire réforme institutionnelle qui forceront le réel. Il est autrement plus important d’accorder les sommes requises pour compenser le laisser-aller des budgets militaires européens dans l’après-Guerre Froide (13). Cet objectif nous ramène à l’« Europe des capacités » (la CSP, soutenue par le FED).
7 • Les points de blocage dans la coopération franco-allemande doivent inciter les Français à ne pas négliger le rôle du Royaume-Uni dans une Europe post-Brexit
De longue date, les « paradoxes éléatiques » (Pierre Hassner) marquent la relation franco-allemande. Dans les années qui suivirent le lancement de la PESD (Politique européenne de sécurité et de défense, devenue la PSDC), la France et l’Allemagne n’étaient déjà pas sur la même ligne politique, l’objectif proclamé d’une « Europe-puissance » n’ayant guère d’écho au-delà des frontières françaises. Dans la présente conjoncture, la négociation concrète d’une CSP, sur la base d’une initiative franco-allemande, a mis en exergue des différences d’objectif et de conception entre Paris et Berlin. Ce n’est pas un simple malentendu : les modèles de puissance, les représentations géopolitiques et les cultures stratégiques ne convergent pas, et ce dès lors que les enjeux extra-européens (géographiquement parlant) entrent en ligne de compte. Les désaccords en matière de ventes d’armes invitent à la prudence quant aux grands programmes d’armements franco-allemands (avion de combat et char du futur).
Inversement, il importe de conserver à l’esprit l’étroitesse de la coopération franco-britannique, renforcée depuis la signature des accords de Lancaster House (14). Principale puissance militaire européenne, avec la France, et allié de première importance à l’échelon mondial, le Royaume-Uni doit être associé aux efforts européens en matière de défense (15). A cet égard, la proposition d’un Conseil de sécurité européen est intéressante. Une question cependant : cette piste ne mènerait-elle pas à la réitération d’une sorte d’Union occidentale (16) ?
8 • L’affirmation de la Chine et le déplacement des équilibres de puissance vers l’Asie devraient amener les nations les plus allantes à se projeter dans l’Indo-Pacifique
Il serait erroné de réduire les enjeux de sécurité et de défense de l’Europe à leur dimension territoriale et continentale, ce qui impliquerait la provincialisation de cette portion des terres émergées partie autrefois à la découverte du monde. Dans le présent contexte géopolitique, la défense de la liberté, la prospérité de l’Europe et l’indépendance de ses nations se jouent bien au-delà des « anciens parapets », notamment sur les grandes routes maritimes qui les relient au golfe Arabo-Persique, à l’Asie du Sud ainsi qu’au Pacifique occidental. C’est dans ces espaces maritimes et sur les terres qui les bordent que la République Populaire de Chine (RPC) affirme désormais sa puissance et ses ambitions.
On sait la prétention de Pékin à annexer, le verbe n’est pas trop fort, la plus grande partie des « méditerranées asiatiques » (les mers de Chine du Sud et de l’Est) par où transite l’essentiel des échanges entre l’Europe et l’Asie. L’enjeu hautement stratégique des « nouvelles routes de la soie » (Belt and Road Initiative) est enfin compris (17). Moins connus sont la présence croissante de la flotte chinoise en Méditerranée ou en Baltique, les manœuvres militaires sino-russes et les projets arctiques de Pékin. Le défi chinois exige des réponses allant au-delà de la géoéconomie. Les plus allants des Européens doivent projeter leur puissance dans la région Indo-Pacifique, depuis le golfe Arabo-Persique et les rives orientales de l’Afrique jusqu’aux « méditerranées asiatiques ». Si l’OTAN pourrait être mise à contribution, la tâche excède les possibilités d’une défense européenne intégrée (18). D’une manière générale, il faut penser que des « formats » réduits et de souples coalitions de volontaires seront plus adéquats.
9 • Le mot « Europe », souvent vidé de substance historique et culturelle, a depuis trop longtemps permis de faire l’impasse sur la notion d’Occident
L’« Easternisation » (Gideon Rachman) et la volonté affichée par la République populaire de Chine (RPC) de mettre fin à la longue hégémonie du monde atlantique appellent l’attention sur la notion d’Occident, prudemment mise de côté dès lors que l’on sort du registre critique. L’Occident renvoie au Couchant, là où le soleil se meurt. Ce mythe crépusculaire est également une représentation géopolitique forte, chargée de puissants affects et de valeurs de civilisation. Au regard de l’état moral et intellectuel des sociétés européennes post-modernes, il n’est guère étonnant que la référence positive et explicite à l’Occident soit effacée du discours commun. D’une part, le terme renvoie au passé colonial des puissances européennes, à l’impérialisme honni ainsi qu’aux conflits liés à la décolonisation. D’autre part, si l’on va au fond des choses, l’Occident est une notion « polémique », au sens étymologique et fort du terme. Elle rappelle que, dans l’ordre politique, on se pose en s’opposant.
Si le géonyme d’Europe a le même sens originel (19), le fait est qu’il renvoie trop souvent à un lieu prétendument « neutre », à un projet de dépassement des logiques de puissance. Et pourtant, qu’est-ce que l’Occident moderne sinon l’Europe désenclavée, sans rivages, partie à la conquête du monde ? Au cours du XXe siècle, le centre de gravité de l’Occident est passé de la Tamise au Potomac, les États-Unis donnant forme et substance à une Communauté euro-atlantique. Face aux puissances révisionnistes qui entendent faire basculer l’ordre du monde, il importe que les Occidentaux préservent leur cohésion géopolitique. Le renforcement des défenses européennes doit s’inscrire dans cette perspective.
10 • La gravité des temps présents et le caractère existentiel des enjeux invitent à une conception haute de la souveraineté, irréductible à une simple définition en termes constitutionnels
Trop souvent, la question de la souveraineté est traitée comme s’il s’agissait d’un débat historique, relatif au passé, sans véritable signification dans un monde post-moderne et fluide. En réaction, les différents types de national-populisme convoquent la souveraineté sur un mode régressif et adolescent. Il importe de rappeler que la souveraineté n’est pas une invention moderne, liée à l’affirmation de l’État royal, préfiguration historique de l’État-nation. Phénomène de puissance, la souveraineté est l’attribut du commandement politique : aucun type d’unité politique, pré-moderne ou post-national, ne saurait en faire l’économie. Ainsi les anciens Romains nommaient-ils « majestas » ou « imperium » la puissance souveraine d’une République.
Cela dit, la souveraineté ne peut être pensée sur le modèle de la toute-puissance divine, comme dans le cas des nationalismes modernes (20). Moins encore doit-elle être assimilée à la tyrannie désirante d’un « peuple adolescent » qui prétendrait faire abstraction du principe de réalité. La souveraineté consiste à décider et poser des actes, dans un univers de tensions et de contraintes. Elle repose sur une physique de la puissance et implique une claire perception des enjeux. Invoquer le principe de souveraineté de sorte à se mettre à l’abri du vaste monde, et à faire l’économie des moyens de la puissance, relève de l’imposture.
Pour conclure, il n’existe pas de grandeur sans point de référence au-delà de la politique : la défense de l’Occident et la réponse aux défis de l’époque n’iront pas sans la conscience de porter une « civilisation de la personne ». Cette idée de l’Homme comme agent moral libre, doté du sens de l’universel, constitue la clef de voûte de la civilisation occidentale. Elle doit être portée haut et fort.
• Notes
(1) Jean-Sylvestre Mongrenier et Françoise Thom, Géopolitique de la Russie, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, 2018.
(2) Jean-Sylvestre Mongrenier, Stabiliser le Moyen-Orient : acteurs, menaces, stratégies, Institut Thomas More, juillet 2018, disponible ici.
(3) Jean-Sylvestre Mongrenier, « Contenir la Chine : un enjeu géopolitique et civilisationnel, Monde chinois, n°50, décembre 2017, disponible ici.
(4) Jean-Sylvestre Mongrenier, Gaullo-mitterrandisme ou néo-conservatisme. Quelle diplomatie pour la France ?, Institut Thomas More, juin 2017, disponible ici.
(5) Selon les termes du jugement rendu par le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe, à la suite du traité de Maastricht, l’Union européenne est une « association d’États souverains » (1993).
(6) Jean-Sylvestre Mongrenier, Macron et l’Europe : un volontarisme sans dessein ni méthode, Institut Thomas More, septembre 2017, disponible ici.
(7) Voir Institut Thomas More, Principes, institutions, compétences : recentrer l’Union européenne, rapport, mai 2019, disponible ici.
(8) Jean-Sylvestre Mongrenier, Coopération structurée permanente : un étroit chemin vers une défense européenne, Institut Thomas More, septembre 2017, disponible ici.
(9) Point d’« armée européenne » donc, mais un dispositif qui doit permettre de respecter les engagements déjà pris dans d’autres instances, en l’occurrence au sein de l’OTAN. Voir la règle des 2 % du PIB consacrés à la Défense et les 20 % des budgets militaires investis dans la recherche et les programmes d’équipements.
(10) Voir les arrangements de « Berlin plus » (2003) ainsi que le partenariat renforcé OTAN-UE (2016).
(11) Vingt-deux États sont simultanément membres de l’Union européenne et de l’OTAN qui, en dernière analyse, constituent non pas des acteurs, mais des cadres d’action.
(12) Institut Thomas More, Les Européens, combien de divisions ?, Note de Benchmarking, mai 2017, disponible ici.
(13) Les tristement célèbres « dividendes de la paix ».
(14) Manoir situé dans le quartier Saint-James’s (centre de Londres). Le 2 novembre 2010, deux importants traités militaires franco-britanniques y ont été signés. Ces traités dits « de Londres » sont plus souvent dénommés les « accords de Lancaster».
(15) Jean-Sylvestre Mongrenier et Pierre-Alain Coffinier, Sécurité et défense : la France doit accepter la main tendue du Royaume-Uni, FigaroVox, 18 janvier 2018, disponible ici.
(16) Instituée en 1947, l’Union occidentale regroupait la France, le Royaume-Uni et les pays du Benelux, rejoints par la RFA et l’Italie en 1955 (l’UO devient alors l’UEO : Union de l’Europe Occidentale). Jusqu’à ce que la clause de défense mutuelle de l’UE soit reprise dans le traité de Lisbonne, l’UEO constituait un pilier européen de défense, à l’extérieur de l’Union européenne. En fait, il s’agissait surtout d’une plate-forme de concertation, la réalité de la défense de l’Europe reposant sur l’OTAN.
(17) Voir Sophie Boisseau du Rocher et Emmanuel Dubois de Prisque, La Chine e(s)t le monde. Essai sur la sino-mondialisation, Paris, Odile Jacob, 2019.
(18) La France (voire le Royaume-Uni) pourrait se rapprocher du « Quad Indo-Pacifique » qui regroupe les États-Unis, l’Australie, le Japon et l’Inde. Rappelons que 85 % du domaine maritime français se trouvent dans les océans Indien et Pacifique.
(19) Cf. l’assyrien « Ereb », i.e. l’Occident, là où le soleil se couche.
(20) A juste titre, l’Eglise catholique a condamné la revendication d’une souveraineté ontologique (semblable à la toute-puissance de Dieu), une prétention qui fait de la nation un nouvel absolu et réduit la cité des hommes à sa dimension immanente. Si l’homme juste doit faire preuve de piété envers le pays natal, en raison des bienfaits reçus, le culte de la patrie relève du quatrième commandement, non pas du premier : il vient après Dieu et même après le respect dû à ses parents.