Mai 2020 • Rapport •
Contribution de Jean-Thomas Lesueur, délégué général de l’Institut Thomas More, au rapport Réformer pour libérer, rapport collectif, disponible ici.
Tandis que la foule des responsables politiques, commentateurs et experts va répétant que « plus rien ne sera comme avant », qu’il y aura « un avant et un après » crise du Covid-19 (au vrai, comme pour tout dans « le monde de la vie »), il est une chose qui ne change pas : c’est la profonde défiance des Français à l’égard du pouvoir politique. Là où 74% des Allemands et 69% des Britanniques considèrent que leur gouvernement a bien « géré cette crise », seuls 39% de nos concitoyens le pensent (1).
La crise du Covid-19 comme révélateur de l’« absolutisme inefficace »
Inutile de s’attarder ici à faire une nouvelle fois la description de ce sentiment maintes fois manifesté dans les urnes (21 avril 2002, référendum du 29 mai 2005, etc.) ou au-dehors (crise des « Gilets jaunes ») : les traits de la « société de défiance » que nous avons laissé s’édifier au fil des décennies sont connus (2). Le centralisme, la bureaucratie, la concentration de la décision publique, l’entre-soi des élites, le corporatisme, l’absence de contre-pouvoirs, la décentralisation ratée ont produit un système administratif, institutionnel et politique clos, dont l’action perd en profondeur ce qu’elle gagne en étendue, de moins en moins efficace et de moins en moins légitime aux yeux des citoyens. Le « modèle français » se réduit dans les faits à une interminable extension du domaine de l’État et de son administration : un État omnipotent, tentaculaire et dévorateur, qui se regarde comme seul défenseur légitime d’un « intérêt général » de moins en moins évident aux yeux de la communauté des citoyens.
La crise du Covid-19 ne fait que rendre plus saillantes les arrêtes de cet « absolutisme inefficace » (3). Le manque d’anticipation et de réactivité, le dénuement de l’État (pourtant obèse), l’affaiblissement de ses fonctions régaliennes, sa réticence face aux propositions ou aux initiatives venues d’autres acteurs (locaux ou issus de la société civile) en sont les symptômes patents.
A l’issue de l’épisode, il conviendra de faire la part des responsabilités – responsabilités de long terme et mauvaises décisions ou décisions tardives face à l’événement. Si tout, dans les retards et les défaillances observés, ne se réduit pas à cette seule question du centralisme étouffant, il est évident qu’elle en est une part. La question de l’efficacité du système est posée, ainsi que celle de la confiance des Français. L’inquiétude de l’exécutif sur les éventuelles « répliques » politiques et sociales de l’après-crise en est la preuve.
C’est la raison pour laquelle la réponse substantielle à cette ankylose généralisée ne pourra être qu’un vaste mouvement de réforme de l’État (visant à le concentrer sur ses missions essentielles et sur lesquelles il est légitime), de décentralisation et de dévolution de libertés nouvelles aux acteurs de terrain : collectivités locales, société civile, associations, familles, secteur privé, etc. Mouvement dont il est possible de décrire les contours et l’allure.
Leçon allemande
Mais il n’est pas inutile, avant cela, de faire un détour par l’Allemagne. Tout le monde salut les modalités de son pilotage de la crise et ses résultats sanitaires. Le pays compte près de quatre fois moins de morts que la France (5 976 contre 22 856 au 26 avril). Les raisons de ce succès sont connues : bonne anticipation (mesures de distanciation sociale, de tests, etc. prises tôt), politique de dépistage massif (taux de dépistage le plus élevé au monde, notamment grâce à la fabrication sur son sol des tests), meilleures capacités hospitalières (33 lits de soins intensifs pour 100 000 habitants, contre 11 pour la France) et, plus mystérieusement, moyenne d’âges des contaminés relativement basse (environ 49 ans contre environ 62 ans en France).
Mais un autre aspect ne peut être omis : c’est l’organisation décentralisée du secteur de la santé qui est, pour une large partie, de la compétence des Länder. Si le pays s’est doté d’une loi spéciale (loi sur la protection des infections, Infektionsschutzgesetz, du 25 mars 2020) conférant des compétences renforcées au ministre fédéral de la Santé en temps d’épidémie, la coopération entre le Bund et les Länder est soutenue et permanente. Alors que certains observateurs français ont voulu à toute force expliquer que le système allemand était lent et lourd (4), l’expérience montre le contraire : souplesse et adaptabilité du système, différenciation selon les territoires et concertation des acteurs ont largement contribué au bon pilotage de la crise.
Un indice : l’exécutif veut s’appuyer sur les collectivités pour le déconfinement
Ce détour par l’Allemagne ne convaincra peut-être pas tout le monde. Les centralisateurs, les défenseurs acharnés du « modèle français » resteront sceptiques. Pourtant, un indice prouve que l’État ne peut agir seul : c’est le changement de ton de l’exécutif lui-même. Loin des coups de menton du chef de « guerre » qui avaient marqué son intervention du 16 mars ordonnant le confinement de la population, Emmanuel Macron a rendu, lors de son allocution du 13 avril, un hommage appuyé aux maires et aux élus locaux qui « ont permis à la vie de continuer » (5).
L’exécutif veut désormais s’appuyer sur les collectivités pour la délicate phase de déconfinement (annoncée pour le 11 mai) et pour l’après-crise. Les régions sont mobilisées pour le soutien aux PME et aux TPE. Les départements multiplient les initiatives dans le champ social, qui est leur compétence. Les communes sont au contact des Français. Les trois échelons seront en première ligne pour la réouverture des établissements scolaires (maternelles et primaires pour les communes, collèges pour les départements, lycées pour les régions). Nombre de collectivités ont pris les devants pour la distribution de masques à la population : c’est déjà chose faite à Troyes (Aube), à Nice (Alpes-Maritimes) ou à Valence (Drôme) et des dizaines de communes l’auront fait avant le 11 mai. La région PACA a déjà stocké un million de masques qu’elle réserve aux 900 petites communes de son territoire. La région Île-de-France a annoncé qu’elle se chargeait de la distribution aux usagers des transports en commun. Le maire de Toulouse Jean-Luc Moudenc résume bien la situation : « Comme l’État n’a pas bougé le premier, nous avons décidé de commander les masques nous-mêmes » (6).
Le trésor de la proximité
Comment expliquer cette meilleure réactivité manifeste du local ? Quatre éléments y concourent (7). Le premier, particulièrement vrai pour la commune, est la confiance – qui fait tant défaut à l’échelon national. 63% des Français apprécient leur maire quand 64% se défient de l’institution présidentielle (8). Les responsables de l’exécutif, qui redoutent de nouvelles poussées éruptives après la crise, seraient bien inspirés de réfléchir à cette réalité en miroir.
Le deuxième est la question de la taille des organisations dans lesquelles nous vivons. Le vertige créé par l’époque, ultra-connectée et mondialisée, légitime le local et l’enracinement car « en même temps que la taille sociale augmente, décroît le sens de l’interdépendance, de l’appartenance et d’un intérêt commun » (9). L’échelon local, par le lien immédiat qui s’exerce entre l’élu et le citoyen, par la dimension concrète des enjeux qui sont le plus souvent les siens, offre le terrain idoine de l’exercice de solidarités réelles et de l’émergence d’un intérêt collectif accessible au citoyen.
Le troisième élément est l’efficacité. Les exemples abondent, petits et grands, de réussites politiques, économiques, sociales ou culturelles dans des communes modestes, sur des territoires défavorisés ou pour lesquels l’État n’a plus de réponse. Elles tiennent à la connaissance fine qu’a l’élu local de son territoire, à la conformité des moyens dont il dispose et des ambitions qu’il lui propose et à sa capacité à proportionner les uns aux autres. Cette connaissance lui permet de « comprendre qu’une organisation est solidaire d’une échelle » (10) et de bâtir un projet efficace en ce qu’il sera à la mesure des capacités du territoire. Que ce projet soit prudent ou audacieux, conservateur ou visionnaire, importe peu. Ce qui compte est son effet d’entraînement et la création d’une dynamique collective.
Car, quatrième élément, ces réussites ne sont pas celles de l’élu seul mais de tous les acteurs qui y ont contribué. Citoyens, associations (sportives, culturelles, sociales, etc.), entreprises locales : l’élu n’agit pas seul mais au milieu d’un maillage, plus ou moins riche bien sûr selon les cas, qu’il doit mobiliser et mettre en réseau. C’est l’une des caractéristiques de l’action locale de ne pouvoir se suffire à elle-même. A rebours des responsables politiques nationaux qui, bien souvent, regardent l’État comme seul compétent et seul légitime et disposent de ses ressources considérables pour agir, l’élu local est obligé – et c’est tant mieux – de s’appuyer sur d’autres que lui pour agir. La mairie du Petit-Quevilly (Seine-Maritime) s’apprête à mettre 26 000 masques en tissu réutilisables à la disposition de ses concitoyens grâce au travail d’une dizaine de couturières bénévoles de la commune.
Pistes pour l’avenir
Partant de ces constats, il est possible de proposer quelques pistes ou orientations pour la mise en œuvre d’une politique territoriale authentiquement décentralisatrice. Celle présupposerait néanmoins que les hommes qui sont à la tête de l’État (responsables politiques et hauts fonctionnaires) réalisent une révolution mentale afin de remplacer leur dirigisme spontané par la liberté des acteurs de terrain, le pilotage tatillon et méfiant des territoires par la confiance dans les collectivités locales, l’uniformité des actions prescrites par la diversité des expériences.
C’est la raison pour laquelle toute politique décentralisatrice doit être précédée par une profonde réforme de l’État, non seulement en matière de redéfinition de son périmètre d’action, de baisse du nombre de fonctionnaires ou du coût des services publiques, mais aussi, et peut-être surtout, en termes de renouvellement de ses pratiques et de ses procédures. Qu’il s’agisse de la phase d’élaboration des politiques publiques au niveau ministériel et parlementaire ou de la phase de mise en œuvre sur le terrain, de nombreuses réformes peuvent être réalisées.
Nous proposons donc les orientations suivantes :
Renouveler les pratiques et les procédures de l’État. Pour cela il conviendrait d’obliger les hauts fonctionnaires élus à démissionner de la fonction publique ; de réduire drastiquement les cabinets ministériels afin qu’ils ne doublonnent pas les administrations ; de créer un spoils system à la française ; de lutter contre l’inflation normative (400 000 normes en stock, 200 lois par an) ; de rédiger des « lois d’objectifs », brèves et claires, qui déterminent « les principes fondamentaux » (art. 34 de la Constitution) et laissent aux acteurs de terrain plus d’autonomie dans la mise en œuvre ; d’adapter le pilotage en fonction de la politique publique à conduire et du territoire considéré ; et d’adopter une fonction publique dite « de métier », pour améliorer la mobilité des agents, pour rendre le pilotage de l’action publique plus efficace sur le terrain.
Décentraliser franchement des pans entiers des politiques publiques. Emploi et formation professionnelle, politique économique, éducation, culture, action sociale, etc. : les secteurs sont nombreux où il serait possible de confier aux collectivités locales (régions, départements, EPCI, communes) la conduite des politiques publiques. Pour cela, les compétences devraient être strictement confiées. L’État devrait revoir toute sa politique de déconcentration qui contribue fortement au doublonnage des services administratifs.
Engager un vaste mouvement de dévolution de libertés en faveur de la société civile. Contrairement à une idée trop répandue, les Français n’attendent pas tout de l’État. La France compte 1,4 million d’associations actives et un Français sur quatre de plus de quinze ans donne de son temps à une association (soit près de treize millions de bénévoles). Là encore, les domaines sont nombreux où il serait possible de s’appuyer sur ce maillage : politique sociale, environnement, éducation, culture, etc. Faire confiance à ces acteurs favoriserait en outre le lien social et la lutte contre l’isolement mieux que ne saurait le faire n’importe quelle administration.
Dynamiser la démocratie locale en instituant le RIP local. Avec la crise des « gilets jaunes », le référendum d’initiative populaire (RIP) s’est invité dans le débat public. Il constituerait un accélérateur de démocratie locale et serait facile à instituer au niveau communal. Dernier espace de confiance dans notre pays, on l’a dit, la commune pourrait aisément consulter sa population, sur la demande d’une part significative de celle-ci, pour des choix d’équipements, d’urbanisme, d’environnement, etc. En parallèle, il conviendrait bien sûr de donner aux communes davantage d’autonomie fiscale pour que la population soit responsable de ses choix.
Notes •
(1) « En qu(o)i les Français ont-ils confiance aujourd’hui ? », OpinionWay pour le CEVIPOF-Sowell, Baromètre de la confiance en politique, vague 11, avril 2020, disponible ici
(2) Yann Algan et Pierre Cahuc, La société de défiance. Comment le modèle social français s’autodétruit, Paris, Éditions rue d’Ulm, 2017
(3) Selon le titre du livre de Jean-François Revel, L’absolutisme inefficace, ou contre le présidentialisme à la française, Paris, Plon, 1992
(4) Voir par exemple « Coronavirus : l’Allemagne malade de son fédéralisme », Libération, 16 mars 2020, disponible ici
(5) Emmanuel Macron, « Adresse aux Français », Palas de l’Elysée, Paris, 13 avril 2020, disponible ici
(6) CNews, 24 avril 2020
(7) Voir Jean-Thomas Lesueur, La démocratie en circuit court. Plaidoyer pour la réforme de l’État, la décentralisation et le RIP local, Institut Thomas More, note 30, février 2019, disponible ici
(8) « En qu(o)i les Français ont-ils confiance aujourd’hui ? », op. cit.
(9) Olivier Rey, Une question de taille, Paris, Stock, 2014, p. 90
(10) Ibid., p. 176