Les ambiguïtés de la politique étrangère allemande et les angles morts du tandem Paris-Berlin

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

Mars 2021 • Points Clés 25 •


Selon divers commentaires, la présidence allemande de l’Union européenne aurait été un succès ; le cap serait fixé pour l’année en cours. Pourtant, l’accord euro-chinois sur les investissements soulève des doutes quant au fond. De même le projet d’un gazoduc germano-russe, le Nord Stream 2, qui renforce la main du Kremlin en Europe. La politique étrangère allemande serait-elle animée par des considérations exclusivement commerciales ? L’ambiguïté obère la prétention française à édifier une Europe intégrée sur le socle d’un « couple franco-allemand ». Une certitude : face au défi mondial d’une Grande Eurasie sino-russe et des nouvelles routes de la soie, les solidarités géopolitiques seront occidentales.

Au seuil de l’année nouvelle, la présidence allemande de l’Union européenne (juillet-décembre 2020) était réputée s’être achevée sur un grand succès. A son actif étaient portés l’accord de libre-échange signé entre Bruxelles et Londres ainsi qu’un accord euro-chinois sur les investissements, objet de bien des discussions depuis. Lisbonne a pris le relais de Berlin à la tête de l’Union européenne et il n’est plus l’heure de procéder à une analyse spectrale de la présidence allemande et de son bilan. Pourtant, le forcing opéré afin de conclure un accord global avec Pékin suscite des doutes sur le fond de la politique allemande : s’agissait-il de renforcer la posture de l’Europe dans le monde (une « Europe géopolitique ») ou, plus prosaïquement, de conduire une politique avant tout commerciale et industrielle conforme aux intérêts économiques allemands ? Il en va de même de l’importance que Berlin confère au gazoduc Nord Stream 2, bénéfique à la Russie mais préjudiciable à l’autonomie énergétique de l’Europe, plus encore à la sécurité nationale de l’Ukraine.

De telles ambiguïtés dans la politique menée depuis Berlin obèrent la prétention de Paris à édifier une Europe plus intégrée encore – sur les plans politique, diplomatique et militaire –, avec pour socle un hypothétique « couple franco-allemand » (une expression rarement utilisée en-dehors des frontières de la France). Au vrai, les dirigeants allemands s’avèrent-ils peut-être autrement plus lucides que leurs homologues français sur la possibilité, la portée et la pertinence d’une telle Europe. Une certitude s’impose cependant : face au défi d’envergure mondiale d’une Grande Eurasie sino-russe et des nouvelles routes de la soie, centrées sur la Chine populaire, l’Europe ne suffira pas. Les solidarités géopolitiques qu’il importe de consolider et d’amplifier, pour s’élever à la hauteur des enjeux géopolitiques contemporains, sont pan-occidentales : de Vancouver à Varsovie, de l’Atlantique à l’Indo-Pacifique. Analyse en dix points clés.

Points clés

Point 1 • La volonté de faire signer à l’Union européenne un accord avec Pékin sur les investissements, et ce avant tout effort de coordination avec la nouvelle Administration américaine, témoigne des ambiguïtés de la politique étrangère allemande. Le biais mercantile de Berlin fausse la perception des enjeux géopolitiques que recèlent les Nouvelles routes de la Soie, depuis les « Méditerranées asiatiques » (mers de Chine du Sud et de l’Est) jusqu’au golfe Arabo-Persique

Point 2 • L’enfermement de Berlin dans le piège du gazoduc Nord Stream II, envers et contre l’objectif d’une politique énergétique européenne autonome d’une part, de l’autre la nécessaire solidarité géopolitique avec l’Ukraine, pourrait laisser penser que l’Allemagne mène une politique de bascule (une « Schaukelpolitik ») entre Est et Ouest. Une clarification s’impose

Point 3 • Le peu de résultats pratiques obtenus par une politique conciliatrice à l’égard de la Turquie, en Libye comme en Méditerranée orientale, illustre les limites de la diplomatie coopérative allemande. La canalisation des ambitions de la nouvelle Turquie reposera sur l’engagement des États-Unis ainsi qu’un rôle accru de la France au sein de la « plus grande Méditerranée » (Yves Lacoste)

Point 4 • Le semblant d’accord franco-allemand sur le projet d’« autonomie stratégique » et de « défense européenne » est fragile, pour ne pas dire des plus aléatoires. Au vrai, si les deux capitales parlent de « souveraineté européenne » et d’« autonomie stratégique », ces syntagmes n’ont pas le même sens à Paris et à Berlin

Point 5 • Les difficultés rencontrées dans la conception de grands programmes militaro-industriels – l’« avion de combat du futur » (SCAF, système de combat aérien du futur) et le « char de combat du futur » (MGCS, Main Ground Combat System) – révèlent de profonds désaccords. Sans retour aux vertus de l’équilibre, il sera difficile de mener à terme ces projets

Point 6 • Les problèmes générés par les distorsions entre les politiques allemande et française d’exportation d’armements ont des implications stratégiques majeures. Censément résolus dans les mois qui suivirent le traité d’Aix-la Chapelle (22 janvier 2019), ces problèmes demeurent. Il sera difficile d’accorder la vision humanitaro-pacifiste de la politique allemande et la conduite diplomatico-stratégique de la France

Point 7 • Le refus du Bundestag d’autoriser le déploiement de forces armées allemandes au Sahel, dans le cadre de la force Takuba et pour des missions de combat, illustre le fossé existant entre Paris et Berlin : la conception allemande d’une future « défense européenne » n’a pas de véritable prolongement opérationnel

Point 8 • L’insistance d’Emmanuel Macron sur le thème de la « souveraineté européenne », alors même qu’un hypothétique projet fédéral se heurterait à l’absence de dessein commun et de volonté politique partagée, pourrait avoir des contrecoups fâcheux. Les propos de personnalités politiques allemandes sur l’européanisation future du siège de membre permanent de la France au Conseil de sécurité des Nations unies, voire de sa force de frappe, doivent être pris en compte

Point 9 • Les positions de la France dans l’Indo-Pacifique et l’adoption d’une stratégie d’ensemble dans cet espace requièrent des alliances et des partenaires à l’extérieur de l’Europe. Les implications diplomatiques et militaires d’une stratégie indopacifique dépassent les capacités et la volonté de l’Allemagne

Point 10 • Les équilibres franco-allemands et européens s’élaborent au sein du « Grand Espace » euro-atlantique. De même que l’endiguement de la Russie de la Baltique à la mer Noire reposent sur l’engagement des États-Unis en Europe et donc la vitalité de l’OTAN, les réponses à apporter aux multiples défis posés par la Chine nécessitent de fortes solidarités occidentales, et ce jusque dans la zone Indo-Pacifique : il faut en appeler à l’Occident

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L’auteur

Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur associé à l’Institut Thomas More. Titulaire d’une licence d’histoire-géographie, d’une maîtrise de sciences politiques, d’un Master en géographie-géopolitique et docteur en géopolitique, il est professeur agrégé d’Histoire-Géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis). Il est conférencier à l’IHEDN (Institut des Hautes Études de la Défense Nationale, Paris), dont il est ancien auditeur et où il a reçu le Prix Scientifique 2007 pour sa thèse sur « Les enjeux géopolitiques du projet français de défense européenne ». Officier de réserve de la Marine nationale, il est rattaché au Centre d’Enseignement Supérieur de la Marine (CESM), à l’École Militaire. Il est notamment l’auteur de Géopolitique de l’Europe (PUF, « Que sais-je ? », 2020) 

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