7 août 2020 • Opinion •
Dans le cinquième volet de la série « La puissance assumée » consacrée à la Chine pendant l’été par le quotidien L’Opinion, Jean-Sylvestre Mongrenier et Laurent Amelot, chercheurs associés à l’Institut Thomas More, montrent comment, avec sa « Belt and Road Initiative », le Président veut donner une nouvelle place à la Chine dans le monde.
Plus encore que le slogan du « rêve chinois », le programme des Nouvelles routes de la Soie restera lié à la personne de Xi Jinping. En Occident, le thème éveille un imaginaire de longue date, fasciné par le « pays des Sères ». En ouvrant un vaste espace, depuis la Méditerranée jusqu’en Inde et en Asie centrale, les conquêtes d’Alexandre le Grand ont préparé le terrain. Par la suite, Parthes, Sogdiens et Mongols ont successivement contrôlé les itinéraires et caravansérails reliant les deux extrémités de l’ensemble euro-asiatique. Bien plus tard, l’Allemand Ferdinand von Richthofen forgera l’expression de « routes de la soie » (1877). A bien des égards, Xi Jinping s’est donc livré à une habile appropriation culturelle ensuite travaillée par la diplomatie publique chinoise et l’appareil de propagande du régime. Gardons-nous cependant d’y voir un simple exercice de marketing politique destiné à sublimer les intérêts commerciaux de Pékin. Les Nouvelles routes de la Soie constituent la ligne de force d’une politique de puissance portée par une grande stratégie.
Au vrai, l’usage inflationniste de l’expression, les amplifications rhétoriques du pouvoir chinois et l’imprécision géographique brouillent l’image d’ensemble. Aussi importe-t-il de revenir aux données premières. C’est dans un discours à l’Université Nazarbaïev (Kazakhstan), le 7 septembre 2013, que Xi Jinping rend public le projet d’une ceinture économique des routes de la Soie. Le mois suivant, il en propose une version maritime (Djakarta, 3 octobre 2013). Un temps dénommé « One Belt, One Road », ce gigantesque programme de construction d’infrastructures de transport devient en 2015 la « Belt and Road Initiative » (BRI) ; la nouvelle appellation est jugée plus ouverte aux partenaires.
« Méditerranée asiatique »
Le programme comprend deux grands axes terrestres (la Belt) et une voie maritime (la Road). Le premier axe part de Chongqing, sur le fleuve Bleu (le Yang-Tsé), traverse le Sin-Kiang et l’Asie centrale pour aboutir en Europe, à travers la Russie et/ou l’Iran et la Turquie. Le deuxième axe comporte un corridor pakistanais, un corridor birman et un corridor laotien prolongé à travers la Malaisie, jusqu’à Singapour ; leurs débouchés portuaires (Gwadar, Kyaupkyu, Singapour) sont intégrés dans une voie maritime qui relie la « Méditerranée asiatique » (mer de Chine du Sud) au port du Pirée (Athènes), passé sous le contrôle du groupe chinois COSCO. La BRI est adossée à deux nouvelles et puissantes institutions financières, le Fonds de la Route de la Soie (2014) et la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (2016).
Depuis 2017, une diplomatie des sommets met en scène la grande ambition chinoise. Organisé à Pékin, le deuxième Forum a réuni les représentants de plus de quarante pays (25-27 avril 2019). Au total, le projet couvre l’Eurasie, le Moyen-Orient et la Corne de l’Afrique. Toutefois, le label est également utilisé pour des chantiers en Amérique latine (nouveau canal de Panama). Une « Route polaire de la soie » et une « Alliance de la Route de la Soie numérique » ont ensuite été greffées sur la BRI. Articulée sur le système Beidou (le GPS chinois), une « Route spatiale de la Soie » pourrait être inaugurée.
L’Histoire selon Vico alterne « cours et recours », et le fait est que ces Nouvelles routes de la Soie entrent en résonnance avec les temps longs des immensités centre-asiatiques et chinoises. Paradoxalement, le projet véhicule une forme d’eurasisme dont les racines plongent dans les « empires des steppes » du passé. S’ils ont surtout laissé le souvenir de sanglantes conquêtes, leur objectif était de prendre le contrôle du « pont terrestre » reliant la Chine au monde méditerranéen. Ainsi les Mongols, puis Tamerlan, ouvrirent-ils des routes, protégèrent-ils les caravanes, les marchands bénéficiant d’un statut privilégié. Longtemps perçue comme une proie par ces conquérants, la Chine est l’héritière de cette stratégie. A la différence de ses prédécesseurs, elle dispose d’une assise démographique, d’une base technico-industrielle, de ressources financières et d’outils de propagande qui ouvrent le champ des possibilités.
Ligne d’horizon
S’agit-il véritablement d’un paradoxe historique ? Occulté par le nationalisme racial des Han, le fait est que les conquérants toungouzes, mongols et mandchous ont imprimé leur marque sur la civilisation chinoise. Encore ne faut-il pas omettre la dimension maritime des Nouvelles routes de la Soie. Précédé par la stratégie dite du « collier de perles », dans les années 2000, l’établissement d’un réseau de ports, de points d’appui et de facilités navales à travers l’océan Indien, depuis le détroit de Malacca jusqu’au golfe Arabo-Persique, nous remémore la figure de l’amiral Zheng He, commandant en chef de six expéditions navales vers l’Ouest, entre 1405 et 1433, à l’époque des Ming. Ensuite, l’Empire du Milieu privilégia la menace nomade au Nord et donc la Grande Muraille ; les vaisseaux et leurs plans de construction furent détruits. Trois siècles et demi plus tard, Lord MacCartney, ambassadeur du roi d’Angleterre, évoquait un « empire immobile », une expression inadéquate au regard du dynamisme conquérant de la dynastie mandchoue des Qing.
Si le grand récit autour des Nouvelles routes de la Soie présente les aspects d’un discours autoréférentiel, il serait hâtif d’y voir une nouvelle figure du « solipsisme politique » chinois ou le simple retour du même. D’une part, ce projet phare est bel et bien traduit en actes, sans que les résistances et contre-effets ne laissent présager une inversion des dynamiques de puissance. Fixée par Xi Jinping et le Parti communiste chinois (PCC), la ligne d’horizon est celle du centenaire du régime en place (2049). D’autre part, l’accès de la Chine populaire au rang de superpuissance mondiale serait un bouleversement. Depuis les débuts de la « mondialisation ibérique », au XVIe siècle, le pouvoir hégémonique est passé d’une nation occidentale à l’autre, jusqu’à franchir l’Atlantique Nord pour se fixer sur les bords du Potomac, au mitan du XXe siècle. Si l’Empire du Milieu atteignit un sommet à la fin du XVIIIe siècle, en conquérant le Turkestan oriental et le Tibet, son pouvoir et son influence effective ne dépassaient guère les limites de l’Asie. La Chine avait manqué la « révolution scientifique » du siècle précédent et le développement de ses manufactures, pour remarquable qu’il soit, ne préfigurait pas le nouvel âge industriel. A contrario, elle devait bientôt entrer dans une longue dépression antérieure aux « troubles de l’opium ».
Volonté de revanche
Mené à terme, le projet des Nouvelles routes de la Soie placerait la Chine future au cœur du système mondial des échanges, avec la possibilité d’imposer ses normes et standards. De surcroît, ces infrastructures recèlent de possibles usages militaires, au nom de la « défense des intérêts de la Chine à l’étranger », plus exactement pour y projeter forces et puissance. Comment ne pas faire le lien avec l’ouverture d’une base militaire à Djibouti, la construction de plusieurs porte-avions et l’existence d’une alliance de facto avec la Russie ? Pour Pékin, le temps de la puissance militaire est advenu.
En somme, les Nouvelles routes de la Soie sont le vecteur et le signe d’un déplacement des équilibres de puissance et de richesse vers l’Extrême-Orient. Derrière la « communauté de destin de toute l’humanité » à laquelle se réfère Xi Jinping pointe l’antique concept de Tianxia («Tout sous un même ciel »). Sans même parler des Tibétains et des Ouïghours, les précautions oratoires quant au sort de Hong-Kong donnent idée de ce que serait un monde dominé par la Chine populaire. D’une masse sans équivalent, cette puissance est dotée d’un régime totalitaire qu’anime une immense volonté de revanche. Longtemps dans le déni, le monde occidental demeure partagé. Les Etats-Unis et quelques autres réagissent, mais sans stratégie d’ensemble. Beaucoup en Europe cherchent des accommodements en croyant pouvoir tirer leur épingle du jeu. Enfin, certains pensent être « ailleurs » et se voient comme des tiers pacificateurs capables de conjurer le scénario du pire dressé par Graham T. Allison (le « piège de Thucydide »). Une certitude : la désunion et l’incapacité à refonder les solidarités atlantiques provoqueraient une rupture d’équilibre sans précédent depuis les Grandes Découvertes et l’entreprise d’arraisonnement du monde alors ouverte par l’Occident.