17 avril 2020 • Opinion •
Et voilà, nous y sommes : Apple et Google ont annoncé le 10 avril dernier une démarche commune visant à la mise en place d’une infrastructure logicielle pour les applications de « traçage social », dans le cadre de la lutte contre l’épidémie de Covid-19.
Il aura finalement fallu moins de vingt jours entre la décision du Comité européen de la protection des données (CEPD) décidant la levée de l’interdiction sur l’échange et le traitement des informations personnelles des citoyens membres de l’Union européenne et l’annonce de la collaboration des deux géants du numérique.
Parallèlement, le gouvernement français réfléchit à la mise en place d’une plateforme de traçage numérique, baptisée Stop-COVID : idée qui, dans le pays de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, n’aurait jamais été envisagée il y a encore moins de cinq ans, tant elle serait apparue inconcevable, incongrue et gravement attentatoire aux libertés. En effet, cette logique de traçage numérique contrevient à notre tradition démocratique et porte atteinte aux libertés publiques, aux droits fondamentaux et à la conception même de notre État de droit.
Les objectifs d’Apple et de Google
L’annonce d’Apple et Google, qui se présente comme altruiste (puisqu’elle vient en aide des États dans leurs efforts dans le cadre de la crise sanitaire) et modeste (puisqu’elle ne consiste selon eux qu’en la mise à disposition d’une brique logicielle permettant une interopérabilité fluide entre les deux systèmes d’exploitation, Android de Google et IOS d’Apple) pose pourtant rien de moins que les bases d’un système mondial de traçage des populations et de partage de leurs données dans le cadre de la crise sanitaire.
Mais pourquoi les deux géants du numériques font-ils cette proposition maintenant ? Quel objectif poursuivent-ils ? Au moment où les digues européennes et françaises semblent céder aux chants des sirènes du traçage numérique des citoyens, ils se positionnent pour conquérir un maximum de parts de marchés dans le business mondial colossale de la collecte des données personnelles de santé. Le véritable enjeu est ce marché, pour lequel ils préparent depuis des années grâce au suivi global (en fait la surveillance généralisée) des populations et à la monétisation de leurs données personnelles au travers d’une multitude d’applications (souvent gratuites) leur permettant de réaliser des profils numériques extrêmement précis.
Pour bien comprendre l’ambition des GAFAM et le rapprochement inédit entre Google et Apple, quelques chiffres sont éclairants : en octobre 2019, le cabinet de consultants Frost & Sullivan a estimé à 234,5 milliards de dollars la valeur du marché mondial de la santé numérique d’ici 2023 (soit une hausse de 160% par rapport à 2019) dans un marché de la santé au sens large (numérique, diagnostiques, soins, prothèses, etc.) estimé à 6 500 à 7 000 milliards de dollars, ce qui correspond à environ 8,5 à 9,3% du PIB mondial.
C’est donc une véritable stratégie commerciale agressive qui est à l’œuvre dans le secteur de la santé depuis une dizaine d’années au travers de différents rachats et prises de participations dans une multitude de start-up, avec l’objectif très clair de devenir « tiers de confiance » entre l’utilisateur et son soignant. Pour cela, les GAFAM se sont lancés dans une collecte massive de données, si insignifiantes puissent-elles paraître de prime abord, et leur traitement au travers d’algorithmes ou de l’Intelligence artificielle afin de nous connaître mieux que notre propre médecin, parfois mieux que nous-même. Google a d’ailleurs été épinglé il y a quelque mois par le Wall Street Journal au sujet de son projet Nightingale (« Rossignol », en français), qui lui a permis de recueillir les données personnelles sur la santé de millions d’Américains grâce à un partenariat avec Ascension, le deuxième réseau de santé américain.
Danger sur les libertés publiques
Il n’y a donc aucun hasard quant à l’annonce de cette collaboration inédite, les GAFAM ont patiemment observé l’insidieux mais permanent grignotage des libertés publiques et des droits fondamentaux, qui a vu se multiplier, sans réels garde-fous (ni résultats probants, il faut le rappeler), des politiques sécuritaires toujours plus restrictives des libertés fondamentales, au travers de multiples textes de loi contre, en vrac, le terrorisme, l’immigration de masse, le blanchiment d’argent et la fraude fiscale ou plus récemment les « fake news » et les « contenus haineux » sur Internet, n’hésitant d’ailleurs pas à collaborer avec le gouvernement français pour certains d’entre eux (Facebook notamment) et en attendant leur heure tels les vautours chers au dessinateur belge Morris dans Lucky Luke.
Evidemment, la santé touche à l’intime et à la fragilité, et la peur a tendance à nous faire céder facilement des pans entiers de nos libertés. La perspective de vaincre la maladie, la souffrance, voire la mort (comme l’annonçait dès 2013 Google lors de la fondation de la société Calico) motive de plus en plus d’êtres humains à laisser grignoter un peu de leurs libertés et un peu de leur intimité. Porter une montre connectée, qui mesure notre rythme cardiaque, la pression artérielle ou le nombre de pas faits dans une journée, paraît un geste bien anodin. Pourtant, cela contribue à la mise en œuvre d’une stratégie préméditée de captation massive des traces numériques, toujours au détriment de la sphère privée et des libertés individuelles.
En ces temps d’angoisse collective, les citoyens ont tendance à facilement oublier la fragilité et la précarité de ces libertés. Et les Français semblent prêts à saborder un peu vite le préambule de la Déclaration des Droits de l’hommes et du citoyen qui rappelle sagement « que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements ». Les libertés publiques et les droits fondamentaux ne sont jamais acquis de manière définitive mais toujours l’enjeu de luttes de pouvoirs et le résultat d’équilibres précaires.
La longue marche vers la liberté, lorsqu’elle contrariée, ne l’est jamais de manière temporaire : toute régression a tendance à devenir définitive. Il y aura toujours une nouvelle urgence, une nouvelle crise pour justifier la mise en sommeil ou la restriction des libertés publiques et des droits fondamentaux au profit d’une hypothétique plus grande sécurité. Le « souci de la liberté », cher à Camus, exige une extrême vigilance et la capacité à dire « non ».