Pour conserver sa souveraineté numérique, l’Europe doit faire émerger de nouveaux champions

Cyrille Dalmont, chercheur associé à l’Institut Thomas More

28 juillet 2020 • Opinion •


La Chine affiche clairement sa volonté de dominer l’espace numérique. La France et l’Union européenne restent incapable d’assumer une position claire face à la Chine, constate Cyrille Dalmont, qui appelle à une véritable offensive technologique.


La question de la 5G et de l’accès ou non des opérateurs chinois, Huawei en têtes, aux réseaux français sont en train d’enflammer le débat public. Essayons d’y voir clair. Le mardi 21 juillet dernier, le ministre de l’Économie Bruno le Maire déclarait sur France info : « Nous n’interdisons pas à Huawei d’investir sur la 5G », écartant toute « discrimination à l’encontre de quelque opérateur que ce soit ».

Mais il corrigeait immédiatement son propos en affirmant que l’exécutif entendait bien protéger les « intérêts de sécurité nationale » de la France, faisant référence aux mesures évoquées, et rapportées par Les Echos, par Guillaume Poupard, directeur de l’ANSSI (Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information) qui pourrait potentiellement conduire à évincer Huawei des parties sensibles du réseau 5G français, d’ici 2028.

Les mesures techniques annoncées, mi-figue mi-raisin, plus ou moins révisables et plus ou moins assumées, témoignent du refus de prendre au sérieux l’idée de souveraineté numérique française (ou européenne).

Ces mesures techniques, mi-figue mi-raisin, plus ou moins révisables et plus ou moins assumées, qui tentent de préserver les apparences quant au respect des règles du droit de la concurrence européen (rupture d’égalité et non-discrimination), sont le signe d’un gouvernement qui ne choisit pas et qui se refuse à poser un acte souverain, net et fort. Elles témoignent du refus de prendre au sérieux l’idée de souveraineté numérique française (ou européenne, nous y reviendrons). Une semaine après que le gouvernement britannique a décidé d’exclure Huawei de la construction de son réseau 5G en privilégiant sa souveraineté et sa sécurité intérieure, la France minaude et reste incapable d’assumer une position claire face à la Chine.

Certains observateurs internationaux se sont certes empressés d’expliquer que la décision britannique reposait surtout sur les rapports de coopérations entre Londres et Washington, laissant entendre que la décision serait révisable en cas de défaite de Donald Trump lors des élections américaines de novembre prochain. Pourtant, quoique que l’on pense de celle-ci, il faut reconnaître que l’administration Trump affirme une véritable stratégie de souveraineté numérique et qu’elle défend les intérêts des États-Unis et de ses entreprises sur la scène mondiale.

En effet, un embargo a été décrété le 15 mai 2019 concernant la firme chinoise Huawei, accusée d’espionnage au profit du gouvernement chinois interdisant de facto aux sociétés américaines de travailler avec le constructeur chinois. Cet embargo a été durcit en mai dernier et s’applique désormais aux fournisseurs basés en dehors des États-Unis, dès lors que leurs produits ou services utilisent des technologies américaines, qu’il s’agisse de propriété intellectuelle, de logiciels ou d’équipements de production.

Dans le top douze des entreprises mondiales de smartphones, neuf sont chinoises, aucune n’est européenne.

Bien que la politique d’embargo américaine soit contestable sur bien des points (notamment en matière d’extra-territorialité), elle a une véritable consistance et repose sur une vision réaliste du monde dans laquelle les nations ont des ambitions et des intérêts qui leurs sont propres. C’est donc bien à une véritable guerre économique, technologique et géostratégique qu’on assiste. Une guerre dans laquelle le Royaume-Uni a choisi son camp, contrairement à la France.

La Chine, quant à elle, ne compte pas en rester là. Et, même si les coups portés par les Américains et les Britanniques sont sévères, elle a déjà contourné une partie du problème en projetant à l’export (en moins de deux ans) plusieurs nouvelles marques de téléphonie mobile qui sont également présentent sur le marché des objets connectés et bien évidement de la 5G. Ainsi, le géant Chinois BBK Electronics, avec ses marques Oppo, Vivo, OnePlus, Reno et Realme, est tout simplement devenu le second fabricant de smartphone au monde, derrière Samsung et devant Apple. Xiaomi, encore récemment inconnue du grand public, occupe quant à elle la quatrième place mondiale. Mais plus inquiétant encore, dans le top douze des entreprises mondiales de smartphones, neuf sont chinoises, aucune n’est européenne.

La Chine ne cache pas ses ambitions en matière de conquête technologique avec une politique volontariste de dumping à l’export mais également au travers de ses programmes de « crédit social » qui attribuent des notes aux entreprises internationales afin de leur donner accès ou non à leur marché intérieur. La captation des terres rares en Afrique ou la création d’un écosystème favorable des pays amis avec la création des « nouvelles routes de la soie » viennent compléter l’ensemble.

Et la France dans tout cela ? Ou plutôt : et l’Union européenne dans tout cela ? Car c’est à cet échelon qu’il conviendrait de raisonner. Loin de s’inspirer de l’exemple du Royaume-Uni, que le Brexit et l’ambition affichée de faire émerger une « Global Britain » n’empêchent pas de renouer avec une volonté de défendre sa souveraineté nationale, Bruxelles est, dans ce domaine comme dans tant d’autres, plus que timorée. Le marché commun semble demeurer son seul horizon. Se contentant d’absorber les produits du monde entier dans un marché réduit à une simple zone de libre-échange au profit d’un consommateur anonyme de produits à bas coûts, elle ne propose aucune alternative économique, ni aucune vision géostratégique propre. A ce stade, les déclarations de Thierry Breton, Commissaire européen au marché intérieur du 1er juillet dernier affirmant qu’« il faut assurer la souveraineté numérique de l’Europe » demeurent des vœux pieux.

En refusant de devenir un véritable acteur majeur du numérique qui nécessiterait de mettre en place un « écosystème » européen indépendant alliant investissements, recherche, industrie, vecteurs de diffusion et mesures douanières, elle se condamne elle-même, ainsi que ses États membres qui se retrouvent entre le marteau de la mondialisation et l’enclume des normes européennes qui les empêchent de renouer avec les grands projets qui ont faits la réussite en leur temps de la CECA d’EURATOM et de la CEE. Les déclarations de Bruno Lemaire en sont une parfaite illustration.

Il serait pourtant impératif de renouer avec les grands projets de coopérations inter-étatiques pour faire émerger des champions européens dans les domaines des télécoms, de la fibre optique, des satellites de communications, des réseaux sociaux, de la vente en ligne, des moteurs de recherche, des objets connectés et de l’Intelligence artificielle et imposer nos valeurs pour les défendre dans le cadre de la mondialisation. Nous pourrions pour cela favoriser la création de Groupements d’Intérêts Economique (GIE) européens au travers de mesures incitatives de type zone économiques spéciales européennes, et ainsi favoriser la réindustrialisation européenne, ou de Groupements d’Intérêts Public Européen dans les domaines militaires ou portant atteinte à la sécurité nationale.

La crise sanitaire mondiale nous a d’ailleurs largement montré à quel point les technologies numériques de traitement de données de masses peuvent rapidement devenir liberticides et attentatoires aux droits fondamentaux, comme l’Institut Thomas More s’en est inquiété dans les colonnes du Figaro en avril dernier. Si on ne peut y échapper, il est impératif de pouvoir les contrôler et les maîtriser. Ce qui est impossible avec des technologies développées dans d’autres parties du monde.

Si l’Europe continue dans son aveuglement elle n’aura bientôt plus qu’un seul choix : celui du maître qu’elle veut servir.