18 juin 2019 • Opinion •
Si l’on se concentre sur la cause immédiate des manifestations qui agitent aujourd’hui Hong Kong, il est bien difficile de comprendre la colère qui a poussé des centaines de milliers de Hongkongais dans la rue. Pourquoi en effet s’opposer de façon aussi radicale et massive à un simple amendement législatif devant permettre la mise en place d’une procédure d’extradition de personnes recherchées pour des actes criminels vers différents pays, dont la Chine populaire et Taïwan, alors que de nombreux États parfaitement souverains ont déjà signé ce type d’accord avec la Chine ?
Les Hongkongais soucieux de tenir Pékin à distance pourraient au contraire se féliciter de ce que les débats qui agitent Hong Kong aujourd’hui manifestent aux yeux de tous la réalité de la souveraineté juridique de la « région administrative spéciale (RAS) », dénomination officielle de Hong Kong depuis sa rétrocession à la Chine en 1997. Les jeunes Hongkongais attachés à leur souveraineté pourraient même se réjouir qu’aujourd’hui encore Hong Kong constitue un refuge plus sûr pour les personnes recherchées par la justice chinoise que beaucoup de pays européens, dont la France (où un traité d’extradition avec la Chine en vigueur depuis 2015 a déjà été appliqué à plusieurs reprises).
« Mouvement des parapluies » en 2014
Devant l’ampleur inédite prise par ces manifestations, chacun doit admettre que ce projet ne constitue qu’une étincelle dans un contexte de dégradation structurelle des relations entre Pékin et la population hongkongaise. En 2014, le « mouvement des parapluies », causé par les frustrations de cette population face aux manques de perspectives de démocratisation de la RAS avait été marqué par l’avènement d’un courant « localiste ».
Composé majoritairement de très jeunes gens, ce mouvement est en rupture totale avec le métarécit chinois, selon lequel la Chine et Hong Kong ne constitueraient ensemble qu’une seule « nation », en marche vers une « renaissance » dont la vocation serait d’effacer les humiliations de la colonisation occidentale. Les parapluies brandis par les manifestants symbolisaient cette volonté de ne pas se laisser contaminer par la propagande chinoise.
Hong Kong reste vivement attaché à sa liberté politique et juridique, souvent conçue comme un aspect central de l’identité de cette ville-monde liée à l’Occident non seulement par son histoire, mais aussi par sa géographie tant elle semble tout entière tournée vers la mer et les grands espaces, à mille lieux de l’enfermement derrière les grandes murailles politique et numérique établies par Pékin pour protéger sa population contre le virus de l’influence étrangère qui la menacerait.
C’est d’ailleurs la rhétorique de « l’influence étrangère » qu’a adoptée Pékin pour stigmatiser des manifestations qui contredisent une propagande nationaliste à laquelle la population du continent reste cependant pour sa part largement perméable. On a vu d’ailleurs, ces derniers jours, certains Chinois de l’étranger s’opposer sur les campus aux marques de solidarité manifestées à distance par les étudiants hongkongais à l’égard du mouvement d’opposition au projet de loi.
Intérêt à jouer le pourrissement
Ainsi, des affects identitaires puissants touchent simultanément Chinois et Hongkongais, mais contribuent paradoxalement à les éloigner les uns des autres. Pour la jeunesse hongkongaise, le modèle chinois est un anti-modèle, contre lequel elle s’oppose rituellement, sans pour l’instant prendre les risques pris par la jeunesse pékinoise il y a maintenant un peu plus de trente ans sur la place Tiananmen. Aussi délicate soit-elle, il est cependant probable que la situation puisse rester sous le contrôle des autorités locales qui ont tout intérêt à jouer le pourrissement du mouvement, comme elles l’ont fait en 2014. Mais, sur le long terme, le Parti souffrira-t-il toujours que ce fruit de la colonisation occidentale de la Chine qu’est Hong Kong lui échappe chaque jour un peu plus ?
Pour Pékin, ce n’est pas son « ingérence » dans les affaires hongkongaises qui explique la situation actuelle, mais au contraire le fait que la tutelle que la Chine exerce à Hong Kong soit trop virtuelle et imparfaite. Un tel soulèvement partout ailleurs sur le continent aurait été étouffé dans l’œuf par les moyens gigantesques à la disposition de l’appareil policier chinois. Mais, en vertu de l’adage « un pays, deux systèmes », qui, depuis Deng Xiaoping, est la doctrine officielle de Pékin à l’égard de Hong Kong, une politique aussi radicale reste en principe inenvisageable. Cette doctrine a vocation à perdurer au moins jusqu’en 2047, date au-delà de laquelle le continent et la RAS pourraient théoriquement fusionner.
Situation tragique
Cependant, s’ils sont économiquement de plus en plus interdépendants, Pékin et Hong Kong paraissent politiquement plus éloignés que jamais. Pour les Hongkongais, ce contexte géopolitique est profondément anxiogène. La montée des tensions entre la Chine et les Etats-Unis les amène à s’interroger plus encore sur l’avenir de leur territoire, écartelé entre une souveraineté formelle qui le rattache à Pékin et la réalité de son appartenance à une culture politique et juridique d’essence occidentale.
La situation de la population hongkongaise est tragique. La rétrocession de Hong Kong à la Chine a été négociée dans les années 1980, alors même que la Chine se rapprochait des pays occidentaux et qu’elle paraissait prise dans un mouvement de libéralisation dont on voulait penser qu’il allait l’amener à une convergence systémique avec l’Occident. A la fin des années 1980, place Tiananmen, lorsque la tension entre les aspirations de la jeunesse et la nature de son système politique fut à son comble, le régime réagit avec la violence que l’on connaît. Comment réagira-t-il demain pour éviter qu’au vieux slogan de Deng « un pays, deux systèmes » ne se substitue progressivement « un pays, deux nations » et que naisse sous ses yeux une nation hongkongaise fondée sur le refus du modèle chinois ?