Propositions pour relocaliser la production de médicaments en France

Sébastien Laye, chercheur associé à l’Institut Thomas More

Juin 2020 • Note 44 •


La nouvelle note de l’Institut Thomas More analyse l’impréparation sanitaire de notre pays et ses effets sur la gestion de la crise du Covid-19 et  les causes des tensions observées sur la question cruciale de l’approvisionnement et de la production de médicaments. Elle formule ensuite sept propositions pour relocaliser la production de médicaments en France.


Introduction

La crise du Covid-19 et le spectacle du dénuement de l’État pour y faire face ont réintroduit dans le débat public la question de la souveraineté, et plus particulièrement de la souveraineté sanitaire  Celle-ci peut être définie comme la capacité d’un pays (pas seulement de l’État) à faire face à une crise sanitaire de grande ampleur par ses propres moyens, par la réduction de sa dépendance aux acteurs étrangers, qu’il s’agisse d’autres États ou d’entreprises privées. Le LEEM, syndicat des entreprises du médicament, définit cette souveraineté sanitaire comme la capacité à produire sur le sol français les médicaments les plus cruciaux.

Restaurer la souveraineté sanitaire de la France consiste non seulement à réarmer l’État mais aussi de retrouver les voies de la puissance industrielle  S’il n’est pas possible, ni souhaitable, de considérer cette souveraineté comme absolue (on ne peut pas tout prévoir et un certain niveau d’interdépendance avec le monde est nécessaire et bénéfique), l’organisation d’un système aussi vital pour une société qu’est un système de santé, système qui doit être analysé dans son intégralité et sa complexité (avec l’ensemble de ses acteurs, publics et privés, considérés dans leurs rôles, leurs intérêts particuliers et leurs capacités de réaction), doit être repensée à l’aune de cette exigence. Restaurer la souveraineté sanitaire de la France nécessite non seulement de réarmer l’État dans ses missions de protection de la population (missions dans lesquelles il a gravement failli) mais aussi de retrouver les voies de la puissance industrielle afin d’assurer la sécurisation stratégique des produits indispensables.

La garde en matière industrielle a été baissée il y a déjà longtemps en France  En effet, la grave impéritie sanitaire constatée pendant ces semaines douloureuses ne doit pas faire oublier les signes avant-coureurs qui trouvent leur genèse notamment dans une lente désindustrialisation de la France. La contribution du secteur industriel à la formation du PIB est passée dans notre pays de 25% en 1975 à 10% aujourd’hui (hors BTP), alors que la moyenne européenne se situe autour de 20%. Les effectifs de ce secteur d’activité sont passés de 6,2 millions de salariés à la fin des « Trente Glorieuses » à 2,7 millions à présent. C’est ainsi la moitié de notre potentiel de production et in fine de contribution à la richesse nationale qui n’est pas mobilisé.

Tragédie économique en temps normaux, cette faiblesse de notre tissu productif est devenue une tragédie humaine en ces temps de crise sanitaire, obérant notre capacité de réplique au virus  Si le Président Macron a adopté en mars une posture martiale en employant le terme de « guerre », force est de constater que l’équipement a fait défaut et que les troupes se sont retrouvées manquant de tout dans ce conflit : respirateurs, ventilateurs, masques, gel hydroalcoolique, médicaments, etc. On ne s’appesantira pas ici sur la cruelle litanie des épisodes ubuesques, comme celui des respirateurs commandés tardivement mais défectueux ou celui des masques non payés reroutés vers un autre pays. Il ne s’agissait là que de cautères dans l’urgence pour pallier l’absence de production locale. Il est vrai qu’on ne réindustrialise pas un pays en quelques jours.

La présente note a vocation à présenter des pistes opérationnelles visant à renforcer la souveraineté sanitaire de la France en favorisant la relocalisation de la production de médicaments en France  Nous aurions pu nous pencher sur la production des équipements de base des personnels soignants (masques, blouses, etc.) ou des matériels (respirateurs, etc.) qui ont tant fait défaut. Nous nous concentrerons sur le médicament pour deux raisons : son importance évidente pour le soin des malades et la place qu’a historiquement tenu la France dans cette industrie. Après nous être interrogés sur (I) l’impréparation sanitaire de notre pays et ses effets sur la gestion de la crise du Covid-19, nous analyserons (II) les causes des tensions observées sur la question cruciale de l’approvisionnement et de la production de médicaments, puis nous formulerons (III) sept propositions pour favoriser la relocalisation de la production de médicaments en France.

Hôpital, stratégie, médicaments : l’impréparation sanitaire de notre pays

La France consacre 11,3% de son PIB à la santé, part la plus élevée dans l’Union européenne : cela représente une dépense moyenne de 3 626 euros par habitant, supérieure de 25% à la moyenne européenne (1). L’hôpital public concentre un tiers de ces dépenses de santé, avec des personnels non médicaux dont le nombre est de 40% supérieur à celui de nos voisins (35% en moyenne du personnel de l’hôpital contre 25% chez nos voisins européens).

La lancinante « crise de l’hôpital » vient donc moins d’un problème de moyens que d’organisation, d’excès bureaucratique et d’autonomie des acteurs (2). La France compte trop peu de médecins par habitants en dehors de l’hôpital, trop de personnels de santé non médicaux et les ajustements budgétaires sur l’hôpital, rendus nécessaires par ce manque d’efficacité, se sont fait depuis des années au détriment aussi bien de la recherche que de la qualité du service rendu, des conditions de travail des professionnels et des stocks de matériels et de médicaments.

Un système hospitalier sous tension et mal préparé à faire face à des crises aiguës

L’un des principaux points de faiblesse des hôpitaux français en cas d’épidémie étaient les services d’urgence, structurellement débordés. Le problème a été maintes fois pointé ces dernières années (3). Mais ce qui a beaucoup plus surpris les Français, ce sont les pénuries en tous genres. Des pénuries de produits et des ruptures d’approvisionnement avaient pourtant été observées tout au long de la décennie 2010 (4). La conjonction d’une dépense publique de santé peu efficace et d’un mouvement social larvé à l’hôpital laissait augurer du pire en cas de pandémie.

Tout au long de la crise du Covid-19, les témoignages abondent sur le manque d’équipements de base tels que les masques, les gants ou le gel hydroalcoolique. Les médias s’en font largement l’écho : « La direction nous dit qu’elle n’est pas en capacité de nous fournir le nombre de masques nécessaires, à tel point qu’elle a décidé, depuis la fin de semaine dernière, de faire fabriquer 5 000 masques maison par des étudiants en médecine et en pharmacie », dénonce Benjamin Delrue, infirmier au CHU d’Angers. « On est en rupture, la commande doit arriver cette semaine, mais on n’a pas assez de stocks », reconnaît Christophe Gautier, directeur des hôpitaux universitaires de Strasbourg. « On passe notre temps à gérer la pénurie », regrette Julie Chastres, directrice de l’hôpital de Bry-sur-Marne (5).

Sur les lits et les places disponibles à l’hôpital, tout a déjà été dit ou presque. L’an dernier, une étude de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DRES) du ministère de la Santé estimait à 69 000 le nombre de lits d’hospitalisation supprimés entre 2013 et 2019 (6), provoquant mécaniquement un engorgement des urgences, bien avant la crise du Covid-19. Cette tension sur la capacité d’accueil des hôpitaux s’est trouvée au cœur de la stratégie des autorités publiques au plus fort de la crise : il fallait que « l’hôpital tienne »

Plus globalement, c’est toute la stratégie nationale de lutte contre les épidémies qui a été prise en défaut par la crise. Après une période d’armement du système sanitaire et de prévalence du principe de précaution face au SARS pendant la période 2005-2010, ce que Xavier Bertrand, ministre de la santé entre 2005 et 2007, a nommé un « changement de doctrine » aboutit à un lent délitement de la capacité de réaction du système sanitaire à la survenance d’une épidémie à partir de 2015 (7).

Un système de prévention et une capacité de réaction déficients

Ce délitement explique la gestion pour le moins erratique de la crise par les autorités et leur incapacité à mettre en œuvre la seule stratégie efficace, celle du dépistage massif. Certains ont essayé de relativiser les ratés de la stratégie française en arguant que nos voisins ont fait preuve des mêmes errements. Si cela est vrai pour l’Italie ou l’Espagne, c’est inexact pour d’autre pays tout proches.

La comparaison avec l’Allemagne doit ici nous éclairer. Le pays a d’abord pris des mesures de distanciation sociale plus tôt que chez nous. Parallèlement, le pays a affiché très vite l’un des taux de tests les plus élevés au monde, avec 350 000 tests par semaine dès la mi-mars (8). Enfin, pour ceux qui passaient entre les mailles du filet et tombaient malades (souvent des cas sévères avec une moyenne d’âge d’hospitalisation de 49 ans environ contre 62 ans en France), le nombre de lits en soins intensifs permit de faire face à « la vague » : environ 33 lits de soins intensifs pour 100 000 habitants, contre 11 pour la France (9).

On comprend donc que la capacité de l’Allemagne à résister au choc du Covid-19 a relevé à la fois d’investissements de long terme et d’une meilleure stratégie lors de l’arrivée de l’épidémie. L’Allemagne disposait d’un nombre de médecins, d’infirmières et de lits supérieurs à la moyenne des pays de l’Europe. Par ailleurs, la bonne tenue des finances publiques a permis à l’Allemagne de consacrer un effort budgétaire à la protection de sa population sans équivalent.

Des ruptures dans l’approvisionnement et la fourniture de médicaments cruciaux

Ces insuffisances et cette impréparation se retrouvent enfin dans l’approvisionnement et la fourniture de médicaments. Alors que les services de réanimation ont besoin de curare, d’hypnotiques, de corticoïdes et d’antibiotiques, notamment dans les hôpitaux parisiens et de l’est de la France, des difficultés d’approvisionnement se font jour dans le courant du mois de février (10). De fait, 80% de la fabrication de ces produits nécessitent des composants actifs, ces derniers sont à 60% importés d’Asie, et même aux deux tiers de Chine, pays au premier chef responsable de la crise sanitaire. Si, bien sûr, la crise a fait exploser la demande mondiale – Olivier Véran, ministre de la Santé a ainsi affirmé que la consommation de certains de ces produits « a pu parfois augmenter de l’ordre de 2 000% » –, les tensions sur la chaîne d’approvisionnement viennent de plus loin.

La France a progressivement abandonné le stockage de médicaments dans les laboratoires, opérant en flux tendus. Ainsi, selon l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), le nombre de signalements de ruptures de stocks a plus que doublé en quatre ans (passant de 438 en 2014 à 871 en 2018) (11). Le sénateur Yves Daudigny, auteur d’un rapport en 2018 sur le sujet, estime qu’aujourd’hui, entre 900 et 1 000 médicaments sont en ruptures (12). Si la crise du Covid-19 a souligné les problèmes avec des médicaments utilisés en réanimation, la réalité est encore plus problématique. Les médicaments les plus dépendants des chimistes chinois sont aussi les plus courants : vaccins, antidouleurs, médicaments contre l’hypertension et le diabète (13). Ces produits ont vu leur prix fortement baisser grâce à leur production à l’étranger à bas coût mais leur accès était aussi, dès avant la crise, plus aléatoire en fonction des politiques d’exportation des producteurs. Or, on l’a dit, la consommation de certains de ces produits a explosé à partir du mois de mars. La solidarité européenne n’a pu jouer car tous les systèmes hospitaliers ont été confrontés à la même vague peu ou prou au même moment.

L’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) essaie donc de réduire leur consommation durant la crise, tout en soignant de plus en plus de malades du coronavirus. Le 27 mars, elle recommande de « rationaliser » l’utilisation des produits anesthésiques, par exemple en diminuant de 20% la quantité de produits administrée par patient, en assurant que la qualité de la prise en charge des malades n’en est pas affectée : « les services de réanimation ont utilisé du propofol et depuis qu’il est en rupture de stock, ils se reportent sur le midazolam. Du coup, il n’y en a quasiment plus alors on se rabat sur le rivotril et le valium. Ces pénuries en cascade sont très inquiétantes », juge Patrick Léglise, vice-président du Synprefh (Syndicat national des pharmaciens des établissements publics de santé) (14).

Médicaments : des tensions qui viennent de loin

Durant la crise du Covid-19, le système de santé public français ne put s’appuyer sur un appareil productif solide. Une partie des pénuries et des produits manquants – on rappellera que masques, gels, respirateurs, médicaments, etc., sont des produits issus de processus industriels et manufacturiers – a en effet pour cause l’affaiblissement industriel de notre pays. Dans son ensemble, la part de l’industrie manufacturière dans la valeur ajoutée s’était effondrée de 20% au début des années 1990 à 11,5% en 2013, au moment de la sortie du rapport Gallois. Depuis lors, toutes les tentatives de la redresser ont échoué et elle a poursuivi un lent déclin aux alentours de 10%, probablement un point bas permanent sans changements majeurs de notre système économique (15).

Dans la perspective qui nous occupe ici, il est intéressant de chercher à comprendre pourquoi la filière de l’industrie pharmaceutique française, pourtant puissante, s’est néanmoins lentement affaiblie au cours de la dernière décennie et surtout à tant délocaliser.

L’industrie pharmaceutique française : un secteur puissant mais fragilisé

La France est, de longue date, un acteur important de l’industrie pharmaceutique. Elle constitue le deuxième marché européen derrière l’Allemagne et le cinquième au niveau mondial. Toutefois, elle voit sa part de marché passer de 5,5% en 2008 à 3,3% en 2018, soit un recul de 2,2 points en dix ans (16). Une étude internationale, publiée en janvier 2019, confirme cette tendance au déclassement : la France perdrait deux places à l’horizon 2023, se faisant dépasser par l’Italie et le Brésil (17).

Côté production, le chiffre d’affaire était de près de 56 milliards d’euros en 2018. Les exportations représentaient 49% du total (27 milliards), en légère croissance par rapport à 2017 mais après un fort recul en 2014 (18). Comme le notait un rapport parlementaire de 2016, « les entreprises françaises du secteur, traditionnellement figures de proue de l’industrie nationale, affichent une érosion continue de leur compétitivité depuis les dernières années ». Or cette dégradation des avantages compétitifs concerne une industrie cruciale : « Le poids des industries de santé dans l’économie nationale est par ailleurs plus important en France que dans les pays comparables : la part du chiffre d’affaires de ces industries (qui représentait au total 70 milliards d’euros en 2014) dans l’industrie manufacturière est en effet de 5,5% en France, contre 4,1 % au Royaume-Uni et 3,6 % en Allemagne » (19).

Un environnement réglementaire contraignant

Même si la pesanteur de l’environnement réglementaire s’observe pour l’ensemble de l’industrie française, il convient de rappeler ici quelques spécificités du secteur pharmaceutique. Pour des raisons d’hygiène et de santé, le secteur est soumis à des réglementations importantes : « L’industrie pharmaceutique se présente comme un secteur soumis à une forte contrainte réglementaire. Celle-ci serait la garantie de la sécurité des médicaments, ces produits « pas comme les autres », qui, en retour, sont situés sur un marché protégé » (20).

A chaque étape de la fabrication d’un médicament, il y a des normes précises : « Ce secteur a comme caractéristique d’être très réglementé par les pouvoirs publics. Il existe des mesures de contrôle de la fabrication, la mise sur le marché d’un produit nécessite une autorisation, les produits sont protégés par des brevets, la publicité est très encadrée et les prix sont réglementés […]. Enfin, l’industrie a aussi dû se plier aux exigences sanitaires de plus en plus strictes, qui se sont traduites par un renforcement des procédures d’autorisation de mise sur le marché (AMM). Pour prétendre à une telle autorisation, une nouvelle molécule doit passer un processus de développement strictement réglementé et découpé en quatre phases successives (phases précliniques I à III et phase IV de pharmacovigilance). Une des conséquences de ces réglementations est un accroissement du coût et de la durée d’accès au marché pour les firmes. Le coût des procédures s’élève puisque le dossier d’approbation, composé des résultats des nombreux tests cliniques requis, comporte aujourd’hui en moyenne 100 000 pages contre 38 000 dans les années 1970 […]. La densité de ces dossiers entraîne une augmentation du délai d’évaluation par les autorités et allonge l’attente des firmes disposant d’une nouvelle molécule. Celle-ci est d’environ un an et demi aux États-Unis, entre deux et trois ans en France » (21). Les AMM représentent un lourd corpus de normes sans équivalent dans d’autres secteurs : « pour l’obtention de cette autorisation, les données scientifiques issues des phases de R&D sont compilées par le laboratoire pharmaceutique dans un dossier d’AMM déposé auprès de l’autorité compétente du marché visé. Sur la base d’une analyse des différentes données de qualité, sécurité et efficacité, l’autorité détermine un rapport bénéfice/risque associé à la mise à disposition du médicament et octroie ou non l’AMM » (22).

Aucun secteur n’est aussi encadré par des normes réglementaires élaborées par des agences publiques. A cette couche étatique, s’ajoute la couche de normes d’entreprises type ISO et surtout, depuis 2006, une nouvelle réglementation européenne impose à tous les industriels de la chimie d’enregistrer tous leurs produits (intermédiaires ou produits finis) auprès de l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA), afin d’en connaître l’impact potentiel sur la santé et l’environnement. Il s’agit du fameux règlement européen REACH (23).

Chacun trouvera parfaitement légitime que l’activité d’une industrie touchant si directement la santé et la vie des citoyens soit particulièrement encadrée. Mais à cet encadrement spécifique, il faut ajouter les normes sociales et environnementales qui pèsent sur toute l’industrie, particulièrement nombreuses et surveillée en France. Là encore, on peut les juger légitimes mais on ne peut ignorer que leur respect entraîne un coût supplémentaire, inévitablement répercuté sur le prix. Il est évident que cet environnement réglementaire particulièrement contraignant constitue un désavantage concurrentiel vis-à-vis de pays moins regardants, qu’ils soient en Asie ou en Europe de l’est.

Un environnement fiscal pénalisant

Du côté de l’environnement fiscal, c’est une chose bien connue, il y a une fiscalité excessive qui pénalise les entreprises en France. Concernant l’industrie, on pense en particulier aux impôts dits de production. Mais il faut ajouter dans le cas qui nous intéresse une fiscalité spécifique au médicament qui vient aggraver la situation.

On sait déjà que le taux global d’imposition (impôts et charges), l’un des plus élevés au monde, affecte aussi bien le créateur du médicament que son fabricant et son distributeur. A cela s’ajoute une spécificité qu’on ne retrouve que dans un seul autre pays, l’Espagne : le poids important de taxes sectorielles dans le taux d’imposition globale. D’après le syndicat des entreprises du médicament, le LEEM, la France est en effet, derrière l’Espagne, le pays où le poids des taxes spécifiques est le plus élevé par rapport au taux d’imposition global. Selon le profil d’entreprise considéré, le poids des taxes sectorielles (comparé au résultat comptable avant impôt) varie de 37 à 70% en France, alors qu’il se situe entre 0 et 4% au Royaume-Uni, en Suisse et en Irlande (24). Enfin, malgré les efforts consentis pour abaisser le taux de l’impôt sur les sociétés en France, cela demeure insuffisant. En effet, alors que la loi de finances pour 2017 a instauré une baisse progressive à l’horizon 2022, cette baisse n’a pas été mise en œuvre et paraît abandonnée avec la crise du Covid-19.

Notre fiscalité en matière de médicament est foisonnante, avec des objectifs peu clairs. Il existe ainsi sept taxes applicables auxquelles s’ajoutent deux mécanismes de régulation qui sont des déclinaisons d’une fixation des prix. Chaque année, une étude financée par le LEEM, dont le champ comprend l’ensemble des composantes de la fiscalité mais aussi les cotisations sociales, conclut à un désavantage comparatif pour la France en raison de cette fiscalité spécifique (25). Les entreprises présentes sur le sol français pâtissent autant du contexte général (fiscalité lourde en générale) que d’une fiscalité particulièrement pénalisante pour cette industrie.

La disparition des « écosystèmes de production » en France

On désigne en général sous le terme d’« écosystème de production » un ensemble de lieux de production pouvant travailler en coopération ou en relation parce que, par exemple, correspondant à divers éléments complémentaires dans la chaîne de valeur. Cette approche symbiotique s’oppose à l’hyper-spécialisation qui a caractérisé en France les sites de production eux-mêmes (isolés et spécialisés par type de produit) mais aussi les filières industrielles (par exemple, décider qu’on ne va produire que tel élément à forte valeur ajoutée ou grande complexité et abandonner la production d’éléments simples).

La mondialisation, l’éclatement de la supply chain, le caractère pénalisant de l’activité productive sur notre territoire, ont contribué à la délocalisation ou l’abandon des productions relativement simples au profit de produits plus complexes. C’est ainsi que, dans le domaine du médicament, la France s’est retrouvée avec une industrie pharmaceutique de pointe mais incapable de produire des médicaments de base, pourtant indispensables dans la lutte contre l’épidémie de Covid-19.

Si la France a bien essayé de créer des clusters industriels, nous avons trop souvent oublié que pour produire in fine du complexe, il fallait aussi savoir produire du simple et maintenir cette production simple à proximité. L’intérêt de ces « écosystèmes de production » est évident en termes de recherche. Mais il est aussi facteur de précieuses économies d’échelle : l’écosystème permet que le produit complexe profite par exemple du coût avantageux des fournitures achetées en quantité plus grande pour la production des produits matures (balances de précision, gaz pharmaceutiques, etc.).

Ainsi, un pays qui perd sa capacité à produire de simples anesthésiants, du curare ou des granulés médicamenteux, ne peut non seulement pas faire face à une menace inédite comme celle du Covid-19, mais se trouvera à terme désemparé devant l’assemblage de « briques » simples pour produire des médicaments innovants.

Sept propositions pour relocaliser la production de médicaments en France

La crise sanitaire aura au moins servi à cela : on est sans doute allé « trop loin » dans la délocalisation de l’industrie pharmaceutique, comme l’a reconnu Olivier Bogillot, président de Sanofi France (26). Reste à savoir comment la relocaliser. Pour cela, nous formulons sept propositions. Parmi elles, certaines (Propositions 1 et 2) ont trait à des adaptations du cadre fiscal et général français aux spécificités de la production de médicaments sur notre territoire. Les autres (Propositions 3 à 7) sont plus idiosyncratiques de cette industrie.

Proposition 1. Créer un cadre fiscale vertueux par l’instauration d’un « crédit d’impôts production »

Après la crise du Covid-19, un consensus émerge pour favoriser à nouveau la production locale. Si on veut restaurer la production de médicaments simples sur notre territoire, il faut rendre fiscalement plus avantageuse cette activité. Que ce soit en ristourne de l’impôt sur les sociétés ou, mieux, des impôts de production, un sur-amortissement spécifique à l’outil industriel localisé en France, ou « crédit d’impôts production » pourrait être mise en place. Ainsi, développer une base industrielle en France sera immédiatement profitable. Notre préférence irait vers un sur-amortissement dans un premier temps, car plus incitatif, puis à terme vers une disparition des impôts de production en cas de création d’outils de production en France.

Proposition 2. Adopter un Small Business Act à la française pour assurer les débouchés de l’industrie pharmaceutique française

A l’instar des États-Unis, la France a besoin d’un nouveau cadre légal pour les PME et les ETI. Nous proposons un Small Business Act au niveau national car les projets européens en la matière sont décevants et totalement enlisés. Dans le cadre de ce nouveau Small Business Act, nous proposons que 20% des commandes publiques soient réservés à des PME et ETI françaises, et même 40% sur les produits médicaux de première nécessité mis en exergue durant la crise du Covid-19. La commande publique aura un effet d’entraînement sur la reconstitution de cette filière industrielle.

Proposition 3. Assouplir le cadre réglementaire pour favoriser la production de génériques sur le sol français

Les médicaments les plus simples qui ont manqué lors de la crise sont souvent génériques et le passage au générique a fortement contribué à la baisse de la production sur le sol français. Il nous faut retrouver notre capacité en la matière. La législation actuelle avec la clause Bolar empêche les sociétés nationales de médicaments de produire les génériques pour préparer le lancement avant l’issu du brevet est échu. Ce sont alors des producteurs étrangers qui récupèrent ce marché, souvent en Inde. Or le générique représente 33% de la consommation française de médicament. Nous proposons de revenir sur ces contraintes en libéralisant le marché du générique.

Proposition 4. Accélérer le parcours administratif du médicament en France

Les procédures administratives, notamment celles d’autorisation de mise sur le marché (AMM), sont particulièrement lourdes en France. Les temps d’instruction des dossiers sont en moyenne deux à trois fois plus importants que dans les autres pays de l’OCDE. Nous proposons des délais minimums de traitement des dossiers pour les lancements mais également pour les transferts et back up et un renforcement des moyens humains des agences publiques du médicament afin de faire face aux cas les plus urgents, avec un « fast track » pour les autorisations relatives aux médicaments pouvant sauver des vies ou en cas d’urgence sanitaire.

Proposition 5. Mettre la production de médicaments au cœur d’écosystèmes de production

Nous proposons de regrouper les technopoles dédiées à la santé autour de centres de production de médicaments simples ou génériques, ou d’intégrer les sites de production de ces derniers dans les technopoles santé existant, afin de favoriser les interactions entre production d’éléments de base et productions plus complexes.

Proposition 6. Créer une vraie filiale de bio-production

Pour développer enfin la biotechnologie et les biogénériques en termes de production sur le sol français, nous proposons de créer un GIE (ou équivalent) pour la bio-production, regroupant centres de recherche, entreprises pharmaceutiques, génériqueurs français, pouvoirs publics. Aujourd’hui les produits développés en France ne sont plus produits en France, et il faut restaurer le lien entre R&D et production.

Proposition 7. Mettre en place la transparence sur le lieu de production en créant un label « Made in Europe »

L’Europe a des normes de qualité différentes des autres grandes zones du monde, normes qui assurent au consommateur la non-toxicité des produits et le respect des critères de fabrication. Le patient doit avoir accès à la connaissance du lieu de production de son médicament sur l’emballage de son produit. On pourrait envisager de rendre explicite ce lieu de production par la création d’un pictogramme « Made in Europe » apparaissant clairement sur les paquets de médicaments, selon les étapes de production effectivement réalisées en Europe (principe actif, fabrication pharmaceutique, conditionnement, etc.).

Notes •

(1) OCDE, European Observatory on Health Systems and Policies et Commission européenne, State of Health in the EU, France. Profils de santé par pays 2019, novembre 2019, disponible ici.

(2) Voir, par exemple, Cour des Comptes, Rapport public annuel 2019, février 2019, disponible ici. On lira aussi la tribune collective de vingt médecins hospitaliers, professeurs en facultés, « Libérons l’hôpital du fléau bureaucratique ! », Le Figaro, 3 mai 2020, disponible ici.

(3) En particulier Cour des Comptes, Rapport public annuel 2019, op. cit., chapitre 6, « Les urgences hospitalières : des services toujours trop sollicités », disponible ici.

(4) Voir, par exemple, Gérard Vincent, Cédric Arcos et Alice Prigent, « Les conséquences de la crise économique sur l’hôpital », Les Tribunes de la santé, 2012/3 (n° 36), p. 47-54, disponible ici.

(5) « Coronavirus : masques, surblouses… Du matériel manque toujours dans les hôpitaux », Le Monde, 2 avril 2020, disponible ici.

(6) DREES, Les établissements de santé, édition 2019, disponible ici.

(7) Voir les cinq enquêtes de Gérard Davet et Fabrice Lhomme, « Aux racines de la crise sanitaire française », Le Monde, 3-7 mai 2020, disponible ici.

(8) Alexandre Robinet-Borgomano, Les États face au coronavirus. L’Allemagne, un modèle résilient, Institut Montaigne, 8 avril 2020, disponible ici.

(9) Thomas Wieder, « Coronavirus : « Les Allemands continuent à manquer de masques et de combinaisons de protection », Le Monde, 13 avril 2020, disponible ici.

(10) « Coronavirus. Tension sur les médicaments de réanimation », Ouest France, 30 mars 2020, disponible ici.

(11) ANSM, Ruptures de stock des médicaments, s.d., disponible ici.

(12) « En 2018, un rapport du sénateur de l’Aisne Yves Daudigny alertait sur la pénurie de médicaments de réanimation », France 3 Hauts-de-France, 16 mai 2020, disponible ici.

(13) Pôle interministériel de prospective et d’anticipation des mutations économiques, Enjeux et perspectives des producteurs pour tiers de principes actifs et de médicaments. Dix actions proposées pour renforcer la compétitivité de la France, mars 2017, disponible ici.

(14) « Coronavirus : pénurie de médicaments vitaux à craindre », Que choisir, 7 avril 2020, disponible ici.

(15) La Direction générale des entreprises (DGE) du ministère de l’Économie l’évaluait à 10,2% du PIB en 2017. Voir DGE, Chiffres clés de l’industrie manufacturière. Édition 2017, 2017, disponible ici.

(16) LEEM, La part de l’Europe continue de décroître, 27 septembre 2019, disponible ici.

(17) IQVia, The Global Use of Medicine in 2019 and Outlook to 2023, janvier 2019, disponible ici.

(18) LEEM, Bilan économique. Edition 2019, 2019, disponible ici.

(19) Gilbert Barbier et Yves Dautigny, Le médicament : à quel prix ?, Sénat, rapport d’information n° 739 (2015-2016), fait au nom de la Commission des affaires sociales, juin 2016, disponible ici.

(20) Séverin Muller, « L’industrie pharmaceutique et l’État. Comment garantir la santé sans nuire au commerce ? », Savoir/Agir, vol. 16, no. 2, 2011, pp. 37-42, disponible ici.

(21) Philippe Abecassis et Nathalie Coutinet, « Caractéristiques du marché des médicaments et stratégies des firmes pharmaceutiques », Horizons stratégiques, vol. 7, no. 1, 2008, pp. 111-139, disponible ici.

(22) Florent Zoonekynd, Conformité réglementaire : présentation des processus qualité en lien avec la production de vaccin sur le site de Saint-Amand-Les-Eaux, Thèse pour le diplôme d’État de docteur en pharmacie, Université de Lille 2, Faculté des sciences pharmaceutiques et biologiques de Lille, 2016, disponible ici.

(23) Règlement (CE) no 1907/2006 concernant l’enregistrement, l’évaluation et l’autorisation des substances chimiques, ainsi que les restrictions applicables à ces substances (REACH), et instituant une agence européenne des produits chimiques, disponible ici.

(24) Voir par exemple Nicolas Marques, « Démantelons notre fiscalité anti-économique avant qu’elle n’achève notre économie », Institut Molinari, 12 mai 2020, disponible ici.

(25) Gilbert Barbier et Yves Dautigny, op.cit.

(26) « Sanofi reconnaît que l’industrie du médicament est allée « trop loin » dans la délocalisation », BFM Business, 22 avril 2020, disponible ici.


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L’auteur

Sébastien Laye est chercheur associé à l’Institut Thomas More. Diplômé d’HEC Paris et de Sciences Po Paris et titulaire d’un Commercial Real Estate Executive Education Program du MIT (Boston), il est entrepreneur dans le domaine de l’immobilier et du financement de l’immobilier (en Europe et aux États-Unis). Il a aussi été actif dans le domaine des infrastructures françaises avec le fonds Conquest. Économiste et analyste financier de formation, il est en outre actif dans le débat public depuis plusieurs années et a écrit deux livres (Capital et Prospérité. Le retour de la croissance pour tous, Paris, éditions Alternative démocratique, 2016 et Stratégies d’investissement, Paris, Ellipses, 2013). Depuis 2016, il suit les questions monétaires et de politiques économiques pour l’Institut Thomas More