2 avril 2021 • Opinion •
Jean-Sylvestre Mongrenier vient de publier la note « Les ambiguïtés de la politique étrangère allemande et les angles morts du tandem Paris-Berlin » (disponible ici).
Au seuil de l’année nouvelle, la présidence allemande de l’Union européenne (juillet-décembre 2020) s’était achevée, disait-on, sur un succès d’ensemble. A son actif, un accord de libre-échange entre Bruxelles et Londres ainsi qu’un « accord global » avec Pékin sur les investissements. Ce « grand chelem » était présenté comme celui de l’Union européenne et de ses Etats membres.
L’actualité la plus récente des relations euro-chinoises, alors que les équilibres de richesse et de puissance se déplacent vers l’Asie, invite pourtant à revenir sur une politique allemande qui pose question. S’agit-il pour Berlin d’œuvrer à l’édification d’une « Europe géopolitique », selon le vœu de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, ou de privilégier la défense de ses intérêts économiques et commerciaux ?
Laissons de côté les développements guère heureux des rapports entre Bruxelles et Londres. Il fallait redouter que cet accord de libre-échange, certes souhaitable, ne débouche sur des querelles d’interprétation doublées d’une guérilla quant aux normes qui régissent le commerce, et ce au péril de la stabilité et de la paix civile en Irlande. Comme Michel Barnier (« M. Brexit »), la présidence allemande ne visait qu’à éviter le pire et préserver l’avenir.
Le forcing d’Angela Merkel, afin que l’Union européenne et la Chine populaire concluent un « accord global », suscite en revanche bien des doutes sur le fond. Rappelons que ces négociations furent ouvertes voici plusieurs années, bien avant que la Commission européenne n’en arrive à la conclusion que la Chine populaire constituait un « rival systémique ». Alors qu’il fut précédemment reproché à Donald Trump d’écarter toute coordination euro-atlantique afin de contrebalancer les ambitions de Pékin, l’Allemagne ne daigna pas explorer la voie d’une concertation avec Joe Biden.
Au terme de cette négociation, le parti-État chinois ne s’est pas même engagé à respecter les normes de l’Organisation Internationale du Travail et, par voie de conséquence, à bannir le travail forcé. La question des Ouïghours, celle des Tibétains et des Mongols, le principe de la liberté religieuse aussi ont été balayés de l’esprit. Dans cette affaire, il est regrettable que la France ait plié, quand il eût fallu faire plier Pékin. Assurément, cela aura renforcé la perception chinoise de l’Europe comme « ventre mou » de l’Occident : l’insolente diplomatie des « loups combattants» en témoigne. Il reviendra aux députés européens ainsi qu’aux parlements nationaux de réparer la faute en refusant de ratifier un accord scélérat.
Au vrai, l’importance que Berlin confère à l’achèvement du gazoduc Nord Stream 2, préjudiciable à l’autonomie énergétique de l’Europe ainsi qu’à la sécurité nationale de l’Ukraine et des pays de la région, n’est pas plus rassurante. Soucieuse de compenser l’erreur d’une fermeture précipitée des centrales nucléaires allemandes après l’accident de Fukushima, Berlin renforce sa dépendance au gaz russe, et ce en contradiction avec la politique de fermeté sur laquelle les Alliés se sont entendus après l’agression de l’Ukraine.
Depuis, le retour de Moscou dans l’Eurasie post-soviétique, de la Biélorussie au Caucase du Sud, la projection de sa puissance en Méditerranée ainsi qu’en Afrique, ont confirmé le diagnostic : l’Occident doit faire face au révisionnisme géopolitique de la Russie, alliée à la Chine populaire, un front capable de rompre les équilibres. La Turquie pourrait basculer.
Aussi la primauté accordée par Berlin à des intérêts énergétiques de court terme pourrait-elle laisser croire que l’Allemagne renoue avec les délices et poisons d’une malhabile politique de balancier entre Est et Ouest. Au risque d’activer à nouveau, du côté français, le « complexe de Rapallo », par référence à l’accord germano-soviétique de 1922.
De telles ambiguïtés obèrent la prétention de Paris à édifier une Europe plus intégrée – sur les plans politique, diplomatique et militaire –, avec pour socle un improbable « couple franco-allemand », expression plus française qu’allemande. Les dirigeants allemands s’avèrent en quelque sorte plus lucides que leurs homologues français sur la possibilité d’un tel projet et, en contrepartie, sur l’importance de l’OTAN dans la vitalité d’une Europe une et libre.
De fait, le projet de défense européenne porté par Emmanuel Macron constitue pour l’essentiel une « Europe des capacités » centrée sur la coopération militaro-industrielle. Encore importe-t-il d’être conscient des obstacles auxquels se heurtent les deux grands programmes franco-allemands, le Système de combat aérien du futur et le Main Ground Combat System (le « char du futur »). La volonté de l’Allemagne de se poser en leader dans l’industrie européenne d’armement terrestre, au détriment de Nexter, et de combler son retard en matière d’aéronautique militaire, menace les savants équilibres censés régir les rapports entre Paris et Berlin.
Les enjeux vont au-delà des rivalités technico-industrielles. En termes de capacités militaires et de spécificités techniques des armements, le calcul allemand est d’abord continental et marchand : la seule défense de l’Europe (nécessaire) et la conquête des marchés au sein de l’OTAN. Pour sa part, la France, engagée dans la « plus grande Méditerranée », en Afrique et jusque dans la zone Indo-Pacifique, maintient un effort global. Il lui faut projeter au loin ses forces et affirmer sa présence sur des marchés extérieurs, dans des contrées réfractaires aux critères de la démocratie libérale. Les ordres de grandeur, les impératifs diplomatiques et les besoins des armées ne sont pas les mêmes.
In fine, là réside l’essentiel. D’étroits rapports franco-allemands sont certes essentiels à la stabilité du continent. Mais, face aux défis d’envergure mondiale d’une grande Eurasie sino-russe et de nouvelles routes de la soie centrées sur Pékin, l’Europe ne suffira pas. On imagine difficilement la marine allemande venir porter secours aux territoires français de la zone Indo-Pacifique…
Dans ce vaste ensemble spatial, nouveau barycentre de la politique mondiale, la politique étrangère française reposera sur l’alliance américaine, des convergences régionales avec la « Global Britain », voire sur le ralliement au Quad indopacifique, aux côtés de l’Inde, de l’Australie et du Japon. Les solidarités géopolitiques qu’il importe d’amplifier et d’élargir sont pan-occidentales, de l’Atlantique à l’Indo-Pacifique, très au-delà donc du tandem Paris-Berlin.