Avril 2020 • Note d’actualité 66 •
A l’heure où la diplomatie publique chinoise, afin d’occulter les origines de la pandémie et les responsabilités du parti-État, lance une grande entreprise de propagande visant à légitimer la vision d’un monde politiquement sinisé, il importe que Taïwan redevienne l’un des points focaux des stratégies occidentales. Héritier d’une ancienne civilisation et longtemps avant-poste géopolitique face à la « Chine rouge », cet État est désormais un régime constitutionnel-pluraliste doté d’une économie avancée. Il est de la responsabilité des capitales occidentales de rehausser le niveau de leurs relations avec Taipeh et de lui assurer toute sa place dans la communauté internationale.
S’il était encore besoin de déciller les yeux sur la nature profonde du régime de parti-État qui gouverne et administre la Chine populaire, le silence initial sur le « virus de Wuhan », la désinformation et l’instrumentalisation de l’OMS (Organisation mondiale de la santé) devraient déniaiser les plus réticents. Au demeurant, tant de mensonges éhontés sont-ils étonnants? Un régime de type idéocratique prétend toujours imposer une « surréalité » au monde phénoménal. A tout le moins, la conjoncture met en évidence la situation de Taïwan. Longtemps avant-poste du camp occidental dans la région, l’île-État constitue un point aveugle des représentations géopolitiques européennes, bien trop complaisantes avec Pékin. Remémorons-nous les lauriers tressés à Xi Jinping, il y a peu encore, le « petit timonier » se voyant campé en champion du libre-échange et du multilatéralisme, avec la contre-figure de Donald Trump érigée en repoussoir. A rebours de cette attitude, il importe que Taïwan redevienne un point focal des stratégies occidentales, quitte à froisser Pékin.
Une réelle légitimité historique et politique
De fait, Taïwan a une légitimité historique autrement plus forte que celle de la République populaire de Chine. Quand les gardes rouges vouaient aux gémonies Confucius et les « Classiques », l’île-État s’affirmait comme le conservatoire de la civilisation chinoise. L’antériorité de Taïwan est aussi politique. A l’issue de la guerre civile entre nationalistes et communistes (1946-1949), ce qui était encore appelé Formose servit de base de repli pour la République de Chine, proclamée en 1911. Si les débuts de cette république furent difficiles, des historiens désormais émancipés à l’égard du « siècle des humiliations » (le paradigme prisé par le Parti communiste) révisent cette période. A Canton, Sun Yat-sen sut établir un solide gouvernement national. Tchang Kaï-chek, son successeur, réunifia partiellement la Chine et, lors de la « décennie de Nankin » (1926-1937), il accéléra le développement des littoraux (voir la vitrine de Shanghaï, ses réussites mais aussi l’’envers du décor).
Au cours de la Deuxième Guerre mondiale, le généralissime obtint de ses alliés la fin des traités dits « inégaux » et la République de Chine fut reconnue comme puissance de premier plan. Ainsi obtint-elle un siège de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations unies. De tout cela, Taïwan est l’héritière géopolitique. Nonobstant l’issue malheureuse de la guerre civile, ses citoyens n’ont pas à rougir de leur histoire. Dans l’après-guerre, Tchang Kaï-Chek et le Kuomintang surent conduire un processus de développement économique, sans s’égarer dans les impasses tiers-mondistes (développement autocentré et « industrialisation par substitution aux importations). La libéralisation politique vint plus tardivement, mais le régime constitutionnel-pluraliste, garant des libertés fondamentales, est désormais enraciné. Peu de pays de la région peuvent se targuer d’une telle transformation d’ensemble.
En d’autres termes, Taïwan est une démocratie de marché qui, par ses standards politiques et économiques, relève du « premier monde », celui de la liberté et de la prospérité. Son seul exemple prouve qu’il n’y a pas d’incompatibilité de nature entre la civilisation chinoise et la cause de la liberté. Il fait contraste avec la Chine populaire qui use du kitsch confucéen pour prétendre légitimer les camps de concentration ainsi qu’un dispositif orwellien de surveillance numérique des individus. Malheureusement, le « réalisme politique » de certains sinophiles en vient à sublimer le kowtow, cette prosternation à laquelle les représentants des nations tributaires et des divers peuples barbares, « crus » ou « cuits », devaient se soumettre. Faible avec les forts mais fort avec les faibles, ce réalisme n’accorde pas grand intérêt à une petite île au large de la Chine continentale.
De fait, il se trouve des experts et des observateurs pour expliquer qu’une politique d’ « accommodement » avec la Chine populaire (« accommodement » signifiant ici « apaisement ») passerait par la reconnaissance d’une sphère d’influence englobant Taïwan. En d’autres termes, il faudrait que les États-Unis lâchent purement et simplement cet État souverain, plus généralement qu’ils reconnaissent à Pékin un droit de préemption sur leurs voisins. A ce compte, c’est l’ensemble de la mer de Chine du Sud, voire celle de l’Est (les « méditerranées asiatiques ») qui devrait tôt ou tard passer sous le contrôle de Pékin, et ce avec l’approbation des États-Unis et de leurs alliés européens. Après cinq siècles d’hégémonie occidentale et d’arraisonnement du monde, le renoncement à faire prévaloir le principe de liberté des mers constituerait un renversement historique. Croit-on maintenir la paix à un tel prix ? Le retranchement derrière d’illusoires parapets enhardirait les États révisionnistes, et il n’accorderait qu’un court répit à des puissances occidentales bientôt réduites à l’impuissance.
Une certaine solitude géopolitique
Présentement, l’attitude de l’OMS à l’égard de Taïwan appelle l’attention sur la solitude géopolitique de l’île-État. Ici s’impose une brève mise en perspective. Entre 2009 et 2016, Taïwan bénéficia d’un statut d’observateur auprès de l’OMS, le rapprochement entre Pékin et Taipeh permettant la levée du veto chinois. Le PCC cherchait alors à instrumentaliser la nostalgie du Kuomintang pour la Grande Chine et l’intérêt porté par le monde des affaires à la fluidité des échanges, l’objectif étant de phagocyter l’île-État. Aussi l’attitude de Pékin se fit-elle plus souple pensant ainsi circonvenir les Taïwanais. Par la suite, le Parti démocratique progressiste revint au pouvoir. Portée en 2016 à la présidence de la République, Tsai Ing-wen est réélue en janvier dernier, avec une importante marge de manœuvre (57,1 % des suffrages). Son parti politique dispose d’une majorité parlementaire suffisante pour gouverner l’île-État.
Or, cette force politique est l’expression d’un pays qui s’est défait des nostalgies continentales. Le respect des racines culturelles n’induit plus la croyance en une future réunification sous le drapeau de la République de Chine. Dans l’ordre des priorités, l’important réside dans la conservation de son indépendance et de sa souveraineté à l’égard de Pékin, le sort de Hong-Kong dissipant toute illusion sur la possibilité d’une solution du type « un pays, trois systèmes ». S’il temporise, le Parti démocrate progressiste est favorable à l’indépendance de jure de Taïwan. Aussi la Chine populaire mène-t-elle de nouveau une campagne diplomatique afin de débaucher le petit nombre d’États ayant maintenu des liens diplomatiques officiels avec Taïwan. Ils ne sont plus que quinze à persévérer en ce sens dont, Dieu soit loué, le Vatican.
Qui plus est, Taipeh a été évincée de l’OMS, organisation dont on connaît désormais le tropisme chinois de son directeur général, un ancien membre du parti communiste éthiopien élu avec le soutien de Pékin et de ses clients africains. La situation est d’autant plus dommageable que l’île-État s’est révélée exemplaire dans la lutte contre la pandémie. Son Centre de contrôle des maladies est l’un des « points de contact » du Règlement sanitaire international, cet instrument de l’OMS destiné à renforcer la coopération sanitaire internationale. Alors que Pékin tardait encore de longues semaines à publier toutes les informations relatives au « virus de Wuhan », Taipeh lançait l’alerte et avertissait quant à la transmission humaine de la maladie. Las ! L’OMS n’en tint pas compte, le lobbying politique et les financements de Pékin s’avérant plus forts que la vérité.
Nous évoquions plus haut la solitude diplomatique de Taïwan. En vérité, nombreux sont les pays qui, au moyen de bureaux de représentation et de missions commerciales, entretiennent des relations avec l’île-État. A tout le moins, le soutien diplomatique occidental n’est pas à la hauteur des menaces et pressions de Pékin. La « crise des missiles » des années 1995 et 1996 peut sembler éloignée, mais depuis 2005 une loi chinoise fait d’une hypothétique déclaration d’indépendance de Taïwan un « casus belli ». Preuve s’il en est que cette menace est d’actualité, le porte-avions Laoning et son groupe aéronaval ont récemment pénétré dans les eaux de Taïwan (12 avril 2020). Le sentiment profond des autorités de Pékin, convaincues que leur heure a sonné, et leur mépris à l’égard d’un « Occident décadent » rendent plausible une nouvelle crise dans le détroit de Taïwan.
L’improbable « Taipei Act » européen
Malgré leur pari tout sauf pascalien sur la Chine et le long espoir d’un avenir marchand et démocratique pour ce pays-continent, les États-Unis ont maintenu des relations politiques et militaires avec Taïwan (voir le « Taiwan Relations Act », 1979). Le 27 mars dernier, Donald Trump a réitéré et amplifié ce soutien en paraphant le « Taipei Act ». Cette loi incite les États-Unis à plaider pour que Taïwan devienne membre de toutes les organisations internationales dans lesquelles le statut d’État ne constitue pas un préalable. Dans les organisations spécifiquement interétatiques, ils agiront afin que l’île-État obtienne le statut d’observateur.
Quid de l’Union européenne ? Cette dernière ne constituant pas un acteur géopolitique global – les « États-Unis d’Europe » existent uniquement dans l’esprit de leurs contempteurs –, il est vain d’attendre une action résolue allant dans le sens de celle prônée par le Congrès des États-Unis. Au demeurant, la Chine populaire cherche à se constituer une clientèle d’États centre-est européens et balkaniques rassemblés au sein du « 17+1 », une structure constituée lors d’une première réunion organisée à Budapest (2011). Précédemment, certains de ces États ont veillé à adoucir les termes de communiqués européens relatifs aux agissements de Pékin dans la « Méditerranée asiatique » (mer de Chine du Sud) ou au Sin-Kiang (internement des Ouïghours).
Nonobstant le récent avertissement du Quai d’Orsay à l’ambassadeur de Chine populaire, la France aura du mal à faire la leçon aux pays d’Europe centrale et orientale. Fidèle à sa tradition gaullienne, elle s’est souvent posée en avocate de Pékin qui, on le sait, aime et respecte profondément la France. Ainsi la diplomatie française a-t-elle antan soutenu l’élection d’un Chinois à la tête d’Interpol, avec les suites que l’on sait. C’est tout le charme d’une « puissance d’équilibre » qui aime à ruser sur les axes Est-Ouest et Nord-Sud. Voici peu, Paris bataillait contre Washington afin qu’une déclaration commune du G 7 ne se réfère pas à l’origine géographique du coronavirus (le « virus de Wuhan »).
Pourtant, une récente note du Conseil d’Analyse et de Prévision du ministère des Affaires étrangères révèle l’inquiétude suscitée par la volonté de puissance et l’auto-affirmation de la Chine populaire sur la scène internationale, et ce jusqu’au cœur de l’Europe et sur ses franges maritimes. Le défi est d’envergure et il nous remémore l’ancienne dialectique entre Orient et Occident. Il est difficile d’imaginer pouvoir endiguer la Chine populaire sans la constitution d’un front occidental, de l’Atlantique à l’Indo-Pacifique. Parallèlement, une telle entreprise exigera une rectification (confucéenne) du vocabulaire qui nous sortira des habituels propos lénifiants et des représentations amollies qu’ils véhiculent.
Rehausser le niveau de nos relations avec Taïwan
Sur ce plan, un aggiornamento sémantique et diplomatique à propos de Taïwan serait une excellente propédeutique : la République de Chine constitue bel et bien une formation politique souveraine dont la légalité internationale est antérieure à celle de la Chine populaire. Il importe donc de s’extraire de l’« ordre du discours » (Michel Foucault) de Pékin, discours performatif selon lequel Taïwan, simple province rebelle, n’aurait pas d’existence politique et souveraine. A l’inverse, faudrait-il en venir à nier toute légitimité à la République populaire de Chine, une « Chine rouge » aux mains de « bandits communistes » (« gongfei ») selon l’expression en vigueur à l’époque de Tchang Kaï-chek ? Nenni. Si l’on ne sacrifie pas à la mystification d’une Chine une et éternelle depuis l’Empereur Jaune, il apparaît que maintes entités politiques ont coexisté à l’intérieur de la sphère de civilisation chinoise, et ce à toutes les époques.
Au regard des temps longs de l’Histoire, la présente situation n’a donc rien d’exceptionnel. Ainsi se souvient-on de la « doctrine des deux Chines » qui, semble-t-il, avait la faveur du général De Gaulle. Au vrai, ladite doctrine est dépassée. Les Taïwanais se sont appuyés sur leurs multiples héritages pour développer une identité propre. Taïwan constitue désormais un État national, placé sous la menace d’une action militaire ouvertement recommandée dans les derniers communiqués de l’APL (Armée populaire de libération). Un nouvel impératif s’impose donc : rehausser le niveau de nos relations avec l’île-État de Taïwan. Admettons que le passage à la pratique n’aille pas sans mal. A défaut d’un « Taipei Act » européen, il conviendra d’établir une concertation entre les principales puissances occidentales. A l’horizon, l’instauration d’un nouveau rapport de force avec une Chine populaire décomplexée dont le discours diplomatique et les efforts militaires n’ont décidément rien à voir avec les vertus confucéennes ou l’apoliteia des sages taoïstes.
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Les auteurs
Laurent Amelot est chercheur associé à l’Institut Thomas More. Diplômé de l’Institut d’Etude des Relations internationales (ILERI) et titulaire d’un Master 2 en sécurité internationale et défense de l’Université Lyon 3 (CLESID) et en géographie-aménagement du territoire de l’Université Paris 4 Sorbonne, il a été rédacteur en chef de la revue Outre-Terre et, en 1997, lauréat du prix Amiral Daveluy. Il est aujourd’hui chargé d’enseignement à l’ILERI et membre du groupe de réflexion Asie21. Après avoir longtemps consacré ses travaux à l’Asie du Sud-est et à l’Asie du Sud principalement, il s’est intéressé ces dernières années à la Chine, à sa politique étrangère et tout particulièrement à la dimension maritime de sa stratégie de puissance • |
Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur associé à l’Institut Thomas More. Titulaire d’une licence d’histoire-géographie, d’une maîtrise de sciences politiques, d’un Master en géographie-géopolitique et docteur en géopolitique, il est professeur agrégé d’Histoire-Géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis). Il est conférencier à l’IHEDN (Institut des Hautes Études de la Défense Nationale, Paris), dont il est ancien auditeur et où il a reçu le Prix Scientifique 2007 pour sa thèse sur « Les enjeux géopolitiques du projet français de défense européenne ». Officier de réserve de la Marine nationale, il est rattaché au Centre d’Enseignement Supérieur de la Marine (CESM), à l’École Militaire. Il est notamment l’auteur de Géopolitique de l’Europe (PUF, « Que sais-je ? », 2020) • |