26 octobre 2020 • Opinion •
Incapable de remédier aux erreurs ou aux fautes qu’il a commises lors de la première vague, l’État ne sait plus qu’interdire et contraindre. D’autres pays européens se reconfinent, certes, mais ce fait ne suffit pas à exonérer nos gouvernants de leur responsabilité propre.
Après un premier confinement généralisé au printemps, des interdictions et des restrictions dont la liste n’a cessé de s’allonger au fil des mois, un couvre-feu dans huit métropoles et en Île-de-France ensuite élargi à cinquante-quatre départements, voici les Français soumis à un nouveau durcissement des mesures limitatives de leurs libertés. Une situation totalement inédite.
Bien sûr, le président, le gouvernement et leurs soutiens expliquent que la situation l’est tout autant, puisque l’épidémie est galopante – et manifestement incontrôlée – et qu’elle appelle des décisions également sans précédent. En outre, il est exact que la France n’est pas – ou plus – une exception en Europe. La deuxième vague déferle sur le continent et la plupart de nos voisins restreignent eux aussi leurs libertés pour enrayer la progression du Covid. Mais certains pays comme l’Allemagne ou la Suisse, même s’ils s’apprêtent eux aussi à prendre des mesures, ne donnent pas l’impression d’être acculés comme la France. Et d’autres, même très touchés comme la France, demeurent moins coercitifs.
Ainsi, sans mésestimer le nombre et la complexité des facteurs qui expliquent le rebond du virus, nous sommes en droit d’affirmer que, en France, l’arsenal de mesures contraignantes utilisé est la conséquence, au moins partielle, de l’impéritie de l’État dans l’affrontement de la crise dès ses débuts.
Il faut rappeler que, dans un rapport très discrètement remis le 13 octobre dernier, l’infectiologue suisse Didier Pittet étrillait les autorités publiques pour leurs « défauts manifestes d’anticipation, de préparation et de gestion ». Et il faut lire l’ancien directeur général des affaires sociales et de la santé de la ville de Paris, Roland Moreau, quand il explique, dans un texte sur FigaroVox, que l’État n’a pas tiré les leçons de la première vague et que « les nouvelles mesures mises en œuvre ou en cours d’élaboration par le gouvernement ne sont guère rassurantes ».
On nous répondra que l’insuffisance du nombre de lits en soins intensifs (moitié moins qu’en Allemagne) vient de loin et n’est pas de la responsabilité de cet exécutif-là. C’est exact. Mais qu’a-t-il fait pendant ces derniers mois pour en accroître « quoi qu’il en coûte » le nombre ? Qui, sinon l’État qui a la charge de protéger les Français, s’est montré inapte à mettre en œuvre une stratégie efficace et coordonnée de dépistage ? Qui enfin, sinon le président de la République, affirmait le 14 juillet dernier, sûr de lui : « Oui, nous serons prêts » en cas de deuxième vague ?
La conduite erratique et si souvent contradictoire de l’État est le contraire d’une stratégie. Les décisions prises par à-coups, ne reposant souvent sur aucune base scientifique, entretiennent les Français dans une atmosphère anxiogène. Leur incohérence et leur fébrilité nourrissent un doute grandissant sur leur légitimité. Les manifestations de rues et les protestations, parfois violentes, qu’on a vues apparaître en Italie sont un avertissement.
La leçon politique de tout cela est cruelle : dans notre pays, l’État et ses dirigeants ne semblent plus disposer d’autres ressources que de faire peser sur les épaules des Français la responsabilité de la lutte contre l’épidémie. Incapables de remettre en cause leurs choix ni de réformer la machine épuisée qu’ils pilotent, enfermés dans un monde institutionnel et administratif qui s’est tant éloigné du « monde de la vie », ils en sont réduits à faire ce que fait tout pouvoir qui sent, s’il ne le voit pas, que le réel lui échappe : interdire et contraindre. Que le « tour de vis » promis aux Français fasse consensus dans la classe politique est significatif. Que pas un homme politique n’ait trouvé, depuis tant de mois, les mots puissants et solennels pour s’élever contre la batterie d’interdictions et d’obligations qui s’est abattue sur nos têtes en dit long.
C’est que le « tour de vis » témoigne d’une tendance à la réduction des libertés du citoyen qui s’observe partout en Europe mais qui convient particulièrement bien à notre État omnipotent, tentaculaire et dévorateur. Ceux qui le conduisent semblent faire comme s’il n’était pas en réalité faible, pauvre, lent, tatillon, pusillanime et aboulique. Comme si les graisses n’y avaient pas dévoré les muscles ; l’État social, l’État régalien ; et l’administration des choses, le gouvernement des hommes. À quoi s’ajoute que jamais l’administration et la haute fonction publique n’ont autant dominé l’État et pesé sur le pays qu’en ce quinquennat prétendument novateur. Plus que jamais « la France est un pays conquis par son administration », comme l’écrivait Victor de Broglie en… 1861.
La conjugaison de ces deux phénomènes, État profondément affaibli et empêché et administration toute-puissante, éloigne les Français de leurs dirigeants. Le fossé de l’incompréhension s’accroît, les réalités vécues et les mots prononcés divergent, la confiance se désagrège. Sûr de son bon droit puisque élu au suffrage universel, le chef de l’État fait agir l’État, et seulement l’État. Au contraire de pays institutionnellement mieux équilibrés, il est frappant de voir à quel point l’exécutif n’a pas su s’appuyer sur les collectivités locales et les territoires depuis le début de la crise. Il ne connaît que le ministre, le directeur général de la santé et le préfet.
Ce réflexe étatiste a besoin, pour se déployer et se réaliser, d’une société française passive, consentante, attendant les solutions d’en haut : assujettie, en un mot. C’est ainsi que le premier ministre n’a pas craint de culpabiliser les Français en affirmant qu’ils « ont considéré un peu trop vite, malgré les discours que nous tenions, que ce virus avait disparu ». Dès lors, on peut bien les astreindre à un couvre-feu, les menacer d’amendes, les surveiller avec une application numérique.
Dans un grand livre souvent ignoré, Pouvoir, les génies invisibles de la cité, publié en 1943 au lendemain de sa mort, l’historien italien Guglielmo Ferrero (1871-1942) a des pages pénétrantes sur la peur des gouvernés qui saisit les gouvernants quand leur pouvoir est ébranlé, contesté ou illégitime. En France, comme partout ailleurs en Occident, l’acide de la défiance corrode le pacte politique qui lie les premiers aux seconds. À l’évidence, une exaspération, silencieuse ou tapageuse, c’est selon, mais qui gagne en violence, anime de plus en plus nettement les peuples. Lui répond en miroir une inquiétude sourde qui envahit les allées du pouvoir.
Est-ce cette inquiétude, en dernière analyse, qui motive tant de restrictions à nos libertés? « On s’était habitués à être une société d’individus libres. Mais nous sommes une nation de citoyens solidaires » : comme s’ils nous enjoignaient de choisir, ces mots humiliants, prononcés le 15 octobre par le président de la République, sont hélas un début de réponse.