21 mai 2021 • Opinion •
Cyrille Dalmont, chercheur associé à l’Institut Thomas More, vient de publier le rapport « L’impossible souveraineté numérique européenne : analyse et contre-propositions » (disponible ici).
Avec la défense et le spatial, le numérique est le domaine dans lequel le déclassement géoéconomique et géostratégique européen est le plus frappant. D’un côté, des discours, des conférences de presse, des tweets vantant les mérites d’une improbable et bien brumeuse « souveraineté numérique européenne » ; de l’autre la Chine, les États-Unis, et même la Russie, qui font chaque jour usage de leur souveraineté pour préserver leurs intérêts dans une économie mondialisée et ultra-connectée et la compétition technologique mondiale acharnée.
Soyons justes. L’Union européenne n’est pas un État. Elle est une organisation internationale, sans doute plus intégrée que beaucoup d’autres, mais une organisation internationale. La souveraineté appartient à ses vingt-sept États membres et sa fonction principale, comme toute organisation internationale, reste l’élaboration de normes à destination des États ayant ratifié ses traités. C’est ce fait précis, que personne n’ose regarder bien en face, qui interdit toute « souveraineté européenne », numérique ou pas. Pire, dans le domaine numérique, c’est le carcan du droit européen de la concurrence et sa surabondance de normes qui empêche l’émergence de GAFAM européens, dont la création ne peut reposer que sur une logique de souveraineté nationale.
Quand les États-Unis, la Chine ou la Russie font jouer à plein les ressorts de leur puissance étatique pour promouvoir leurs géants numériques (de taille mondiale pour les GAFAM et les BATX ou régionale pour le russe Yandex), l’Union européenne est, et ne peut être, qu’aux abonnés absents. Elle ne peut en effet pas imiter la Chine qui n’hésita pas, par exemple, à protéger son économie en empêchant l’implantation d’entreprises étrangères comme Amazon ou Uber (et en finançant leurs concurrentes locales Alibaba et Didi) ou à exclure purement et simplement Google de son Internet nationale. Pas plus que les États-Unis et leurs sanctions économiques contre le géant chinois Huawei ou le blocage par décret du rachat du géant américain des microprocesseurs Qualcomm par son concurrent singapourien Broadcom (invoquant des motifs de sécurité nationale).
Consommateur anonyme
Bien loin d’actes aussi lourds et significatifs, l’Union européenne se contente d’appliquer les principes du droit européen de la concurrence au profit d’un consommateur anonyme de produits importés du monde entier, affaiblissant au passage l’outil productif européen. Les règle de concurrence, pensées dans le monde d’avant, celui de la « mondialisation heureuse » et de la dérégulation des marchés des années 1990, n’ont jamais été réévaluées. L’Union s’en tient donc au strict respect des principes du droit de la concurrence d’« égalité » et de « non-discrimination » à l’encontre de quelque opérateur que ce soit. Pour les faire respecter, elle ne dispose que d’une « politique de la règle », selon l’exacte formule du philosophie néerlandais Luuk van Middelaar. Il en est ainsi des deux projets de règlements européens, le Digital Services Act (DSA) et le Digital Market Act (DMA), qui doivent entrer en application d’ici 2023 et dont nous savons déjà qu’ils n’auront qu’un faible impact sur des entreprises qui sont quasiment toutes extra-européennes et dont nous sommes dépendants.
Mais nous avons aujourd’hui atteint un point critique. Non seulement cette surabondance de normes ne protège plus ni l’économie, ni l’industrie ni la recherche européenne mais elle interdit l’émergence d’éventuels géants du numérique sur son territoire et la constitution d’un environnement propice à la réindustrialisation de l’Europe. L’ensemble de la structure du droit européen de la concurrence depuis le traité de Maastricht repose sur l’idée que les objectifs fondamentaux des règles de l’Union consistent à garantir le bon fonctionnement du marché intérieur au profit du consommateur et oublie complétement l’outil de production.
Les résultats de cette politique jamais remise en cause sont hélas éloquents. Dans le Top-100 des entreprises mondiales par capitalisation boursière, 57 entreprises sont américaines, 13 sont chinoises et seulement 11 sont membres de l’Union européenne. Si l’on regarde les dix premières capitalisations boursières mondiales, huit appartiennent à l’univers du numérique, aucune n’est européenne. Dans le Top-20 mondial des entreprises du secteur technologique (par chiffre d’affaires), il ne reste plus qu’une seule entreprise européenne (Deutsche Télécom). Dans le Top-5 mondial des entreprises de hardware, il n’y a aucune entreprise européenne. Il en va de même pour les systèmes d’exploitation, le cloud, les datas centers, les smartphones, les semis conducteurs, les puces et micro-processeurs.
De nombreuses entreprises européennes seraient aujourd’hui capables de collaborer à l’élaboration de filières numériques d’excellences qui nous permettraient de rivaliser avec les géants mondiaux du secteur. Mais, en l’absence de commandes publiques, de marchés réservés, de levées de fonds suffisantes et de vision stratégique de ce que représente la numérisation de nos sociétés, elles ne peuvent espérer y parvenir. Un parallèle illustre à lui seul ce constat : alors que le montant du dernier contrat de Microsoft avec le Pentagone s’élève à 22 milliards de dollars (succédant au contrat Jedi de 11 milliards de dollars), le livre blanc de la Commission européenne sur l’Intelligence artificielle de février 2020 prévoit un fonds d’investissement de 100 millions d’euros à destination des PME et des start-up européennes…
Boîte de Pandore
Il est donc urgent d’ouvrir les yeux : le principal frein à l’exercice de toute « souveraineté numérique » en Europe, nationale puisque la souveraineté ne peut être que nationale, est le droit européen de la concurrence qui empêche l’émergence de champions de taille mondiale et la création d’un environnement favorable à une réindustrialisation du continent. Pour autant, tout n’est pas perdu et il est possible d’agir. Dans notre rapport, nous formulons neuf propositions qui pourraient être adoptées à droit constant (sans ouvrir la boite de Pandore de la renégociation des traités) afin de réagir vite et fort en vue d’enrayer le déclassement numérique définitif qui nous menace.
La première proposition, pierre angulaire de toutes les autres, consisterait en l’adoption d’un règlement d’exception visant à la non-application du droit européen de la concurrence dans les domaines stratégiques liés au numérique. Cela permettra de stimuler la réindustrialisation européenne, en permettant des commandes publiques massives et en protégeant les secteurs stratégiques de nos économies numérisées (domaines régaliens). Nous proposons également de réviser le statut des Groupements européens d’intérêt économique (GEIE) et de créer des zones économiques spéciales européennes (ZESE) et des Groupements d’intérêt public européen (GIPE) au travers de deux nouveaux règlements européens.
Cela aiderait à sécuriser le marché des puces électroniques et des semi-conducteurs et à mettre en œuvre une stratégie d’innovation industrielle dans le secteur des objets connectés. Des efforts massifs pourraient ainsi être accomplis afin de réinvestir le marché des smartphones et des systèmes d’exploitation, de favoriser l’émergence de data centers et de cloud souverains de niveau mondial dans les États membres et d’assurer le déploiement d’antenne 5G et de câbles sous-marins « made in Europe » en en conservant la propriété ou au minimum l’exploitation.
C’est donc un ensemble de mesures que nous proposons pour créer un véritable écosystème numérique permettant l’émergence de nouvelles entreprises de taille mondiale à droit constant. De très nombreux professionnels du numériques sont plus que conscients du dénuement total de l’Europe dans le domaine numérique et attendent que les dirigeants européens prennent les décisions courageuses qui s’imposent.