22 avril 2021 • Opinion •
Il n’aura pas fallu plus d’un an de crise sanitaire pour passer de l’invraisemblable à l’inévitable. Alors que l’application « StopCovid », lancé en juin 2020, n’avait guère trouvé d’écho auprès des Français et avait été dénoncée comme un risque majeur d’atteintes aux droits fondamentaux par quelques rares amoureux des libertés publiques, le gouvernement vient d’annoncer que les 14 millions d’utilisateurs de l’application « TousAntiCovid », sa remplaçante, pourront importer et stocker dans leurs smartphones les résultats de leurs tests PCR ou antigéniques et, à partir du 29 avril, leurs certificats de vaccination.
Nous en arrivons donc à la situation que nous dénoncions dès avril 2020 : l’utilisation d’une application de traçage des personnes va devenir une condition nécessaire à l’exercice d’une liberté fondamentale, la liberté « d’aller et venir ». Par la voix de son Secrétaire d’État au numérique, le gouvernement s’en est réjoui : « La France est le premier pays d’Europe à mettre cette fonctionnalité à disposition de ses citoyens. « TousAntiCovid » devient de plus en plus un couteau suisse pour la gestion sanitaire ». Les confinements passent mais l’objectif reste le même. Cédric O précise ainsi : « Pour aller chez le fleuriste ou au restaurant, le passeport sanitaire n’est pas envisagé […]. En revanche, la situation peut être différente pour les grands concerts, les festivals ou encore les salons professionnels ».
Comme « StopCovid » avant elle, l’application « TousAntiCovid » repose sur la technologie Bluetooth pour faire du « suivi de contacts » (ou « contact tracing »), c’est-à-dire le traçage des personnes et de leurs relations interpersonnelles grâce à leurs smartphones afin de pouvoir suivre les malades et les personnes qu’ils sont susceptibles d’avoir infectées lors de leurs déplacements quotidiens. Son utilisation est certes basée sur le volontariat et ne compte encore « que » 14 millions d’utilisateurs (soit 20% de la population). Mais, dès mai 2020, le traçage était présenté comme l’une des conditions nécessaires à un déconfinement réussi. De confinement en période probatoire, malgré les paroles rassurantes, l’objectif initial ne s’est donc jamais démenti.
La réalité à laquelle nous sommes confrontée est la suivante : l’utilisation de « TousAntiCovid » n’a pas besoin d’être généralisée et rendue obligatoire, ce que notre État de droit prohibe, puisque les Français, lassés par des mois de restrictions, vont l’utiliser de manière volontaire pour pouvoir à nouveau tenter de vivre « normalement ». La numérisation de nos sociétés accélère les mécanismes de servitude volontaire : c’est un fait. Dans les pages du Financial Times du 19 mars 2020, l’essayiste Yuval Noah Harari nous avait prévenus : « les mesures prises dans l’urgence ont la mauvaise habitude de rester en place même après l’urgence, d’autant qu’il y a toujours de nouvelles menaces ».
Le traçage numérique représente intrinsèquement une atteinte majeure à la liberté fondamentale « d’aller et venir » et pourtant il risque peu à peu d’en devenir l’une des composantes. L’exception est ainsi appelée à devenir la règle car les « nouvelles menaces » dont parle Harari justifieront toujours que ce type d’outils soit utilisé à l’avenir pour de multiples usages – toujours au nom de la sécurité des utilisateurs : nouvelles épidémies (saisonnières ou non) mais aussi suivi des manifestations de rue, suivi des supporters dans les manifestations sportives, suivi des participants aux grands événements culturels comme les festivals, suivi des manifestations syndicales, risques d’attentats… la liste est sans fin.
Un autre aspect, technique celui-là, doit également être souligné : le respect de la vie privée et son exercice seront également impactés puisque les relations interpersonnelles de l’utilisateur et ses déplacements seront connus au travers des échanges continus entre son smartphone et tous les objets connectés qu’il rencontre dans une journée. Et si l’application « TousAntiCovid » y a accès, il est bien évident que les systèmes d’exploitation des smartphones et toutes sortes d’applications malveillantes l’auront également.
Mais les Français, comme les autres Européens, n’en peuvent plus et veulent en finir avec cette vie sous cloche. L’Union européenne est donc très allante en faveur de l’adoption de ces dispositifs. La Commission a ainsi enjoint tous les pays de l’Union à mettre au point des certificats interopérables entre les différents outils de traçage avant le 17 juin pour permettre un retour des déplacement intra-européens et sauver ainsi la saison touristique… Au risque de passer pour un esprit chagrin, nous rappellerons que cela correspond à l’un des objectifs fixés par la Commission dans sa communication du 19 février 2020 : « il convient de donner aux citoyens les moyens de prendre de meilleures décisions sur la base des informations tirées de données à caractère non personnel. Ces données devraient être accessibles à tous les acteurs qu’ils soient publics ou privés, grands, petits, nouveaux venus, ou bien établis. La Commission européenne souhaite donc orienter les citoyens européens sur la base de la collecte massive de traces numériques ».
Peu de voix, hélas, s’élèveront contre ces choix qui nous rapprochent un peu plus chaque jour du fameux « crédit social » mis en place par la dictature communiste chinoise, pourtant tant critiqué en Occident il y a encore moins d’un an. Le parallèle, que certains ne manqueront pas de juger excessif, est pourtant légitime, au moins partiellement. Si le « crédit social » chinois, consistant en une surveillance généralisée de la population et en l’attribution d’une note au citoyen (bonne s’il est « vertueux », mauvaise s’il est « déviant ») paraît odieux à beaucoup d’entre nous, il faut rappeler qu’il n’est en soi que la mise en commun organisée et systématique par l’État de multiples outils technologiques, le plus souvent inventés et développés en Occident.
S’il n’est pas question de noter les citoyens chez nous, nous ne pouvons que constater que la lutte contre l’épidémie est l’occasion d’une accélération de la numérisation de nos existences et d’un contrôle accru des pouvoirs publics sur nos vies. La constitution de vastes bases de données, associées à un fichage massif des personnes, déjà engagée avant la crise dans tous les États du monde, dont nos États démocratiques, est légitimée par l’urgence sanitaire.
En ces temps d’angoisse collective, les citoyens ont tendance à facilement oublier la fragilité et la précarité de nos libertés. Et les Français semblent prêts à sacrifier un peu vite le préambule de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen qui rappelle sagement « que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements ». Le « souci de la liberté », cher à Camus, s’efface.
Il convient donc de réaffirmer une nouvelle fois que les libertés publiques et les droits fondamentaux ne sont jamais acquis de manière définitive mais toujours l’enjeu de luttes de pouvoirs et le résultat d’équilibres précaires. Il est évident que l’équilibre est en train de se rompre.