1er décembre 2020 • Opinion •
Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More, auteur de la note « Erdogan, la nouvelle Turquie et nous : anticiper la recomposition des alliances » (en savoir +) et de Géopolitique de l’Europe (PUF, Que-sais-je ?, 2020), revient sur la stratégie et les choix de Recep Tayyip Erdogan sur les questions internationales. La Turquie était au cœur de nombreux dossiers sensibles ces derniers mois comme les tensions en Méditerranée, la situation de l’OTAN et les critiques envers la France et Emmanuel Macron.
L’histoire des krachs boursiers et la volatilité d’un univers globalisé ont focalisé l’attention sur les « cygnes noirs », d’improbables catastrophes précédées de discrets signaux. Pourtant, les affaires géopolitiques sont aussi soumises à des risques massifs, trop longtemps niés ou relativisés : les « éléphants noirs ». Ainsi en va-t-il des choix politiques et du comportement international de Recep Tayyip Erdogan.
De la Méditerranée au Caucase, la politique révisionniste turque et ses prolongements militaires remettent en cause les solidarités stratégiques qui lient les membres de l’OTAN. Dans le Haut-Karabakh comme en Libye ou dans le Nord syrien, le Président turc s’accorde avec Vladimir Poutine pour évincer les Occidentaux. Et tant pis pour ceux qui voient dans le Président russe un « Père Fouettard » chargé d’administrer une correction au Grand Turc.
Dans un proche avenir, il n’est pas déraisonnable d’anticiper une présence russo-turque en Méditerranée occidentale. Déjà, les interventions militaires en Libye de Moscou et d’Ankara menacent la Tunisie. A terme, l’une et l’autre capitale n’hésiteront pas à démarcher l’Algérie. Ne peut-on imaginer un jour la concession aux bâtiments russes ou turcs de larges facilités navales à Mers-el-Kébir ou dans un autre port algérien ? La Tripolitaine comme la Cyrénaïque constituent par ailleurs des plateformes pour percer à l’intérieur du continent africain. Notons aussi que la Turquie et la Russie se montrent actives dans la mer Rouge et auprès du Soudan, une autre porte vers l’Afrique subsaharienne.
De la part de la Russie, puissance antagonique de l’Occident, un tel comportement n’étonnera pas. Dans le cas de la Turquie, il s’agit d’un pays allié de longue date qui, face aux menaces soviétiques sur son intégrité territoriale, rechercha la protection anglo-américaine puis sonna à la porte de l’OTAN. Aujourd’hui, Ankara rompt en visière.
Mis en évidence par le prochain déploiement de S-400 russes, le mouvement profond de la géopolitique turque remet en cause la légitimité de l’appartenance à l’OTAN. Certes, cette dernière est une alliance de « grandes personnes » : elle agrège des volontés de puissance et ses principaux membres ont leur « pré carré » diplomatique et stratégique. Il reste qu’au-delà d’un certain seuil de divergences, le grand écart n’est plus tenable.
Assurément, les « actifs » géostratégiques que recèlent le territoire turc ne sauraient être négligés ; nul besoin d’insister sur la position névralgique de ce pays-carrefour, entre Europe, Grand Moyen-Orient et Eurasie. Pour autant, les puissances occidentales disposent d’autres options stratégiques dans l’environnement de la Turquie.
La Grèce continentale et archipélagique compte nombre de bases et sites stratégiques, y compris à proximité des Dardanelles. Du Bassin levantin au golfe Arabo-Persique, le regroupement géopolitique entre la Grèce et Chypre et Israël, les convergences avec l’Egypte, la Jordanie et les Emirat arabes unis, ouvrent également de nouvelles possibilités.
Dans le Bassin de la mer Noire, la Bulgarie et la Roumanie sont membres de l’OTAN et de l’Union européenne. La seconde a déjà proposé la constitution d’une force navale interalliée en mer Noire. Enfin, les partenariats stratégiques avec l’Ukraine et la Géorgie pourraient monter en puissance.
Précieuse, l’alliance turque n’est pas irremplaçable. En revanche, l’OTAN importe à la Turquie, tout à sa « rivalité-coopération » avec la Russie. Elle accroit la marge de manœuvre de Recep T. Erdogan dans son rapport à Moscou. Pour sa part, Vladimir Poutine est d’autant plus conciliant avec son homologue turc qu’il voit en lui un facteur d’affaiblissement de l’OTAN.
En conséquence, le temps est venu pour les Américains et leurs alliés européens de prendre à bras le corps la « question turque ». Si la future Administration Biden entend marquer la différence avec la complaisance dont Donald Trump a fait preuve avec Recep T. Erdogan, il lui faudra exercer des pressions décisives. Par le fait, le Congrès a déjà voté des sanctions, encore en suspens.
De leur côté, les alliés européens disposent de moyens de pression. Pour l’essentiel, il s’agit de l’Union douanière et de l’accès privilégié de la Turquie au marché européen. Cela n’est pas négligeable, plus encore si Washington et Bruxelles agissaient de concert. En retour, il importe de se tenir prêt à affronter une crise migratoire aux frontières de l’Union européenne.
Assurément, la Turquie pèse d’un poids nouveau et il faudra faire droit à certains de ses griefs. Les défis posés par la Turquie pourraient aussi être traités par « segments », dans différents cadres internationaux, ce qui réduirait la possibilité d’instrumentaliser les passions anti-occidentales. L’avenir serait ainsi préservé.
Il sera pourtant difficile d’éviter une mise en demeure, d’autant plus que cette « nouvelle Turquie », ralliée à la thèse du déclin de l’Occident, est portée par des logiques profondes. Si l’affaire s’envenimait, il appartiendrait aux alliés européens de combler les vides générés par le retrait de la Turquie ou sa marginalisation au sein de l’OTAN.
Au vrai, ce plus grand effort militaire est la condition d’une Alliance atlantique refondée, avec un pilier européen. La question turque et ses implications s’inscrivent donc dans un problème géopolitique plus vaste : la redistribution des charges et des responsabilités entre les deux rives de l’Atlantique Nord.