23 janvier 2021 • Chronique •
Dans sa chronique bimensuelle pour Capital, Sébastien Laye, chercheur associé à l’Institut Thomas More, passe en revue les grands dossiers qui devraient constituer la politique économique de Joe Biden (Bidenomics) : réponse à la pandémie de Covid-19, keynésianisme, écologie et dollar…
Si le défi n’est pas aussi grand qu’en Europe, avec une économie qui aura mieux résisté (recul du PIB de 4% et redressement déjà engagé) et un chômage qui a déjà reflué de 12% à 6,7% en fin d’année, la tâche en matière économique de Joe Biden ne s’avère pas moins herculéenne. Un chômage vers 7% n’est pas tenable sur le long terme dans le système d’État-Providence américain moins généreux qu’en Europe, et l’équipe Biden doit avoir comme objectif de le ramener vers 5% durant son mandat. Surtout, comme en Europe, la sortie de crise sanitaire n’est pas aussi rapide que prévu, compromettant le poussif rebond des économies : l’Amérique n’est pas encore revenue sur son sillon de croissance à deux ou trois pour cent par an en tendance moyenne.
L’homme qui accède à la Maison Blanche n’est pas un passionné d’économie, tant s’en faut : pour tenter de comprendre sa doctrine économique, il faut s’en remettre d’abord à sa carrière de politicien. Tout en compromis, plutôt centriste (il est élu de l’État du Delaware, État paradis fiscal), il a supervisé avec Barack Obama un long et laborieux redressement de l’économie américaine entre 2009 et 2015. Il n’a surtout pas fait appel à ceux des démocrates qui avaient les visions les plus révolutionnaires en économie, souvent très marqués à gauche, comme la « papesse » de la théorie monétaire moderne (MMT, en anglais Modern monetary theory ou Modern money theory), Stephanie Kelton.
Il a finalement bâti son équipe économique autour de l’ancienne banquière centrale quand il était Vice-Président, Janet Yellen. Colombe parmi les banquiers centraux (plutôt partisane d’interventions massives de la banque centrale), Yellen sera entourée comme adjoint de Ademeyo, un macroéconomiste qui s’occupait de protection financière des consommateurs. Neera Tanden, au Budget, a une carrière marquée par les sujets d’inégalités. Quant à son propre conseiller économique, Jared Bernstein, il était déjà dans son cabinet à l’époque de la Vice-Présidence et sa ligne directrice sera proche de celle des mandats d’Obama. Son équipe est donc plutôt constituée de keynésiens de centre-gauche, spécialistes des questions monétaires, financières et des inégalités.
A la lumière des profils réunis dans cette équipe et des promesses de campagne de Biden, à quoi pouvons-nous nous attendre en matière de politique économique durant ce mandat ? Elle sera dominée par quatre thèmes : pandémie, keynésianisme, écologie et la question du dollar.
Avant même de repenser l’économie de l’après-Covid, la priorité de Biden est de sortir de la crise sanitaire et donc du creux de l’activité économique. Pour ce faire, son plan d’investissement de 1 400 milliards comprend un impressionnant volet sanitaro-industriel, qui prévoit une vaccination massive et des moyens éminents pour la mener à bien : le gouvernement va pouvoir (le décret est déjà passé) mobiliser des entreprises sans rapport avec le domaine de la Santé pour participer à cet effort national. Les trois prochains mois seront dominés par un volontariste plan Marshall dédié uniquement à la vaccination, aux tests, avec un contrôle des frontières et des normes sanitaires plus stricts durant cet hiver.
Le second aspect des Bidenomics, après l’ère Trump assez libérale (mais non monétariste, puisque Trump avait déjà lâché les vannes de la création monétaire et du stimulus économique) est un retour en force du keynésianisme et des politiques contracycliques de soutien de la demande : au lieu de les financer par des baisses d’impôts comme le fit sans le dire vraiment Donald Trump, Biden s’en remet finalement à la création monétaire et probablement à des hausses d’impôts dans un second temps. Dans la lignée de ce qui a été fait au printemps dernier, un chèque de 1 400 dollars sera distribué à tous les ménages, pour un coût de 465 milliards au total.
Biden embrasse donc explicitement la théorie monétaire de l’« helicopter money » : ces distributions directes aux citoyens prendront aussi la forme d’une forte augmentation temporaire des allocations chômage, à 400 dollars par semaine. La hausse du salaire minimum et près de 350 milliards distribués aux États (dont les revenus locaux s’effondrent avec la crise) complètent ce plan de 1 400 milliards de soutien à la demande. Sera-ce le dernier alors que l’Amérique semble revenue à une vision rooseveltienne de son économie en sortie de crise ?
Un volontarisme qui doit se traduire aussi par de gigantesques plans d’investissements comme dans les années 1930. Mais les priorités ont changé. Certes, il y a un besoin criant aux États-Unis de reconstruire certaines infrastructures classiques mais l’essentiel de cet effort d’investissement dans l’esprit des démocrates devrait porter sur la transition énergétique : on le sait depuis longtemps déjà, les économistes keynésiens voient dans la transition énergétique un Saint Graal qui justifierait la reprise de politiques volontaristes, créant des emplois à la fois publics et privés et ayant une contribution positive à la société sur différents aspects au-delà du PIB.
Le mandat Biden va être un test pour cette vision idyllique et un modèle pour les autres États : si les États-Unis parviennent à prouver qu’un plan d’investissement dans la transition énergétique peut vraiment financer des projets rentables, créant des emplois, non uniquement des emplois publics, l’effet d’émulation sera important en Europe. Mais il faudra aussi éviter les écueils du capitalisme de connivence, de la fraude, du greenwashing et l’effet d’éviction des autres secteurs. Ces plans d’investissements seront aussi attendus au tournant en matière de numérique, d’intelligence artificielle ou dans le spatial. Ces secteurs ne sont pas moins cruciaux pour le futur des États-Unis que les énergies renouvelables, réponse imparfaite au défi énergétique et environnemental.
Reste donc la question du dollar : les politiques de quantitative easing (rachats d’actifs massifs, NDLR) à répétition, la création monétaire débridée qui a déjà lieu et que la doctrine économique des conseillers de Biden promet d’amplifier, paraissent sacrifier la valeur du dollar sur l’autel d’une Modern monetary theory qui relevait encore de l’utopie il y a quelques années. Si la création monétaire n’a pas de limites pendant quelques années, le dollar, malgré son statut de monnaie mondiale, devrait en souffrir. Nous ne sommes pas de ces Cassandre (ou anti-américains) qui prévoient la destruction du dollar ou la fin de son statut de monnaie de réserve mondiale. Aussi longtemps que la force militaire et stratégique américaine dominera le monde, elle le restera. Mais cela ne veut pas dire que sa valeur ne peut pas baisser.
Nous pensons même, derrière leur ralliement à la MMT, que c’est précisément ce que les conseillers de Biden cherchent. Ils poursuivent indirectement une politique de dévaluation compétitive. Ils en reviennent ainsi au même problème que Trump : comment protéger les emplois industriels américains, faire face au concurrent commercial chinois, recréer une base manufacturière ? Trump a utilisé les mesures protectionnistes mais essayait aussi de pousser le dollar à la baisse. Cette guerre des monnaies devrait être l’un des piliers de la politique de Biden. Et il n’aura même pas à la déclarer officiellement, les aides aux ménages et les énergies renouvelables seront l’alibi tout trouvé !