19 juin 2020 • Entretien •
Le Conseil constitutionnel a censuré la plupart des dispositions de la très controversée loi Avia, jugées attentatoires à la liberté d’expression. Cette décision est une bonne nouvelle car il était aberrant de « pénaliser un sentiment ».
Vous aviez affirmé, notamment dans nos colonnes (en savoir +), que la loi Avia menaçait les libertés fondamentales. L’arrêt du Conseil constitutionnel rendu ce jeudi 18 juin vous donne-t-il raison ?
Je crois que nous pouvons collectivement nous réjouir de la décision du Conseil constitutionnel qui vient de prendre une position très forte en censurant entièrement ou partiellement pas moins de dix articles sur dix-neuf de la loi « visant à lutter contre les contenus haineux sur internet », dite loi Avia, adoptée le 13 mai dernier.
En déclarant solennellement que « le législateur a porté à la liberté d’expression et de communication une atteinte qui n’est pas adaptée, nécessaire et proportionnée au but poursuivi », la position du Conseil constitutionnel, à la fois très ferme et explicite, conforte et confirme les arguments des défenseurs des libertés publiques et des droits fondamentaux, dont l’Institut Thomas More, qui n’étaient pas parvenus à infléchir la position du législateur durant tout le processus d’élaboration du texte.
Mais il y a mieux : peut-être venons-nous d’assister à la création d’un nouveau droit à valeur constitutionnelle, que l’on pourrait qualifier de « droit d’accès aux réseaux sociaux ». La décision du Conseil constitutionnel semble ouvrir une brèche quant à la valeur des conditions générales d’utilisation (CGU) des réseaux sociaux, derrière lesquelles ceux-ci se réfugient systématiquement en cas de litige avec les utilisateurs en matière de liberté d’expression. Le Conseil adosse en effet à l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (DDHC), qui a valeur constitutionnelle, le fait qu’« en l’état actuel des moyens de communication et eu égard au développement généralisé des services de communication au public en ligne ainsi qu’à l’importance prise par ces services pour la participation à la vie démocratique et l’expression des idées et des opinions, ce droit implique la liberté d’accéder à ces services et de s’y exprimer »… Nul doute que les étudiants des facultés de droit commenteront cette décision durant de très nombreuses années !
Cette censure était-elle prévisible ?
Il était très difficile de se prononcer sur ce sujet en amont sur la position que prendrait le Conseil constitutionnel sur ce sujet, en raison de l’« état d’urgence sanitaire » (en vigueur, je le rappelle, depuis le 24 mars et prolongé jusqu’au 10 juillet prochain).
Classiquement, le Conseil d’État, la Cour de Cassation et le Conseil constitutionnel ont tendance, sur la base de la théorie « des circonstances exceptionnelles » (en raison de l’importance des dangers que peut faire courir une situation de crise), à autoriser le gouvernement à déroger à l’ordonnancement juridique de notre état de droit. C’est donc plutôt une bonne surprise qu’à la suite de la décision le Conseil d’État du 13 juin dernier concernant la liberté de manifestation, le Conseil constitutionnel réaffirme la nécessité que notre État de droit retrouve sa norme, même si l’état d’urgence est toujours en vigueur.
En outre, on peut supposer que le fait que les deux projets majeurs du gouvernement au sortir du confinement soient pour l’un potentiellement attentatoire à la liberté d’expression, d’information et de la presse (la loi Avia) et pour l’autre potentiellement attentatoire à la liberté de circulation et à la vie privée (l’application StopCovid), explique la position très forte du gardien de la constitution.
La question en particulier de l’interdiction de la « haine » semble poser question : en droit français, ne peut-on pas pénaliser un sentiment ?
Pénaliser un sentiment est une aberration intellectuelle. On touche à la pensée intime de l’individu. Pourquoi dès lors ne pas interdire l’amour ou l’empathie, comme dans Le meilleur des mondes ? Franchir un tel pas, ce serait ouvrir la voie à la création d’une théorie juridique du « bon citoyen » (celui qui pense bien) par opposition au « mauvais citoyen » (celui qui pense mal). Ce serait s’approcher dangereusement, dans une version certes plus douce et plus enrobée d’accompagnement de la pensée des populations qu’il convient d’éduquer pour le bien de tous, de la logique du système de « crédit social » chinois lancé dans les années 2000.
Il n’est pas inutile de rappeler que les débats sur la loi Avia ont été suivis par pas mal de juristes dans le monde. De nombreux observateurs ont été extrêmement attentifs, pour ne pas dire inquiets, quant à cette dérive vis-à-vis de la liberté d’expression que constituait ce texte. En effet, quand le pays qui aime à se qualifier de « pays des droits de l’homme », va à l’encontre de la philosophie même de l’article 19 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 (« Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit »), c’est un symbole qui compte. La déclaration de 1948 n’est certes pas applicable directement en droit français mais elle est à l’origine de toutes les grandes chartes et déclarations des droits d’après-guerre… Ce n’est pas rien.
Enfin, la notion de « contenu haineux » est totalement dépendante de l’intention de son auteur au moment où il la diffuse mais aussi des a priori et des convictions du lecteur ou de l’autorité administrative qui en demande la censure. Il était bien évident que dans un tel océan d’incertitudes, la qualification de « contenu haineux » serait parfaitement arbitraire et que la censure deviendrait la règle – ne serait-ce que par prudence élémentaire du côté des réseaux sociaux. C’est pour cela que le Conseil constitutionnel qualifie la volonté du législateur d’atteinte à la liberté d’expression qui n’est pas « adaptée, nécessaire et proportionnée au but poursuivi ».
Au-delà du fond, c’est aussi dans le mécanisme qu’elle entendait mettre en œuvre que la loi Avia a été censurée, pourquoi ?
Par sa décision, le Conseil constitutionnel remet « l’église au milieu du village » juridique, si j’ose dire, en rappelant au législateur le rôle incontournable du juge quant à l’appréciation et le respect de la proportionnalité entre des faits potentiellement répréhensibles et la préservation de la liberté fondamentale qu’est la liberté d’expression. Déléguer cette mission de contrôle, d’appréciation et de retrait des propos sur son réseau à un opérateur privé qui aura « l’obligation de retrait […], dès lors qu’une personne lui a signalé un contenu illicite » sans qu’elle soit « subordonnée à l’intervention préalable d’un juge ni soumise à aucune autre condition », ne pouvait conduire qu’à une censure quasi systématique de tous les propos signalés.
Le Conseil constitutionnel en a donc conclu logiquement que « compte tenu des difficultés d’appréciation du caractère manifestement illicite des contenus signalés dans le délai imparti, de la peine encourue dès le premier manquement et de l’absence de cause spécifique d’exonération de responsabilité, les dispositions contestées ne peuvent qu’inciter les opérateurs de plateforme en ligne à retirer les contenus qui leur sont signalés, qu’ils soient ou non manifestement illicites ».
Il est bien évident que le fait de déléguer à des opérateurs privés, et au surplus étrangers, un pouvoir en quelque sorte de « justice » et de « police » quant à la liberté d’expression des Français soulevait intrinsèquement un problème constitutionnel.
Mais au-delà de ces aspects purement juridiques, il faut s’interroger sur cette forme de renoncement de plus en plus systématique de l’État à assumer ses fonctions régaliennes (dont « rendre la justice » est l’une des plus éminentes) au travers d’une surabondance de normes de plus en plus liberticides dont la mise en pratique dépend presque toujours de technologies numériques étrangères.