22 mars 2021 • Entretien •
Christine Lagarde appelle à accélérer la mise en place du plan de relance. L’agenda électoral français comme allemand ne pousse-t-il pas Emmanuel Macron et Angela Merkel à décaler les mesures à l’automne prochain pour soutenir l’économie au printemps 2022 ?
Christine Lagarde presse l’Europe d’accélérer la mise en place de son plan de relance, alors que les États-Unis ont pris de bonnes longueurs d’avance. Quels sont les risques de ce retard européen ?
Force est de constater que l’Europe reste engoncée dans les dogmes technocratiques qui ont régi la construction européenne depuis trente ans, avec l’insuccès que l’on sait : politique désinflationniste, préférant la stabilité financière à l’emploi et à la croissance, critères théoriquement draconiens de finances publiques jamais respectés du fait de l’anémie de la croissance. Ce dogme est ébranlé depuis la dernière crise financière mais les esprits sont lents à faire la révolution !
Les États-Unis, pays du libéralisme mais aussi du pragmatisme, ont accompli un aggiornamento complet de leurs dogmes monétaires. Au risque de susciter un peu d’inflation (dans un monde structurellement déflationniste, c’est ma thèse personnelle depuis longtemps), les plans de relance et d’investissement prévus sont massifs. Regardons les chiffres. En 2020, les États-Unis auront engagé des mesures de soutien pour 10% de leur PIB, la France 5% (en promesses, non en décaissements). Si on intègre les derniers plans annoncés, au sens large, la relance représente 25% du PIB : nous sommes dans une répétition du New Deal version post-Covid. Il ne s’agit pas simplement pour les Américains de corriger le Covid, mais bien de relancer une croissance sous-optimale au cours des quinze dernières années. Les autorités politiques et monétaires (qui travaillent main dans la main, le trumpiste Jerome Powell ayant déjà accompli cette mue qui est cautionnée aujourd’hui par la Secrétaire d’État démocrate à l’économie, et son prédécesseur Janet Yellen) veulent remettre les États-Unis sur une tendance potentielle de 3-4% par an, un chômage inférieur à 5%, et ne pas laisser la Chine les rattraper au cours des prochaines années. Les autres objectifs (stabilité de la monnaie, contrôle de l’inflation) sont sacrifiés à court terme.
La France, malgré le discours officiel du « quoi qu’il en coûte », se contente de soutenir les entreprises fermées (ce qui n’empêchera pas certaines de faire faillite), ce qui a engagé environ 85 milliards (3,5% du PIB). Mais au-delà, il n’y a aucun investissement pour le futur, aucune volonté de corriger une trajectoire de croissance atone. Notre hypothétique plan de relance repose sur le plan européen, encore dans les limbes, et qui, si on regarde la portion française, représente 1% de PIB pour les cinq prochaines années. Le risque est un décrochage général du continent européen, surtout pour des pays comme la France qui combinent absence de relance monétaire et budgétaire avec une incapacité à faire de vraies réformes structurelles en matière de fiscalité, cotisations sociales, État-Providence et droit du travail.
L’agenda électoral d’Angela Merkel et Emmanuel Macron ne sont-ils pas en cause ? Par un calcul électoraliste, n’ont-ils pas un intérêt à décaler les mesures à l’automne prochain pour soutenir l’économie au printemps 2022 ?
Michel Rocard, homme perspicace s’il en est, disait qu’il fallait toujours faire l’hypothèse de la connerie plutôt que celle du complot, car la première est chose beaucoup plus partagée que l’intelligence ! Angela Merkel s’en va prochainement avec une élection à la rentrée. Pour Emmanuel Macron, le début des difficultés économiques commence à peine. Le plan européen va être long à mettre en place avec peu de déblocage de crédits en 2021. Les Français n’en verront donc pas l’impact et, de toute façon, les premières mesures ne feront que tenter de compenser la relance de l’économie et ce que l’on constatera alors en termes de faillites et perte de pouvoir d’achat.
On ne peut pas l’accuser de faire preuve de cynisme mais plutôt de ne rien comprendre aux enjeux économiques. Cyniquement, il eut mieux valu pour lui charger la barque en 2020, accepter une envolée du chômage au lieu de le maquiller en quelque sorte avec le chômage partiel. Il aurait pu alors se prévaloir de bons chiffres dès l’été 2021, avec un chômage en recul mécanique, un retour de l’économie au niveau pré-Covid, ce qui eut été excellent pour sa réélection surtout si en même temps il s’était battu pour un plan européen opérationnel dès le début 2021. Or, il court le risque d’une avalanche de mauvaises nouvelles économiques et sociales du déconfinement à la fin de l’année. Les États-Unis vont revenir à leur niveau de PIB de début 2020 d’ici quelques semaines… en France, au mieux, on n’attend ce point d’inflexion qu’au deuxième trimestre 2022, peut-être après le premier tour de l’élection présidentielle.
Les investisseurs ne pourraient-ils pas être effrayés par ce manque de réactivité budgétaire de la part de l’UE ?
Ils le sont déjà. Ce qui explique que le rattrapage du CAC40 n’a pas été de même degré que celui des indices américains et que les investisseurs internationaux ne soient pas de retour en France. Une moins bonne gestion de la vaccination et une moindre relance budgétaire et monétaire expliquent ce décalage. Mais surtout, les investisseurs sont déjà dans l’après-Covid et vont regarder les perspectives de croissance des différentes zones. Les ménages américains, sur fond de rebond rapide et d’aides fédérales, vont connaitre en 2021 leur plus haut niveau de pouvoir d’achat depuis 1999 ! La croissance, au-delà du rebond à 6% de cette année, est attendue à 3 ou 4% sur plusieurs années. En France, si rien n’est fait pour réformer sérieusement le pays ainsi que la gouvernance européenne, après un rebond étalé sur dix-huit mois, nous risquons de revenir rapidement à notre rythme de croissance atone d’environ 1% d’avant crise.