4 mai 2020 • Entretien •
Les « grosses structures » ont montré leur incapacité à faire face à la crise du coronavirus, estime Gérard-François Dumont, qui appelle à plus de flexibilité aux plans administratif et numérique.
Le Premier ministre Edouard Philippe a dit que cette crise allait révéler ce que « l’humanité a de plus beau et de plus sombre ». Qu’avez-vous vu pour l’heure ?
Je vois d’abord la faiblesse du gouvernement chinois qui, non content d’être incapable de faire respecter les règles sanitaires – c’est cette incapacité qui a permis au Covid-19 de faire son apparition –, n’a pas reconnu dans un premier temps que le virus se transmettait d’homme à homme. Concernant la France, je constate la défaite économique. Notre pays est incapable de produire ce dont il a besoin pour juguler la crise sanitaire. Je constate aussi la défaite de la gouvernance politique. Quand certains documents seront un jour rendus publics, on se rendra compte que les ambassadeurs de France en Asie orientale ont envoyé des rapports quotidiens expliquant la situation. Le gouvernement français savait ce qui allait se passer. Il ne pouvait ignorer que, dès le 31 décembre, Taïwan avait demandé des précisions à l’OMS et intégré dans sa réponse sanitaire le fait que le virus se transmettait d’homme à homme. Agnès Buzyn, l’ex-ministre de la Santé, estime quant à elle avoir mis en garde sa hiérarchie dès janvier. Comme toujours, c’est la rapidité de la réponse à la crise qui compte.
Enfin, je constate une défaite géopolitique. Tout se passe comme s’il n’y avait pas de responsable à l’origine de cette crise. Dans ses chiffres officiels, la Chine n’affichait qu’un peu plus de 4 600 morts le 2 mai, alors que tout porte à croire que le bilan est très largement supérieur. Ces chiffres tronqués donnent l’impression qu’il y a plus de morts en Italie, en Espagne, en France, aux États-Unis… Une impression de défaite sanitaire s’est imposée chez nous et la Chine en profite pour faire du soft power. L’État qui est à l’origine de la crise n’est plus tenu pour responsable. Faut-il rappeler qu’avant que l’OMS ne donne une définition de ce virus, ce dernier était appelé, à juste titre, « pneumonie de Wuhan » par Taïwan ?
Que nous apprend cette épreuve sur la France ?
Tous les paradigmes qui étaient au cœur de la gouvernance politique française se trouvent balayés. On nous disait que l’avenir économique de notre pays s’écrirait sans usines, qu’il fallait avoir les institutions territoriales les plus grandes possibles. Parce que big is beautiful, on a créé la région Grand Est. On a vu le résultat : l’Autorité régionale de santé, basée à Nancy, a tardé à réagir, car trop éloignée de la réalité du terrain dans le Haut-Rhin.
Cette idée française de grosses structures débouche sur une vulnérabilité des territoires. Or ce sont les maires et les départements qui se trouvent en première ligne. La vision comptable de la société est elle aussi mise à mal : avec l’incitation à vendre des médicaments génériques, la production a été délocalisée, et les possibilités d’investissements de nos industries pharmaceutiques s’en sont trouvées réduites.
Voyez-vous déjà des choses à changer dans le pays ?
L’État doit réaliser l’égalité numérique entre les territoires. Le télétravail s’était déjà grandement développé, la crise sanitaire n’a fait qu’accélérer le processus. Mais c’est insuffisant. Pour le moment, un salarié souhaitant suivre un cycle de formation en continu dispose d’un choix bien plus large à Paris qu’à Angoulême, par exemple. Il faut donc que l’explosion du télétravail s’accompagne d’un développement du téléenseignement. Il faut aussi revenir sur certains chantiers. On consacre 38 milliards d’euros au projet discutable du Grand Paris Express, alors qu’au lieu d’une extension, on a davantage besoin d’une remise en état du réseau existant. Le Grand Paris Express ne fait que renforcer le phénomène de métropolisation déjà à l’œuvre. Seules les métropoles seraient compétitives, nous fait-on croire, alors qu’il serait bien plus utile et beaucoup moins coûteux de dépenser quelques milliards pour l’égalité numérique. Les citoyens pourraient ainsi s’installer, travailler et entreprendre où ils le souhaitent.
Le confinement met aussi en évidence le fait que l’enseignement n’est pas seulement l’affaire de l’Éducation nationale, mais le fruit d’une collaboration avec les parents. Il faudra aussi améliorer le système de santé, les chaînes de valeur. L’économie circulaire est également plébiscitée, il faut l’encourager. Tout cela ne sera possible que si l’État abandonne son raidissement jacobin, encore vu lorsque le gouvernement a interdit à des maires de prendre des arrêtés rendant obligatoire le port du masque.
Quelles leçons pensez-vous que notre pays tirera de cette crise sanitaire ?
Le paradoxe est extraordinaire : les dépenses publiques de la France sont parmi les plus élevées et pourtant le pays ne parvient pas à répondre aux besoins essentiels de sa population. Face à ce dysfonctionnement dans l’usage des fonds publics, il faut espérer que le gouvernement donnera davantage de souplesse à l’administration. Les « gilets jaunes » reprochaient à l’État d’être de moins en moins présent dans les territoires peu peuplés : ce n’est pas parce qu’il y a moins de fonctionnaires, mais parce qu’ils ont été concentrés à certains endroits, donnant ainsi lieu à une bureaucratisation considérable. Idem dans les hôpitaux : les effectifs médicaux sont restés stables sur les trois dernières décennies, alors que le personnel administratif, lui, a considérablement augmenté. Mais pour mener à bien ce genre de révision structurelle, il faut faire confiance aux individus.
À quoi ressemblera, selon vous, l’après ?
La démondialisation avait déjà commencé : l’OMC est en léthargie, les relations bilatérales sont de retour, comme en témoigne le Brexit ou les hausses de droits de douane décidées unilatéralement par les États-Unis. L’élément le plus nouveau est ce que j’appelle la « désinternationalisation ». Après la « déglobalisation », qui est le phénomène de retour des frontières, la « désinternationalisation » consiste en une diminution des échanges de personnes et de marchandises entre les territoires. Cette diminution sera le fait des États, qui voudront assurer leur sécurité sanitaire, et des individus, qui abandonneront leur hypermobilité tant que tout risque ne sera pas écarté. Les migrations internationales sont gelées dans les deux sens, et pour un certain temps. En raison des rapatriements, on peut même imaginer qu’en 2020 le nombre d’immigrants dans le monde aura diminué. Il est probable que pendant deux ou trois ans, tout passage à la frontière impliquera un contrôle sanitaire, ce qui réduira considérablement les flux. Les populations garderont en mémoire ce que signifie ce virus et changeront globalement leurs comportements. La crise du coronavirus ne sera pas une parenthèse fermée, mais une parenthèse ouverte. En témoigne le discours d’Emmanuel Macron, qui n’a plus rien à voir avec ce qu’il était il y a six mois !