25 décembre 2019 • Opinion •
Une nouvelle année s’achève sans que les acteurs des conflits en cours aient pu trouver un terrain de compromis, fut-ce sur un terrain vague. L’analyste pourrait se perdre à dresser le « bilan d’étape » de guerres à plusieurs niveaux dans lesquels interviennent de multiples acteurs aux fins hétérogènes. Un certain nombre de ces conflits se déroulant dans le voisinage de l’Europe, ou dans des espaces certes lointains mais dont le sort aura des conséquences sur la liberté et la prospérité de l’Occident, il faut bien s’aventurer et esquisser cette « carte du tendre ». Le niveau des enjeux et le sens de la responsabilité interdisent en effet de considérer ces guerres et rivalités comme une succession de péripéties sur des théâtres aussi exotiques que ceux de « L’Oreille cassée » ou de « Tintin et les Picaros ». Encore faudrait-il pouvoir discerner les réalités géopolitiques et les défis qui, sous la ligne brisée des événements, émergent progressivement.
Un tour d’horizon des conflits
A l’Est, rien de nouveau. Le « sommet Normandie » du 9 décembre dernier n’a pu aboutir à des résultats tangibles, la Russie ne voulant pas renoncer à son levier d’action sur l’Ukraine et l’Europe. La perpétuation d’un conflit de basse intensité au Donbass lui donne la possibilité de relancer les hostilités au moment critique. Quant à l’Ukraine et à la mer d’Azov, Emmanuel Macron se garde bien d’évoquer ces « irritants ». Souci à long terme de complaire à Moscou ? Les schémas géopolitiques constructivistes auxquels le Président français s’est apparemment rallié (« L’Europe de Lisbonne à Vladivostok ») se heurtent à la réalité d’un Etat eurasien qui pense son avenir entre Lisbonne et Shanghaï, voire Djakarta. De nécessaires accommodements afin d’amadouer le maître du Kremlin? La seule volonté onusienne de perpétuer le programme d’aide alimentaire à la population syrienne s’est heurtée à un nouveau veto russe, appuyé par la Chine populaire (20 décembre 2019). Au fil des mois, les manœuvres communes « Tsentr », la coopération en matière de systèmes anti-missiles et les patrouilles communes de bombardiers autour de la Corée et en mer du Japon auront confirmé la réalité d’une alliance sino-russe. Au demeurant, Vladimir Poutine lui-même s’exprime en ces termes (Sotchi, 4 octobre 2019). Cette alliance repose sur de réels facteurs porteurs et vient contredire ceux qui, arguant du « péril jaune », pensent rapprocher la Russie de l’Europe. Il ne s’agit pas d’un jeu de chaises musicales.
Sur l’Iran, la médiation française mise en scène lors du G7 de Biarritz (24-26 août 2019) a également échoué. Pouvait-on seulement y croire ? Au risque de provoquer une guerre, Téhéran aura accru les tensions aux abords du détroit d’Ormuz, bombardé le territoire saoudien et relancé son programme nucléaire : les Européens ne pourront longtemps camper dans un « ailleurs » imaginaire et afficher leur distance à l’égard de la politique américaine. D’ores et déjà, Paris, Londres et Berlin ont condamné le programme iranien de « missiles balistiques à capacité nucléaire » (voir leur lettre au secrétaire général de l’ONU, 6 décembre 2019). S’achemine-t-on vers un conflit ouvert ? Au vrai, Téhéran et ses affidés (l’« arc chiite ») mènent déjà une guerre couverte contre Israël. En Syrie, le « corridor chiite » a pris forme et l’accès iranien à la Méditerranée conduit le Pentagone à réévaluer son engagement naval dans cette partie du monde. Aux agissements de l’Iran s’ajoutent ceux de la Turquie. Alors que la mise en place d’une zone tampon dans le Nord syrien focalise l’attention, Recep T. Erdogan se montre décidé à projeter la puissance turque en Méditerranée orientale. La Turquie viole les eaux de Chypre afin d’entraver l’exploitation du gaz levantin, provoquant un rapprochement entre Nicosie, Athènes et Jérusalem, soutenus par les Etats-Unis. Sur le front libyen, où Moscou semble réitérer le scénario syrien et déploie des « proxies », Ankara menace d’envoyer des forces. En réaction, l’Egypte pourrait faire de même. Tout cela se déroule en Méditerranée centrale, sur le flanc sud de l’Europe.
A l’échelon mondial, la Chine populaire continue patiemment à conduire une grande stratégie dont le nom de code est : « Nouvelles routes de la soie ». A juste titre, les stratèges occidentaux accordent une grande importance à sa dimension navale et maritime. Plus largement, le concept de théâtre Indo-Pacifique, qui connecte les deux océans, prend en compte les ambitions et les manœuvres de longue haleine de de la « Global China ». Xi-Jinping et le parti-Etat qui dirige cette immensité géographique et démographique conjuguent les enseignements de Mao Tsé-toung, le Grand Timonier, et ceux d’Alfred Thayer Mahan, théoricien américain du « Sea Power ». Deux porte-avions chinois sont désormais en service et, dans un proche avenir, deux autres seront construits. Significativement, les Etats-Unis ont rebaptisé leur grand commandement du Pacifique (le PACOM), devenu le Commandement Indo-Pacifique. Le Royaume-Uni a fait savoir que ses porte-avions croiseraient en mer de Chine du Sud, et la France d’adopter une « Stratégie Indo-Pacifique ». Les ambitions chinoises sont également continentales. Avec les « routes de la soie » qui traversent l’Eurasie, la Chine populaire s’approprie l’héritage géopolitique des empires des steppes, bien plus efficaces que l’historiographie occidentale a pu le penser. Consciemment, ces empires, mongols et autres, cherchaient à contrôler les voies de communication entre la Chine et la Méditerranée. Aussi le spectre d’une « Grande Eurasie » sino-centrée n’est-il pas une vue de l’esprit. Dans le sillage de Pékin, la Russie pratique une sorte de maraudage géopolitique.
Subversion internationale et illusion multipolaire
Se plaçant du point de vue de Dieu, certains voudraient voir dans la grande transformation en cours une inévitable métamorphose qui, au regard des siècles, n’aurait pas grande importance. D’autres évoquent un futur ordre néo-westphalien, semblant oublier que la guerre était alors un moyen ordinaire de régulation des conflits et de rééquilibrage des forces entre « puissances ». De fait, il importe de comprendre ce qui se produit. Au terme des deux guerres mondiales, les Etats-Unis ont inauguré le « siècle américain ». Il tombe sous le sens qu’ils n’étaient guidés par un pur altruisme, mais une conception large et éclairée de leurs intérêts a eu des effets positifs pour les nations d’Europe occidentale. Relevées de leurs ruines, elles ont bénéficié de l’accès au marché américain et du parapluie nucléaire. D’une certaine manière, les anciens Etats impériaux européens sont devenus les coactionnaires d’un consortium de puissances au sein duquel les Etats-Unis tiennent le rôle d’un « hegemon bienveillant ». Telle est la réalité de cet ordre international libéral dont la République impériale constitue encore la pierre angulaire : un phénomène de puissance qui permet de transcender l’état de nature entre les nations, du moins à l’échelon occidental. Après la Guerre Froide, cette logique a été étendue aux pays d’Europe centrale et orientale, le plus grand nombre intégrant bientôt l’OTAN et l’Union européenne.
L’un dans l’autre, cet ordre international constitue « le moins mauvais des systèmes », pour paraphraser Winston Churchill. A certains égards, il n’a que trop réussi, ses bénéfices excédant le seul monde occidental. La stabilité stratégique globale, l’ouverture des marchés et la sécurité des flux ont permis la montée en puissance des pays dits émergents, et la croissance de la richesse mondiale qui a quadruplé depuis les années 1970. Au moyen de ses exportations industrielles vers les Etats-Unis et l’Europe, la Chine populaire a entamé une formidable expansion. A rebours du mythe de la « doctrine Brzezinski », la Russie post-soviétique a également été en mesure de s’insérer dans les réseaux de la mondialisation, avec sa production pétrogazière pour avantage comparatif. Le fond du problème réside dans la suite du processus qui invalide le grand récit de la mondialisation : les libertés économiques, l’enrichissement et la montée des classes moyennes dans les pays émergents auraient pour vertu, pensait-on, d’inciter à la libéralisation politique et d’assurer la « paix par le commerce ». A l’opposé, le processus de développement nourrit les ambitions de puissance et les politiques révisionnistes, au point de faire vaciller l’ordre international.
Il serait imprudent de voir dans le chaos qui s’étend une « ruse de l’Histoire » qui mènerait à un monde multipolaire stable, équilibré et mesuré. C’est ainsi que feu Jacques Chirac, dans sa promotion de l’« Europe-puissance », décrivait l’avenir. A cette époque, Evgueny Primakov, ministre des Affaires étrangères de Boris Eltsine, usait du concept de multipolarité pour en faire l’axe central d’une polémique contre le prétendu ordre unipolaire imposé par les Etats-Unis (tout au plus un « moment unipolaire »). Sur cette base s’esquisse dès le milieu des années 1990 un partenariat géopolitique sino-russe, base de départ du front des puissances révisionnistes qui prend forme aujourd’hui (voir notamment l’Iran). Il importe de réaliser que, à Pékin comme à Moscou, la « multipolarité » n’est pas un concept destiné à penser le monde, mais un outil de combat dans une lutte séculaire contre la longue hégémonie occidentale. La vue-du-monde des dirigeants russes est structurée par une logique binaire des relations internationales et l’idée selon laquelle n’existent que des « jeux à somme nulle » (le « kto-kto » de Lénine : qui l’emporte sur qui ?). Cette vision a bien plus en commun avec le marxisme-léninisme – la guerre comme lutte des classes portée au paroxysme -, qu’avec la « Realpolitik » de Metternich. Quant à la Chine populaire, elle est persuadée que l’avenir lui appartient. Le calcul froid et l’accumulation d’avantages relatifs sont censés faire basculer à son avantage la situation mondiale.
En conclusion
Une fois mis en perspective, il appert que le débat sur le degré de consistance de l’ordre international libéral et les vertus du multilatéralisme recèlent des enjeux plus existentiels que les querelles d’école entre les tenants de l’« internationalisme » (un wilsonisme, botté ou non) et ceux du « réalisme » qui prétendent monopoliser le principe de réalité. Il y va des pouvoirs de l’Occident, confronté à des puissances qu’animent volonté de revanche et croyance en une Némésis historique. Dans leur vision d’un monde post-occidental, les Etats-Unis deviendraient une grande île et l’Europe un cap de l’Asie. L’important dans cette affaire est de comprendre qu’il ne s’agit pas de vaniteuses querelles de préséance ou d’un « struggle for life » relevant de la seule dimension matérielle de l’existence, i.e. de l’accès aux sources de matières premières et aux marchés, avec la croissance économique comme seule raison d’être. « Toute politique implique une certaine idée de l’Homme » (De Gaulle).
L’Occident porte en effet une « civilisation de la personne » sans équivalent dans le monde. Certes, les sociétés post-modernes sont infidèles à cette idée de l’Homme, et il est plus aisé de mobiliser sur le maintien d’acquis sociaux érigés en absolu. Mais il n’y aura pas de « régénération par le barbare », scythe ou autre. Le « rêve chinois » auquel Xi-Jinping donne forme constitue une dystopie qui matérialise les pires anticipations de George Orwell ou d’Aldous Huxley. Bref, l’Occident doit être défendu. Sur le plan géopolitique, les nations occidentales maintiendront donc leur alliance propre : l’OTAN. Parallèlement, la négociation de l’accord post- Brexit sera inscrite dans une recomposition générale visant à préserver l’essentiel. Enfin, il faudra élargir les options géostratégiques, en Méditerranée orientale et sur le grand théâtre Indo-Pacifique, pour relever les défis. Cela n’ira pas sans force morale et patriotisme de civilisation. « Challenge and response » : la lecture d’Arnold Toynbee s’impose.