17 mars 2020 • Analyse •
Angela Merkel, Boris Johnson et Emmanuel Macron s’entretiennent aujourd’hui par visioconférence avec Recep Tayyip Erdoğan au sujet de la crise des migrants. Il est temps que les responsables européens défendent les intérêts des peuples européens en montrant leurs muscles, qu’ils engagent le bras de fer pour négocier en position de force, qu’ils répondent au chantage par la menace. Propositions.
En pleine crise du coronavirus, Angela Merkel, Boris Johnson et Emmanuel Macron doivent discuter par visioconférence avec Recep Tayyip Erdoğan de l’autre crise qui inquiètent les Européens : celle des migrants que le président turc a fait venir à la frontière grecque (et plus modestement à la frontière bulgare). Deux mises au point s’imposent avant de considérer quelle réponse l’Union européenne devrait enfin apporter au chantage turc.
La première concerne la nationalité des migrants : le 4 mars, le ministre turc de l’Intérieur déclarait que seuls 20% à 25% des 136 000 migrants arrivés dans la partie européenne de la Turquie étaient syriens. Afghans et Pakistanais sont largement majoritaires. Cela permet de décorréler, au moins partiellement, la situation sur la frontière grecque de ce qui se passe en Syrie (il est vrai que la Turquie accueille 3,5 millions de réfugiés sur son sol). L’argument d’Erdoğan est pour partie fallacieux.
La seconde mise au point concerne l’accord du 18 mars 2016 entre l’Union européenne et la Turquie. Toute considération morale mise à part, cet accord doit être regardé comme la réponse circonstancielle et pas trop regardante à une urgence brûlante à l’époque. Il y avait un incendie (des millions de migrants en route en direction de l’Europe), l’Union européenne a payé pour que le pompier turc intervienne. L’intervention a coûté cher mais a fonctionné, avec 90% de franchissements de frontière de moins en avril 2016 par rapport à mars. Du strict point de vue de l’efficacité, cet accord se justifiait. On peut pousser des cris d’orfraies en expliquant qu’on n’aurait jamais dû traiter avec Erdoğan. On peut aussi penser que la situation exigeait de trouver un accord avec la Turquie. Il fut trouvé.
La faute des Européens est ailleurs et elle est double : d’abord n’avoir pas envisagé pendant quatre ans que le pompier pourrait se transformer en pyromane (ce qui arrive aujourd’hui), ensuite n’avoir pas sérieusement cherché à se passer de ses services pour assumer par nous-mêmes la garde et la surveillance de notre frontière. Les Européens s’y essayent désormais : Frontex vient de lancer une intervention rapide à la frontière gréco-turque, avec l’envoi de 1 500 gardes-frontières (600 seraient déjà à pied d’œuvre). La France envoie le patrouilleur de la douane Kermorvan. Certains États membres, comme la Pologne, l’Autriche ou Chypre, envoient des hommes et du matériel en plus de l’opération Frontex, dans un cadre bilatéral.
Que doivent faire de plus Angela Merkel, Boris Johnson et Emmanuel Macron ce mardi face à Erdoğan ? Faire de la politique. De la haute politique. Défendre les intérêts des peuples européens en montrant leurs muscles. Engager le bras de fer pour négocier en position de force. Répondre au chantage par la menace. L’alternative à poser devant le président turc est simple : soit l’accord de 2016 est renégocié et les engagements de chacun tenus (lui donc referme sa frontière et conserve les migrants sur son territoire), soit il est considéré comme caduc et l’Union européenne imposera des sanctions commerciales massives à la Turquie.
Avec 44% des exportations turques, l’Union européenne est le premier partenaire commercial d’Ankara. Gaz, automobiles, machines-outils, acier : les secteurs sont nombreux sur lesquels il est possible d’agir. On entend déjà les beaux esprits, les « raisonnables », les apôtres du compromis en toute circonstance (alors que les relations internationales ont à l’évidence basculées dans une ère conflictuelle), crier à l’impossible et à l’inconséquence. Mais c’est la recherche du compromis à tout prix qui mène les Européens à de telles positions de faiblesse. Un autre dossier que celui des migrants mais qui concerne aussi la Turquie en fournit la preuve : celui des forages gaziers turcs illégaux dans les eaux territoriales chypriotes, que les Européens laissent faire – malgré de molles condamnations et de vagues sanctions.
En matière de bras de fer assumé et de menaces commerciales conçues comme outils de pression diplomatique, le président Trump a montré la voie dans le conflit qui oppose les États-Unis à la Chine. Les raffineurs, toujours les mêmes, expliqueront que le résultat n’est pas considérable mais cela doit se mesurer sur le long terme. La posture trumpienne, qu’on peut discuter dans la forme, constitue un changement de paradigme bienvenu que les Européens devraient assumer à leur tour sans complexe. La diplomatie n’est pas une conversation de salon. Les relations internationales sont redevenues un champ de bataille. Le deal est possible mais après, seulement après, l’épreuve de force. La logique du gagnant-gagnant, qui a dominé les négociations internationales du temps de la « mondialisation heureuse », a vécu. Les régimes dictatoriaux ou autoritaires, qu’il s’agisse de la Chine, de la Russie ou de la Turquie, l’ont compris. Face aux Européens, Erdoğan parle ce langage. Angela Merkel, Boris Johnson et Emmanuel Macron doivent le parler à leur tour. Qu’ils se souviennent de l’injonction du Sphinx à Œdipe : « Comprends ou tu seras dévoré ».