23 mai 2020 • Entretien •
L’ambition globale de la Chine menace la primauté internationale américaine. Les Etats-Unis étant les héritiers géopolitiques des grandes puissances européennes d’antan, c’est la longue hégémonie occidentale qui est en fait menacée.
Lors de différents exercices de communication, le président américain Donald Trump a affiché sa volonté de tenir le bras de fer avec la Chine, accusant, sans preuve, cette dernière d’avoir « laissé échapper » le coronavirus de l’un de ses laboratoires. À l’aube des élections présidentielles américaines, que signifie cette posture géopolitique ? Quelles pourraient en être les conséquences ?
De fait, il n’y a pas de preuves produites sur la place publique, mais les interrogations n’en sont pas moins nombreuses et la seule manière dont les choses se sont passées en Chine populaire au début de cette pandémie indique que Pékin a manqué à ses obligations élémentaires envers la communauté internationale. Il n’y a rien de scandaleux à demander des comptes, voire à envisager des compensations. A tout le moins, une enquête internationale devrait-elle être conduite, ne serait-ce que pour des raisons scientifiques et épidémiologiques. Le Haut Représentant aux Affaires étrangères de l’Union européenne a également formulé une demande en ce sens. Il est regrettable que les États européens, grands bailleurs de fonds de l’OMS, n’aient pas fait preuve de plus de fermeté lors de l’assemblée de l’organisation sanitaire, le 18 mai dernier. La résolution de compromis alors adoptée se réfère bien à une « enquête impartiale, indépendante et complète » mais aucune date n’a été fixée (« au plus tôt »).
Toujours est-il qu’il ne s’agit pas d’une simple « posture » de la part de Donald Trump. Avec les mensonges de Pékin sur le début de la pandémie, la persécution et l’internement des médecins, ou autres personnes donnant l’alerte, ainsi que l’immense incertitude sur les statistiques officielles chinoises, il n’est décidément pas possible d’affirmer que cette immense catastrophe, dont nous n’avons pas vu encore tous les effets économiques et les conséquences socio-politiques, s’explique par la seule rudesse de mère Nature. Bien des dirigeants occidentaux approuvent le fond de la position américaine, mais ils n’ont pas la même latitude d’action que les États-Unis. D’un point de vue français, il est vrai que la révélation d’un tel incident aurait des répercussions sur une politique laxiste en matière de transfert de technologies. Les scientifiques français ont été écartés du laboratoire P4 de Wuhan que Paris a fourni à la Chine populaire, la France n’en a tiré aucun avantage en matière de progrès scientifique, et elle n’a pas même pu anticiper l’épidémie. On se prend à penser que le multilatéralisme a bon dos. S’agirait-il de justifier une certaine permissivité ?
Par ailleurs, il est vrai que Donald Trump entend faire de la question chinoise l’axe directeur de sa campagne électorale. Le fait qu’il y trouve un intérêt politique intérieur ne signifie cependant pas qu’affronter les risques et menaces véhiculés par la Chine populaire serait dénué de rationalité géopolitique. Dans Le piège de Thucydide, Graham Allison a exposé la situation et ses périls ; cet ouvrage recommande il est vrai une politique faite d’accommodements pour ne pas parler d’apaisement. Mais n’est-ce pas celle qui prévaut depuis 2001 et l’entrée de la Chine à l’OMC ? Il est aujourd’hui évident que l’« État-civilisation » chinois est une puissance impérialiste dont l’ambition globale menace la primauté internationale américaine. Les États-Unis étant les héritiers géopolitiques des grandes puissances européennes d’antan, c’est la longue hégémonie occidentale qui est en fait menacée. La Chine populaire et d’autres « puissances révisionnistes » (Russie et Iran, principalement) le martèlent sans cesse : le déni serait vain. Les enjeux dépassent donc ceux de l’élection présidentielle américaine, les États européens ne pourront plus longtemps esquiver cette question. Malheureusement, nombreux sont ceux qui, en Europe, consentent au déclin. Les grandes nations impériales d’antan sont sorties épuisées des deux guerres mondiales, ont ensuite perdu l’essentiel de leurs possessions extérieures et, ma foi, s’en sont bien accommodées. Aux yeux de certains, les États-Unis ne devraient pas faire exception. Il faut redouter la provincialisation de l’Europe.
Les États-Unis ont également annoncé être restés partie prenante de l’accord sur le nucléaire iranien. Cela implique-t-il que Donald Trump ait retenu les leçons des échecs de la campagne de Georges W. Bush en Irak et amorcé une désescalade dans le conflit iranien ?
Je crains qu’il ne s’agisse là d’une mésinterprétation de la situation, voire d’un contresens. Le secrétaire d’État américain, Mike Pompeo, entend exploiter le fait que la résolution 2231, votée par le Conseil de sécurité de l’ONU après l’adoption du Joint Comprehensive Plan of Action (le plan sur le nucléaire iranien), le 14 juillet 2015, comporte la signature des États-Unis. Washington pourrait donc arguer de l’irrespect des engagements iraniens en matière nucléaire pour provoquer le rétablissement automatique des sanctions (voir le mécanisme de « snapback », prévu par le JCPOA). Simultanément, le secrétaire d’État a lancé une campagne visant à prolonger l’embargo sur les armes à destination de l’Iran, censé prendre fin en octobre 2020. Si la Chine populaire et la Russie opposaient leur veto à une résolution américaine sur l’embargo, les États-Unis pourraient reporter alors l’effort sur l’activation du « snapback ». Cela signifierait la fin du JCPOA. Bref, l’Administration Trump ou du moins ceux qui, avec Mike Pompeo, sont décidés à accroître les pressions sur Téhéran, n’esquissent pas un mouvement de retrait.
Quant à la « désescalade » escomptée, il s’agit d’un moment dans un conflit de longue haleine. Après un pic de tension de l’été 2019 (des tankers sabotés ou attaqués, un bombardement iranien d’installations pétrolières sur le sol iranien), puis un autre pic le 3 janvier 2020 (l’élimination de Qassem Soleimani, chef militaire de la force Al-Qods, le fer de lance des Pasdarans), la situation régionale semble plus calme. En vérité, il n’en est rien. Depuis le lancement de missiles sur une base des forces américaines en Irak, quelques jours après la mort de Qassem Soleimani, une dizaine d’autres attaques ont été conduites par des milices panchiites contrôlées par Téhéran. En quelque sorte, l’Irak est sur une ligne de faille. Américains et Iraniens sont engagés dans un face-à-face, l’État irakien peinant à exister par lui-même. Les alliés des États-Unis engagés dans la lutte contre l’État islamique ainsi que l’OTAN en tant que telle. Ils sont donc présents dans la zone. Si les démarches russes auprès des États du golfe Arabo-Persique ont appelé l’attention, la Chine populaire gagne en influence dans la région. Le Moyen-Orient demeure donc un nœud gordien mondial.
Dans le détroit d’Ormuz, la tension reste forte. Sur le plan nucléaire, l’Iran est de fait sorti du JCPOA, seuls quelques fils n’ayant pas encore été rompus. Paris, Londres et Berlin ont déclenché le mécanisme de règlement des différends prévu par le JCPOA (14 janvier 2020). Depuis, un rapport de l’AIEA (Agence internationale pour l’énergie atomique), en date du 11 mars dernier, a établi la réalité des faits. En matière balistique, le récent lancement d’un satellite militaire (22 avril 2020) témoigne des progrès accomplis : le régime irano-chiite est en passe de maîtriser la technologie des missiles intercontinentaux. A terme, les capitales européennes seront à portée de tir. Enfin, les Pasdarans et les milices panchiites qu’ils encadrent s’enracinent en Syrie. Elles ont désormais accès à la Méditerranée orientale. Au Liban ainsi qu’au Yémen, les « clients » et les affidés de Téhéran sont à l’œuvre. Jusqu’à quand les grandes puissances européennes pourront-elle conduire une politique faite de demi-mesures ? Un hypothétique changement de la politique américaine, sous la conduite d’une autre Administration, enhardirait plus encore le régime irano-chiite.
Face aux enjeux des élections américaines de l’automne 2020, quel scénario géopolitique vous apparaît comme crédible face aux contradictions médiatiques de la Maison-Blanche ?
Quel « scénario » géopolitique à l’automne ? De prime abord, il faudrait rompre avec cette langue empreinte de la « société du spectacle ». Elle est à l’origine d’« abstractions déréalisantes » qui faussent la perception des choses, font perdre le sens de la gravité et du tragique de l’Histoire. Nonobstant la personnalité et le style de l’actuel président des États-Unis, le monde n’est pas un « reality show ». Le fait est que les situations se tendent dans diverses zones de conflit. Les « zones grises » entre concurrence, compétition stratégique et rivalités ouvertes deviennent incertaines. Cela accroît la probabilité d’occurrence d’un conflit dans l’une ou l’autre zone géopolitique. Il faut prévenir le pire de manière à ce qu’il n’advienne pas, dit-on. Mais la puissance des oppositions et contradictions qui minent le système international pourrait être la plus forte. Ne pensons pas que le mouvement du monde se calque sur les échéances électorales américaines.
Quant aux « contradictions médiatiques » de la Maison-Blanche, faut-il comprendre le décalage entre les propos de Donald Trump et la réalité de sa politique ? On voudrait croire que l’unilatéralisme de sa politique étrangère constitue un moyen terme entre l’isolationnisme psychologique et l’interventionnisme des « Wilsoniens bottés ». En fait, le problème réside principalement dans l’incertitude et l’imprévisibilité dont Donald Trump fait preuve. A certains moments et dans certaines conditions, la diplomatie du « brinkmanship » (« au bord du gouffre ») peut certes conférer un avantage. Pourtant, cela ne fait pas une politique étrangère solide et fiable, fondée sur un socle de principes, avec des lignes directrices qui permettent d’assurer la cohérence entre fins et moyens. Cette incertitude pourrait induire en tentation un adversaire stratégique persuadé que le président américain bluffe, avec à la clef de redoutables représailles de la part des États-Unis.
S’agissant de l’Europe, privilégier le point de vue de Dieu (ou celui de Sirius) et prétendre se poser en arbitre ou en « honnête courtier » entre les États-Unis et l’Iran n’a guère de sens. Ce discours brouille la perception des enjeux de sécurité. Sur le fond, là encore, les grandes capitales européennes partagent le diagnostic américain quant au danger de la politique iranienne dans la région. Simplement, Paris, Londres et Berlin (l’E-3) auraient voulu que les Iraniens acceptent de discuter de l’après-2025 (la prolongation des « sunset clauses » sur le nucléaire), du programme balistique en cours et de la politique de déstabilisation de la région, avec pour socle le JCPOA. D’emblée, Téhéran a refusé une négociation de ce type, excluant ainsi la possibilité d’une troisième voie (voir le froid accueil réservé à Jean-Yves Le Drian, en mars 2018). Faut-il aussi rappeler l’échec du sommet de Biarritz, fin août 2019, qui a vite tourné au Vaudeville diplomatique ? Hassan Rohani a clairement signifié au président français que les « Mollahs ne dansaient pas le tango ». En l’état des choses, aucun compromis n’est donc envisageable. Dès lors, l’Europe devrait-elle tout simplement intérioriser la menace et abandonner le Moyen-Orient ? Plutôt que de croire pouvoir se retrancher derrière d’illusoires parapets, il serait urgent de reconstituer un front occidental, au Moyen-Orient comme dans la région Indo-Pacifique.