11 juillet 2020 • Chronique •
Le multilatéralisme angélique des libre-échangistes français se heurte aux ambitions chinoises. Pour Pékin, la France et l’Europe constituent le maillon faible du monde occidental.
A l’heure où le souverainisme et le patriotisme économique reviennent en force dans le débat public – à juste titre selon nous –, il convient de se demander si la France ne pèche pas par angélisme sur ces sujets : l’abandon de tout volontarisme en matière économique – et disons-le clairement, d’ambition, depuis des décennies – se heurte désormais au retour des prédateurs sur la scène internationale économique, comme l’explique magistralement François Hesbourg dans son dernier ouvrage, Le temps des prédateurs. La Chine, les États-Unis, la Russie et nous, Odile Jacob, 2020).
Or, c’est le premier acteur cité qui menace de perturber le plus la stabilité économique française, en pleine crise économique et sociale. En effet, l’excellence de l’espionnage russe ou sa stratégie d’influence n’est pas une surprise, tant elle découle en ligne droite de l’époque des Soviets ; non plus que l’influence de notre puissant allié américain (on se souviendra du président Coolidge et de son fameux « le business des États-Unis c’est le business ») : cette dernière a cependant pu prendre des formes plus agressives récemment avec l’inacceptable extraterritorialité du droit américain (aboutissant à des condamnations de sociétés françaises ou des prises d’otages judiciaires comme dans le cas Alstom) et le transactionalisme opportuniste de Trump.
Pourtant, c’est la montée en puissance de la Chine qui menace aujourd’hui de perturber la France : d’abord parce que la désindustrialisation française, source du chômage et de la montée des populismes, est la conséquence directe de notre faiblesse dans les négociations commerciales avec la Chine. Le multilatéralisme angélique des libre échangistes français est en train de se heurter de plein fouet aux ambitions chinoises.
Ces dernières sont de nature quasi-millénariste et il faut en passer par l’histoire chinoise pour les comprendre : première puissance économique au monde à l’époque de Louis XIV, héritière d’un empire millénaire bien que fermé au reste du monde, la Chine a vécu un long XIXe siècle d’humiliation, marqué par les guerres de l’Opium, et un territoire économiquement dépecé par les puissances occidentales, avant les invasions territoriales russes et surtout japonaises au XXe siècle. A la sortie de la désastreuse expérience maoïste, le pouvoir du Parti Communiste chinois a sagement reconstruit sa puissance économique passée, avant – en 2012, avec l’arrivée de Xin Jinping – de déployer une toute nouvelle stratégie de projection destinée à faire de la Chine une superpuissance économique et politique.
Les tensions politiques autour de Huawei et de la 5G (la maîtrise numérique de notre avenir économique et social) ainsi que le procès en cours de deux agents de la DGSE soupçonnés d’avoir livré des informations sensibles aux autorités chinoises attestent de l’acuité de ces ambitions et du caractère de cible de la France. En effet, la France, et par-delà l’Europe, constituent pour Pékin le maillon faible du monde occidental.
A l’inverse de la relation avec la Russie soviétique, l’immense marché chinois est un débouché conséquent pour certains pays européens, notamment l’Allemagne. Ainsi, dans le duopole (ou nouvelle Guerre froide) pour le leadership mondial entre les États-Unis et la Chine, la Chine cherche non pas tant des alliés que des affidés pour affirmer sa position. Position géostratégique à un certain moment, mais en attendant position économique surtout : marchés extérieurs à l’export, technologies à piller, matières premières, infrastructures (comme pour l’initiative des nouvelles Routes de la Soie). A cet égard, la Chine n’hésite plus à débaucher d’anciennes personnalités politiques, des influenceurs, des scientifiques français, et veille à entraver toute nouvelle ambition géopolitique européenne indépendante (qui serait plutôt atlantiste). La stratégie économique de l’Empire du Milieu se décline en quatre axes.
Premier axe, profiter. Il s’agit pour la Chine, à l’abri de son propre marché quasi-fermé, de vendre ses productions dans l’immense marché européen, premier au monde, plus important pour la Chine que le marché américain, mais aussi de s’approprier les technologies pour lesquelles les européens ont encore un avantage, parfois hérité des collaborations transatlantiques. C’est une guerre économique asymétrique.
Deuxième axe, influencer. cela va de l’espionnage industriel au recrutement de personnalités politiques, en passant par les Instituts Confucius ou des outils financiers comme des prêts à certains pays européens ou industries.
Troisième axe, détacher. détacher l’Europe des États-Unis, saper l’idée de bloc occidental : la Chine ici, dans sa stratégie d’influence, joue sur la fibre gaulliste française, la tradition de non-alignement et d’indépendance. Sauf que dans ce monde de nouveau bipolaire, celui qui ne sera pas au moins en principe avec les États-Unis, sera… littéralement avalé par le géant chinois.
Enfin, le quatrième axe couronne ces initiatives avec l’idée d’intégrer. Intégrer l’Europe à des standards technologiques chinois, comme la 5G afin d’en exclure les États-Unis, et nier tout espace de profondeur technologique aux Occidentaux.
L’ère du monde multipolaire et son angélisme est en train de prendre fin. Les Français doivent se réarmer intellectuellement pour la guerre économique : faute de quoi notre pays sera dépecé par les prédateurs.