7 avril 2021 • Chronique •
Les pouvoirs publics semblent craindre une prochaine inflation. Pour Sébastien Laye, si ce risque est faible au vu de la tendance actuelle, les questions de la croissance et de l’emploi devraient être les préoccupations principales des gouvernants.
Dans ses douze travaux, le héros antique Hercule s’attelle à détruire un monstre à plusieurs têtes, l’hydre de Lerne : mais couper ces appendices qui repoussent sans cesse ne suffit pas, il lui faudra les brûler à la racine. Les économistes, et les banquiers centraux – puis les politiques – qui les ont suivis, ont longtemps eu leur hydre, allégorie de l’inflation, à savoir la hausse généralisée des prix.
L’économiste néo-zélandais Alban William Philips a établi un des piliers des règles de politique économique avec sa « courbe de Philips », un arbitrage entre le chômage et l’inflation. En cas de crise économique et de poussée du chômage, la banque centrale devait stimuler l’économie, sans craindre dans un premier temps la surchauffe et l’inflation ; une fois le premier objectif atteint, il était toujours temps d’étouffer l’inflation par la hausse des taux.
Cette seconde séquence, poussive, a justifié dans les années 1980 et 1990 une désinflation compétitive en Europe par exemple, afin d’annihiler l’inflation. Cette politique de la terre brûlée a longtemps bridé notre croissance et nos emplois, et on en retrouve encore malheureusement les stigmates dans les traités monétaires européens et le cadre de l’euro. Longtemps, le consensus a cru que cette politique n’avait que trop bien fonctionné, constatant la quasi-disparition de l’inflation.
Pourtant, alors que de manière récurrente, d’aucuns s’inquiètent de la montée du prix des biens alimentaires ou des matières premières, le sujet de l’inflation est récemment revenu dans le débat public, notamment aux États-Unis en sortie de crise du Covid, mais aussi en France dans les milieux économiques.
Quels sont les arguments qui aujourd’hui corroboreraient les craintes des fétichistes de la lutte contre l’inflation ? Le premier élément, celui qui mobilise bien sur toutes les inquiétudes depuis la crise du Covid, ce sont les interventions des banques centrales. Traditionnellement, des facilités de liquidité, des baisses de taux d’intérêt, des politiques d’achats de titres financiers (dites de quantitative easing), voire aux États-Unis des distributions de chèques (helicopter money), voilà autant d’éléments en théorie favorable à l’inflation.
Jerome Powell a récemment ouvert la boîte de Pandore pour les thuriféraires des politiques d’austérité en indiquant qu’il était prêt à susciter un peu d’inflation… Certains ont même vu le début d’une inflation galopante avec la hausse des taux sur les bons du Trésor à 10 ans. En réalité, ces taux reflètent plutôt une anticipation de croissance à moyen terme : les perspectives de croissance se redressant naturellement, il est naturel que les taux remontent et soient en ligne avec la nouvelle croissance. Il en est de même pour le taux d’inflation qui est corrélé avec la croissance.
Ce qui montre bien que ces relations fonctionnent parfaitement, c’est le différentiel entre les États-Unis et la France. Le redressement de la croissance américaine engendre nécessairement un peu d’anticipation d’inflation et une timide hausse des taux de marché (en dépit des actions de la Fed sur ces marchés). En France, une croissance atone ne se traduit pas par une hausse des taux sur les OAT et pas non plus par une hausse significative de l’inflation. Il convient de relever, en réalité, qu’en plus de dix ans de soutien monétaire aux États-Unis et six en Europe, jamais les banquiers centraux ne seront parvenus à retrouver un régime d’inflation élevée.
Quelles en sont les explications ? La première serait que l’inflation naturelle aurait disparu. La seconde que les interventions des banques centrales n’apportent pas autant de liquidité qu’on le croit, ou du moins qu’à certains segments (d’où des bulles sur l’immobilier, les actions, ou d’autres actifs financiers) mais pas vraiment d’inflation dans le monde réel. Enfin, dernière hypothèse, le lien entre les facilités de caisse (les actions des banques centrales) et l’inflation s’est enrayé ou n’a jamais été valide… Le second argument pour anticiper un risque de l’inflation serait la question de l’énergie. Car il est vrai que les voyants sont au rouge en la matière. Sur le court terme, des destructions de capacité de production durant la crise du Covid, des années de sous-investissement dans une industrie gourmande en capitaux, des faillites dans le pétrole de schiste, se sont cumulées pour précipiter des prix des pétroles assez élevés en sortie de crise : le rebond fort de la croissance dans certaines zones du globe pourrait fortement augmenter ces prix et obérer la croissance.
Sur le moyen terme, c’est la transition énergétique qui devrait susciter de l’inflation embarquée dans nos systèmes économiques. Malgré leurs constantes améliorations, pour l’instant les énergies renouvelables coûtent plus chers que les fossiles ; surtout la transition industrielle par exemple du moteur à combustion au véhicule électrique, est onéreuse : le défi de la transition énergétique va augmenter la facture énergétique au moins pendant les dix premières années. On notera aussi l’impact sur le pouvoir d’achat et l’inflation des matières premières alimentaires, sujettes à des phénomènes de spéculation et de financiarisation, donc à une plus forte volatilité des prix.
En réalité, ces peurs sur l’inflation partent d’un constat juste – la fragilité d’un système économique uniquement fondé sur la dette et le crédit, soubassement encore agrandi par la crise de 2008 puis celle du Covid – mais ignorent la grande tendance de notre époque. Et aussi surprenant que cela puisse paraître, contre la doxa commune, je n’oserais craindre d’affirmer que cette tendance – à la fois un risque mais aussi une opportunité – est celle de la déflation. L’entrepreneur et économiste Jeff Booth montre dans son dernier ouvrage The Price of Tomorrow à quel point le progrès technologique actuel est déflationniste : plutôt que de lutter contre ce nouveau titan, nous devrions l’embrasser et réinventer notre monde autour de cette donnée.
La mondialisation des échanges, en dépit de soubresauts et de pauses dus au retour des protectionnismes, reste aussi une donnée de long terme qui favorise la déflation. La déflation est certes une mauvaise chose pour les détenteurs d’actifs, dont la valeur baisse régulièrement, mais elle est associée à de nouvelles perspectives technologiques. Les pouvoirs publics, qui n’ont pas saisi le lien entre la technologie et la déflation, les risques pour l’emploi, craignent une inflation largement fantasmée.
En réalité, même si cela peut prendre des décennies, le monde économique finira par ne plus être dominé par la dette et le crédit : la technologie a un impact massif sur la baisse des prix de la plupart des biens et services, seul le crédit pousse à la hausse certains prix comme ceux de l’immobilier, des actifs financiers ou des denrées alimentaires. Nous n’avons tendance à ne voir que le dernier aspect, alors qu’il est lié à des politiques transitoires.
Il n’y a pas d’excès des interventions des banques centrales ou de risques réels d’inflation parce que le contexte est massivement déflationniste : les crises le sont toujours (2008 ou 2020, sans intervention des banquiers centraux, se seraient soldés par des dépressions et un écroulement de tous les prix avec des destructions d’offre et de demande considérables) mais, au-delà de ces incidents, notre activité économique, technologique et scientifique, génère une déflation puissante.
Au total, ce que certains perçoivent comme des interventions massives des banques centrales ne sont qu’une goutte d’eau du point de vue du niveau des prix général et, si nous voulons survivre et continuer à croître de manière durable et soutenable pour l’environnement, la question de la croissance et de l’emploi est primordiale, beaucoup plus que celle de l’inflation.
À cet égard, les intérêts de ceux qui s’alarment – notamment en France, pays condamné depuis si longtemps à une croissance et une inflation quasi inexistante avec un fort taux de chômage – du retour de l’inflation paraissent bien éloignés de l’économie et du social : volonté de parfaire la construction européenne, de plaire aux Allemands, aux investisseurs, peut-être de leur part, mais sûrement pas par ambitions réformatrice et visionnaire pour notre pays.