7 janvier 2020 • Opinion •
Ghassem Soleimani n’était pas un politique, mais un soldat et il se trouve que les soldats meurent à la guerre. Doit-on vraiment s’étonner de l’escalade militaire de Téhéran ? A force de promouvoir Hassan Rohani et les prétendus « modérés », on néglige la nature profonde du régime irano-chiite et la réalité de sa politique extérieure : le Guide suprême, les Pasdarans et Al Qods conduisent un vaste projet de domination du Moyen-Orient, appuyé sur un programme nucléaire clandestin. Les Européens, usés par le relativisme et le scepticisme, ne parviennent plus à désigner le mal.
Il aura fallu attendre la fin de l’année et son bilan géopolitique pour admettre que le vaudeville diplomatique du G-7 de Biarritz (24-26 août 2019) était probablement voué à l’échec. Dans l’intervalle, nous aurons su comment le Président français, lors de l’Assemblée générale de l’ONU, en septembre dernier, obtint de son homologue américain qu’il veuille bien attendre un appel téléphonique d’Hassan Rohani. Las ! « Les Mollahs ne dansent pas le tango » (dixit Rohani) et ce fut peine perdue. Sinon que la relation franco-américaine n’en est pas sortie renforcée. Nouvelle manière de désigner une politique d’apaisement, la « stratégie de désescalade » n’a trouvé ni traduction concrète, ni produit de résultat. Au vrai, les dirigeants iraniens et leurs affidés, les milices panchiites, ont interprété la longanimité de Donald Trump comme de la faiblesse. Ils ont donc poussé leur avantage et multiplié les provocations dans le golfe Arabo-Persique et sur le théâtre moyen-oriental. Un pont trop loin ? Chef de la force Al-Qods et incarnation des Pasdarans (les Gardiens de la Révolution), Ghassem Soleimani et ses proches sont liquidés. « Here we are » …
L’escalade du pouvoir iranien
Reportons-nous à la brutalité des faits ; ils mettent en évidence le caractère creux et vain d’une rhétorique volontariste qui néglige la force des choses et les passions des hommes. En mai et juin 2019, les abords du détroit d’Ormuz sont le lieu de plusieurs « attaques mystérieuses » contre des pétroliers. Surtout, ne pas désigner la puissance hostile. Puis un drone américain est abattu (20 juin 2019). Divine surprise : Donald Trump suspend un raid de représailles. Ainsi rassure-t-il ceux qui craignent que la fermeté ne fasse le jeu des « durs » à Téhéran (la dramaturgie des « durs » et des « modérés » est un classique). In fine, la « désescalade » devrait porter ses fruits. Un mois plus tard, un drone iranien est abattu (20 juillet 2019) mais rien de grave : « un prêté pour un rendu », une « guéguerre » veut-on croire. Le sommet à venir du G-7 sera-t-il le lieu d’un coup de théâtre diplomatique ? La France en serait grandie. Nenni ! Le « storytelling » élyséen met en scène Hassan Rohani, président iranien en titre qui n’a pourtant pas de pouvoir décisionnel. Eût-il fallu inviter le Guide suprême de la Révolution islamique, Ali Khamenei ?
Le 14 septembre 2019, des drones et missiles détruisent un important complexe pétrolier d’Arabie Saoudite. Après une nouvelle cure de pyrrhonisme, les gouvernements français, allemand et britannique envisagent la responsabilité du régime irano-chiite, non sans circonvolutions toutefois. Une brève accalmie suit. Elle est mise à profit par Téhéran pour emprisonner des universitaires français. L’ingratitude du pouvoir irano-chiite irrite Paris qui exige leur libération. Dans cet entre-deux, Téhéran s’affranchit des limitations internationales pesant sur son programme nucléaire (voir le JCPOA : Joint Comprehensive Plan of Action). La décision s’inscrit dans le prolongement de l’ultimatum adressé aux Européens au printemps 2019. Cette marche en avant met à mal les efforts déployés par Paris, Londres et Berlin pour se distancer du retrait américain du JCPOA. En guise d’avertissement, les capitales européennes pointent le programme balistique iranien (21 novembre 2019).
A bien y regarder, les provocations iraniennes ne cessent pas mais elles se concentrent au sol. Comme au printemps 2019, les milices affidées à Téhéran, sous le commandement opérationnel de Ghassem Soleimani, attaquent à plusieurs reprises les bases irakiennes où des soldats américains sont déployés. Pourquoi donc s’autolimiter ? L’Amérique est un tigre de papier. Après des frappes américaines sur un camp terroriste situé aux frontières de l’Irak et de la Syrie, lesdites milices s’en prennent à l’ambassade des États-Unis à Bagdad, au cœur de la « zone verte ». Ce forfait rappelle les sombres souvenirs de l’année 1979, lorsque des « étudiants » iraniens s’emparèrent du personnel diplomatique américain en poste à Téhéran. L’Amérique vivra-t-elle à nouveau une prise d’otages ? Il n’est plus possible d’esquiver ou de temporiser. Le 2 janvier 2020, Ghassem Soleimani, le chef des milices chiites irakiennes (la « Mobilisation populaire ») et trois de leurs acolytes sont éliminés par une frappe américaine.
Croissant chiite et guerre contre Israël
Dans la presse occidentale, diverses analyses s’interrogent sur les raisons profondes de cette escalade et redoutent qu’une nouvelle guerre moyen-orientale éclate. Dans ce monde incertain, il eût été préféré semble-t-il que Donald Trump s’abstienne. A tout le moins, qu’il se contente d’une énième frappe sur un quelconque camp terroriste situé aux marges de l’Irak, loin de là où les choses se passent. A contrario, il n’aurait pas fallu tenter de rétablir le pouvoir de dissuasion des États-Unis mis à mal par les précédentes dérobades. Simultanément, les mêmes parfois reprochent au Président américain ses interrogations sur les alliances des États-Unis et son irrésolution qui fragilisent l’« ordre international libéral » tant vanté. Le général en chef de la force Al Qods, fer de lance des Gardiens de la Révolution, arguent-ils, était l’équivalent d’un chef d’État et jouissait d’une grande « aura ». Or, une convention implicite veut que l’on ne liquide pas les chefs politiques d’une puissance adverse. CQFD. Faudrait-il donc s’en tenir à l’appréciation subjective de militants fanatisés et de « foules sentimentales » ? Au Moyen-Orient, nombreux sont ceux qui voient les terroristes comme des « martyres » tombés au champ d’honneur. Restons-en aux faits : Ghassem Soleimani n’était pas un politique mais un soldat et il se trouve que les soldats meurent à la guerre.
Par ailleurs, doit-on véritablement s’étonner de l’escalade militaire de Téhéran qui a conduit à cette frappe ? A force de promouvoir Hassan Rohani et les prétendus « modérés », il semble qu’on néglige la nature profonde du régime irano-chiite et la réalité de sa politique extérieure. Le Guide suprême, les Pasdarans (la colonne vertébrale du régime) et Al Qods conduisent un vaste projet de domination du Moyen-Orient, depuis le golfe Arabo-Persique jusqu’en Méditerranée orientale, avec des répercussions dans le bassin occidental et en Afrique du Nord. Il ne s’agit pas d’une improvisation ou d’un concours de circonstances. Dès février 1979, l’iman Khomeyni prétendait conduire une révolution panislamique à l’échelon régional, voire mondial. La guerre irano-irakienne (1980-1988) et la formation d’un front arabo-sunnite contre Téhéran occultèrent provisoirement cette dimension de la révolution : la fusion du chiisme et du nationalisme perse prit le dessus sur l’islamo-gauchisme des débuts. Sans renoncer toutefois au panislamisme ainsi qu’à l’instrumentalisation de mouvements jihadistes sunnites, au motif que la fin justifie les moyens. Qu’on pense au soutien de Téhéran au Djihad islamique implanté à Gaza.
Ce complexe de forces et de haines a donné forme au redoutable « croissant chiite » désigné comme tel par le roi de Jordanie dès 2004. Pour mener cette entreprise impérialiste à l’abri d’hypothétiques frappes occidentales, Téhéran entreprit un programme nucléaire clandestin. Loin d’apporter une réponse de fond à cette ambition, l’accord de 2015 (le JCPOA) entérine un fantasmatique droit à l’enrichissement. Depuis, les Pasdarans accélèrent le développement de leurs missiles à longue portée. On connaît la menace que cet expansionnisme irano-chiite représente pour Israël. Outre le Hezbollah qui domine Beyrouth et le Liban-Sud, l’État hébreu doit affronter l’implantation iranienne en Syrie ainsi qu’en Irak. Pasdarans, milices panchiites et missiles y sont déployés afin d’encercler Israël. A l’évidence, les régimes arabes sunnites sont aussi en péril. Les Pasdarans se vantent de contrôler quatre capitales arabes : Bagdad, Damas, Beyrouth et Sanaa. Certes, les révoltes populaires libanaises et irakiennes menacent leur emprise mais rien n’est joué. Dans les villes iraniennes, la répression l’emporte. Et le chaos irakien permet aux Pasdarans d’emprunter le « corridor chiite » pour livrer plus d’armes et d’équipements encore au Hezbollah. En vérité, l’Iran est déjà engagé dans une guerre couverte avec Israël.
L’ensauvagement
L’attitude de nombreux gouvernements européens face à ce qui relève de l’évidence – une nouvelle tragédie historique animée par une mécanique infernale –, constitue un autre sujet de réflexion. Pourquoi donc la force des passions tristes qui sous-tendent la grande stratégie irano-chiite est-elle sous-évaluée ? Bien des esprits semblent croire en effet qu’un « deal » du type win-win dénouerait le conflit dans lequel l’Iran est engagé. Le marché et la profitabilité pourraient dissoudre la volonté de puissance et le ressentiment d’un régime par essence révisionniste et perturbateur. D’aucuns expliquent cette complaisance à l’égard de Téhéran par l’ignorance ou la lâcheté. Cela ne suffit pas. Dans ses écrits, Thérèse Delpech nous donne quelques clefs de lecture. Très tôt, elle a placé l’Iran au cœur de ses analyses, aux côtés de la Russie et de la Chine populaire également animées par le revanchisme (il faut lire ou relire L’ensauvagement. Le retour de la barbarie au XXIe siècle, qui date de 2005). Un essai sur la puissance de l’irrationnel puis un autre sur Freud et la tragédie historique complètent le tableau des temps présents.
En substance, Thérèse Delpech explique par l’histoire et la psychologie des profondeurs le déni des Occidentaux, plus particulièrement les Européens. Privée de la sagesse des Anciens comme du temps fléché par la promesse chrétienne, l’humanité post-moderne est désemparée, sa temporalité est dévastée : « La fin de la religion et la mort du Père, écrit-elle, ont laissé un vide immense dans la civilisation occidentale (…). Georges Steiner va jusqu’à dire que toute l’histoire politique et philosophique des cent cinquante dernières années peut se comprendre comme une série d’efforts pour combler le vide central laissé par la théologie ». Et de comparer l’Europe à Hamlet, prince mélancolique affecté d’une paralysie de la volonté, pris dans une tempête passionnelle dont il ignore les causes et les conséquences: « Celles-ci continuent d’arriver sur nos rivages, comme autant de vagues tardives d’une grande catastrophe qui n’a pas dit son dernier mot. Elseneur concentre ainsi un pouvoir symbolique exceptionnel pour l’Europe du XXIe siècle ». Usés par le relativisme et le scepticisme, les Européens ne parviennent plus à désigner le mal et ce qui menace les centres de valeur de la civilisation occidentale.
On ne saurait pourtant trop insister sur l’importance géopolitique du Moyen-Orient. Déchirée par de puissantes contradictions, la région se situe dans le voisinage immédiat de l’Europe qui ne peut regarder ailleurs. Elle représente les deux cinquièmes de la production mondiale de pétrole et dispose des réserves les plus abondantes et les plus aisées à extraire. Le Moyen-Orient est également un carrefour entre l’Europe et l’Asie par où circulent des flux essentiels aux économies et aux sociétés européennes. Le détroit d’Ormuz, la route de Suez et le détroit de Bab-el-Mandeb sont autant de voies de passage géostratégiques qui relèvent des intérêts de sécurité de l’Europe. A raison, la possibilité d’une déflagration générale qui menace le Grand Moyen-Orient, d’est en ouest, hante les dirigeants européens. La situation d’ensemble est certes emmêlée mais il est urgent d’identifier la « contradiction principale » : l’impérialisme irano-chiite dont la dynamique aggrave la « crise de l’Islam » (Bernard Lewis) et nourrit une dialectique infernale entre les djihadismes de type chiite et sunnite.
Pour conclure
Riverains de la « plus grande Méditerranée », l’Europe et ses États ne sauraient s’abstraire de leur environnement géopolitique. Il faudrait également cesser de « pleurer sur le lait renversé » et imaginer d’autres possibilités. La contre-histoire est un exercice plaisant mais les politiques ne sont pas des historiens – lesquels, au moyen d’expériences mentales, cherchent à pondérer le poids respectif de chaque facteur à l’œuvre dans la situation d’ensemble. En vérité, la politique américaine au Moyen-Orient s’inscrit dans le prolongement des politiques française et britannique, jusqu’à ce que la crise de Suez n’accélère le passage de relais. Longtemps d’ailleurs, les États-Unis privilégièrent la manipulation des équilibres régionaux, sans que cela contrarie le développement de l’islamisme et du terrorisme.
Une fois passés l’emballement consécutif aux attentats du 11 septembre 2001 et l’invasion de l’Irak (2003), Washington revint assez naturellement à cette politique d’équilibre. Loin de pacifier la région, le repli d’Irak (2011) et le refus par « réalisme » d’intervenir en Syrie (2013) ouvrirent un boulevard au régime irano-chiite ainsi qu’à son allié russe. Au total, Ali Khamenei et les siens ne sont pas des hommes-effets ne faisant que réagir aux actions et incitations extérieures. L’Iran se révèle comme acteur géostratégique autonome, la volonté de puissance l’emportant sur la quête de croissance et de respectabilité. Il en va de même des autres puissances révisionnistes. Aussi faut-il se remémorer l’injonction du Sphinx à Œdipe : « Comprends ou tu es dévoré ».