Restitution du patrimoine culturel africain · « Une concession faite au CRAN et aux post-colonialistes »

Julien Volper, conservateur des collections ethnographiques du Musée royal de l’Afrique centrale (Tervuren, Belgique) et maître de conférences à l’Université Libre de Bruxelles

5 octobre 2020 • Entretien •


Un projet de loi est à l’étude pour restituer des œuvres d’art au Bénin et au Sénégal. Cela créerait un dangereux précédent, estime l’historien de l’art Julien Volper, qui s’inquiète de ce gage donné aux associations promouvant l’idéologie post-coloniale. Julien Volper est auteur de la note « Restitution du patrimoine culturel africain : une erreur culturelle, une faute politique » de l’Institut Thomas More (en savoir +). Il s’exprime ici à titre personnel.


Un projet de loi visant à restituer des œuvres d’art au Bénin et au Sénégal est actuellement en cours d’examen à la Commission des affaires culturelles de l’Assemblée nationale. Que contient exactement ce texte ?

Ce texte menace dangereusement le principe d’inaliénabilité des collections nationales françaises en partant d’une loi d’exception. Ladite loi concerne la restitution de vingt-six objets des collections muséales françaises au Bénin et d’un autre pour le Sénégal.

La restitution au Bénin est d’autant plus grave qu’elle réduit quasiment à néant les collections relatives au royaume du Dahomey (situé dans l’actuel Bénin) des collections du Musée du Quai Branly. Par ailleurs, ces vingt-six objets constituent actuellement l’intégralité de la collection d’un donateur : le Général Alfred-Amédée Dodds, officier afro-européen vainqueur de la campagne du Dahomey. Constater de quelle manière on peut sans grand état d’âme faire disparaître un donateur d’un musée devrait faire réfléchir tous ceux qui souhaitent contribuer généreusement à l’enrichissement des collections muséales.

Ces objets sont-ils rendus par le biais de la morale en faisant abstraction du droit et de l’Histoire ?

Effectivement, le gouvernement a choisi vingt-sept objets dont l’historique permet a priori de défendre une « juste restitution » auprès de l’opinion publique. Comme je l’ai déjà dit, les pièces destinées au Bénin relèvent de la campagne militaire du Dahomey (1892-1894) alors que l’objet destiné au Sénégal, le sabre dit d’« Hel Hadj Omar », fut ramené par le général Louis Archinard lors de la campagne menée contre l’Empire Toucouleur (1890-1893). Avec des mots tels que « guerre coloniale » et « butin de guerre », il est très facile de jouer sur la fibre morale.

Toutefois, si l’on réfléchit posément à la chose on se rend compte qu’à l’époque, cette récupération d’objets par des officiers ou de simples soldats n’a rien de condamnable. De fait, c’est à partir de la Convention de la Haye de 1899 que la pratique des butins de guerre commence à entrer dans l’illégalité. J’ajouterai également que ces pratiques de butins de guerre constituaient une norme des guerres menées par l’Empire Toucouleur et le Royaume du Dahomey. Ces deux entités politiques conquérantes pratiquaient également l’esclavage qui était autorisé par leurs lois/coutumes.

Si l’on veut forcer un peu le trait, je dirais que le « butin de guerre » d’un Dodds pourra être soumis à un illégal jugement rétroactif amenant à sa restitution lorsque les descendants de la famille royale d’Abomey auront à rendre compte, de manière tout autant ridicule et anachronique, du crime contre l’Humanité qu’est l’esclavage commis par leurs ancêtres.

Y voyez-vous la marque de l’idéologie post-coloniale et du communautarisme défendue désormais par une partie de la gauche ?

Comme je l’explique dans la note rédigée pour l’Institut Thomas More, on peut considérer ce projet de loi comme une belle reconnaissance par le président Macron du travail mené par le CRAN et son ancien président Louis-Georges Tin. De fait, depuis 2013, le CRAN et Louis-Georges Tin ont multiplié les interventions en France et au Bénin sur le sujet. Rappelons que Louis-Georges Tin s’est bien illustré ces dernières années sur des sujets tels que la débaptisation des lycées portant le nom de Colbert ou bien l’opposition à la représentation d’une pièce d’Eschyle à la Sorbonne pour cause de « Blackface ».

Dans cette même mouvance, on fera remarquer que lorsqu’il a fallu nommer deux personnes pour rédiger un rapport sur les restitutions, le choix du Président Macron se tourna notamment vers l’universitaire sénégalais Felwine Sarr qui affiche une proximité avec les « Indigènes de la République », comme l’a montré Didier Rykner et comme l’a repris ensuite Emmanuel Pierrat.

Bien évidemment, les quelques mouvements que je viens de citer trouvent un écho auprès d’une certaine partie de la gauche… mais ce n’est pas monsieur Mélenchon qui a décidé de faire ce projet de loi et de s’appuyer sur les revendications du CRAN, c’est bien le président de la République, celui-là même qui souhaite « en même temps » lutter contre le « séparatisme ».

J’ajoute aussi que c’est François Hollande qui défendit le mieux le caractère inaliénable des collections françaises, alors que son prédécesseur, Nicolas Sarkozy, inventa le prêt à durée indéterminée pour restituer officieusement à la Corée près de de 300 manuscrits des collections de la BNF.

Pour moi, il y a deux catégories de députés de droite comme de gauche qui approuvent le projet de loi dont nous parlons. Ceux qui sont convaincus des théories postcoloniales et souhaitent réparer le crime inexpiable de l’Occident (pour reprendre l’expression à Yves-Charles Zarka) et ceux qui considèrent que ces objets africains n’apportent en fait rien au « patrimoine français et à l’art véritable ».

Pour ces derniers, rendre quelques statues du Dahomey ou un stère de bois… cela revient au même. En écoutant madame Bachelot en commission, il est possible qu’elle se rapproche de la deuxième catégorie. Il faut en effet entendre la ministre, pourtant prête à renvoyer des objets africains par centaines, s’opposer clairement à l’idée même de prêts d’œuvres européennes pour des expositions en Afrique car celles-ci sont fragiles et coûteuses !

Est-ce que ce projet de loi crée une exception dangereuse au principe d’inaliénabilité du domaine public ?

Quand on y réfléchit bien, un projet de loi de ce type n’est pas si difficile à mettre en place. Pour dire les choses crûment, il suffit simplement pour un président de la République de n’attacher aucune importance aux biens muséaux nationaux et de disposer d’une majorité à l’Assemblée. Ensuite, on peut répéter l’opération aussi souvent que nécessaire. Et je peux vous garantir que les autres dossiers vont suivre.

Le 30 septembre dernier, lors de son allocution en commission, la ministre de la Culture Roselyne Bachelot a annoncé que, pour le moment, cinq autres pays africains étaient dans la file d’attente pour des restitutions similaires. Ces demandes concernent la bagatelle de plus de 13 000 objets des collections nationales françaises… mais cela n’inquiète pas la ministre. Qui plus est, le président du Bénin, Patrice Talon, s’est déclaré non satisfait des « petites avancées françaises » et envisage déjà de demander bien plus.

C’est un massacre des collections muséales qui va se dérouler dans un climat qui ne vise clairement pas à un rapport apaisé mais donne libre cours à des frustrations et des revanches à prendre. Ainsi, que penser des paroles d’Hamady Bokoum, directeur du Musée des Civilisations Noires de Dakar lequel, en 2019, annonçait que le Sénégal était bien prêt « à tout prendre » ou de celles de Patrice Talon en 2018 qui évoquaient les musées occidentaux comme des « milieux de répression » ?

Enfin, je serais curieux de savoir comment réagira l’exécutif français actuel ou futur lorsque d’autres pays de par le monde, qui suivent ces affaires de restitutions de près, pourront s’appuyer sur le précédent africain pour faire valoir leurs droits.

Dois-je rappeler que les musées français détiennent près de deux cents statues et peintures (dont plusieurs Rubens) prises par les troupes françaises sur le territoire de l’actuelle Belgique au tournant du XVIIIème et du XIXème siècle ? Dois-je rappeler qu’à la date du 14 mars 2019, la Chambre des Représentants de Belgique a adopté le texte d’une résolution relative aux œuvres d’art « translocalisées » et à l’entame d’un dialogue avec l’État français ?

En quoi les prises révolutionnaires et napoléoniennes en territoire belge devraient être classées sans suite alors que des butins de guerre sont retournés au Bénin ?

Pour l’avenir, que proposeriez-vous de concret pour lutter contre ce type de restitution ?

Lorsque l’on voit le faible niveau d’analyse critique d’élus qui votent des deux mains et des deux pieds pour un tel projet de loi, je pense véritablement que le seul moyen de mettre les collections nationales à l’abri de demandes de restitutions soumises aux intérêts diplomatiques à court terme et aux pressions sociétales du moment serait de reconnaître la valeur constitutionnelle des principes d’inaliénabilité (art. L451-5 du code du patrimoine), d’imprescriptibilité (art. L451-3 du code du patrimoine) et d’insaisissabilité des collections nationales françaises.

Lorsqu’un politique en charge du Patrimoine affichera ce courage, nous pourrons dire que nous avons, enfin, un ministre de la Culture.