9 juin 2021 • Opinion •
Christian Flavigny, qui vient de publier Aider les enfants « transgenres ». Contre l’américanisation des soins aux enfants (éd. Pierre Téqui, 2021), analyse la rupture anthropologique que constituent les trois mesures principales du projet de loi bioéthique, en nouvelle lecture à l’Assemblée : l’autorisation de la PMA pour les couples de femmes et les femmes seules, l’autoconservation des gamètes sans motif médical et l’autorisation de la création de chimères homme-animal.
Où en est la société française à l’égard du projet de loi bioéthique, alors qu’approche le vote final du texte après deux années de débats publics ? Ce que l’on peut considérer comme les trois points principaux de la nouvelle loi (ouverture de la PMA aux couples de femmes et aux femmes seules, autoconservation des gamètes et autorisation de la création de chimères homme-animal) ont en commun d’ébranler des repères symboliques qui nous constituent en tant qu’êtres humains vivant en société.
C’est donc décidé : le père est devenu un personnage facultatif pour l’enfant. La validation par la loi qu’un enfant puisse naître sans avoir jamais eu un père lui rend impensable la privation qu’il subit, puisque décrétée par la parole collective. La décision législative prétend qu’il n’y aurait rien à ressentir au fait de n’avoir jamais eu un père, alors que l’enfant intimement se questionne, quitte, comme souvent, à retourner le questionnement sur lui-même : n’ai-je pas mérité d’avoir mon père, d’avoir un père ? Lui attribuer une seconde mère par voie notariée n’y change rien, quelle que soit la bonne volonté et les efforts sincères des personnes concernées.
Plus encore, du fait de sa valeur de message collectif, il n’est pas excessif de soutenir que la loi disqualifie le principe même de paternité : ce qui vaut pour un enfant (le père est une option) vaut pour tous. Or, par sa fonction de découverte du monde extérieur, en complément du rôle maternel centré sur le monde intérieur, la paternité est pour l’enfant le guide d’une quête de sens, sur lui-même et sur la vie. On sait combien l’absence de repère paternel peut avoir des conséquences catastrophiques.
Par la possibilité d’autoconservation des gamètes ouverte sans le préalable d’une affection la justifiant, le législateur promeut une approche que l’on dirait gestionnaire de la procréation. Elle permet que la venue de l’enfant s’intègre dans un plan de vie, où sans doute la carrière professionnelle devient le cadre de référence. La dimension anthropologique de la procréation en est évacuée, celle qui pourtant donne à l’enfant le sens de sa venue au monde comme un don qui lui est fait par ses parents, qui l’ancre dans le lien avec eux comme celui du don reçu et de la dette symbolique qu’il contracte à leur égard, cependant que les parents restituent à leur enfant de ce qu’ils reçurent dans leur passé jadis. Cela fait de la procréation un lien de transmission entre les générations, dans la gratuité du don, aujourd’hui négligé au profit d’une approche nullement dépourvue d’enjeux marchands.
Quant à l’aval donné à la création de chimères homme-animal, censément au profit de la recherche médicale, elle ne peut qu’accentuer la confusion sur ce qui distingue « l’espèce humaine » des « espèces animales ». C’est-à-dire, on finirait par l’oublier : le sens. Le sens est sans doute l’atout de « l’espèce humaine », et cela doit l’inciter à ne pas prétendre régner sans précaution sur la planète vivante. Mais le sens est aussi la tragédie de « l’espèce humaine », confrontée à l’incomplétude qui est le vécu humain de la sexualité, et à la finitude qui fait la confrontation à la perspective de la mort. Or la procréation, donc la venue de l’enfant, est précisément à la croisée de ces deux données qui fondent l’humain de la vie. Elle est donc le sujet central de la vie humaine, que les lois de bioéthique et les lois sur la famille malmènent depuis quelques décennies, donnant à la loi le relief d’arrangements partisans qui discréditent le discours politique.
Enfin, les décisions du législateur le montrent influencé, en matière de procréation, par des conceptions importées des États-Unis. Il semble s’en inspirer et s’en draper comme d’un étendard de progrès. C’est omettre que la régulation de la vie familiale et sociale outre-Atlantique est régie par les religions : les États-Unis sont un pays multireligieux à dominante protestante, le Président prête serment sur la Bible. Le religieux gère le lien de transmission symbolique que la France, par sa tradition laïque, a établi selon les repères psychologiques et anthropologiques. L’erreur du législateur est d’importer d’autres manières culturelles sans tenir compte du fait que le cadre qui leur donne sens est le legs d’une tradition différente.
L’aveuglement du législateur sur les conséquences délétères de ses décisions, en somme, semble toujours l’emporter : l’effondrement des piliers symboliques fondant la famille est encore aggravé, la procréation devient un peu plus une gestion quasi-marchande de la venue de l’enfant, et le brouillage des repères de l’humain est accentué.