14 juin 2021 • Opinion •
Alors que le mot « féminicide », entré dans le dictionnaire, est de plus en plus utilisé par les politiques et les médias, Bérénice Levet* explique pourquoi elle se refuse à employer ce terme issu de la vulgate féministe pour désigner le meurtre d’une femme par son conjoint.
Les choses se sont incontestablement précipitées ces derniers temps. Il est désormais entendu qu’un homme qui tue son épouse, son ex-épouse, sa conjointe ou son ex-conjointe commet un « féminicide ». Et, signe des temps, sept ans après le dictionnaire Le Robert, l’édition 2022 du Larousse intronise ce vocable forgé dans l’arsenal du militantisme féministe. Le mot n’a en effet rien de neutre. Il est imprégné d’idéologie et charrie avec lui une interprétation de la réalité. L’adopter, c’est ratifier un certain récit, une certaine intrigue.
Je n’ignore rien de l’atmosphère dans laquelle nous baignons. Mettre en question le mot, ce serait minimiser la chose. Le sophisme est évident, et grossier. Que le meurtre d’une femme soit un mal absolu ne souffre pas de discussion. Quasiment élevée au rang de langue officielle, la langue des féministes a acquis une autorité et une légitimité exorbitantes. Bien parler, bien penser, ce serait dire et penser la condition des femmes en puisant dans les catégories importées pour l’essentiel du féminisme américain. Nous ne devons pas nous laisser intimider. Ce n’est pas seulement la liberté d’expression qui est menacée, mais d’abord, et surtout peut-être, de manière plus préoccupante encore, ce qui la sous-tend, et qui est au fondement de notre civilisation : la passion de comprendre, la passion d’interroger, la passion de la vérité et de la réalité. Lorsque les hommes des Lumières, mais déjà Milton, et bientôt Stuart Mill, réclament la libre circulation des pensées et des opinions, ce n’est pas par obsession narcissique, pour permettre à chacun de s’exprimer, mais pour accroître nos chances de gagner en intelligibilité, mieux nous acheminer vers le vrai.
Nos pensées sont captives, captives de la rhétorique victimaire, captives de la « cause des femmes », captives de la tyrannie de l’émotion. Captives et ennuyées. Accordons-nous, comme dans l’allégorie de la caverne, le droit de briser nos chaînes, accordons-nous la liberté d’inquiéter les évidences. C’est la réalité qui est en jeu, et elle seule doit être notre maître. Nous sommes ses obligés. Et puis, c’est rien de moins que l’essence de l’Occident, de l’Europe, de la France singulièrement, nous sommes cette civilisation qui s’est donné pour ancêtres Socrate, Eschyle, Sophocle, Périclès, ce moment foisonnant où tout devient question, où l’on proclame qu’il n’est pas de cartes routières de la pensée ni de l’art, où partout on se risque, se hasarde.
Un mot se répand. La caverne bourdonne de ses échos assourdissants. N’est-ce pas alors la moindre des choses que de voir la pensée, l’âme, si l’on osait ce mot désuet, se mettre en mouvement ? N’est-ce pas la moindre des choses que de s’étonner, de se demander : que dit-on lorsque l’on parle de « féminicide » ? « Féminicide, lit-on dans Le Larousse : meurtre d’une femme ou d’une jeune fille en raison de son appartenance au sexe féminin ». Le néologisme a en effet été conçu dans les années 1970 pour signifier que les femmes sont tuées parce que femmes, en tant que femmes. La lecture de la définition ne rend-elle pas à elle seule éclatante la faille qui est au cœur de ce mot, le vice de forme ? L’homme qui tue sa compagne ou son ex-compagne ne tue pas une femme, il tue sa femme, la femme avec laquelle il vit ou avec laquelle il a vécu, avec laquelle il a peut-être eu des enfants. Féminicide il y aurait si quelque homme ou quelques hommes réunis s’emparaient d’un groupe de jeunes filles ou de femmes et les vouaient à la mort, les exterminaient pour la seule raison d’être nées femmes. Ce serait la seule acception rigoureuse.
Premier vice, première faille. Ce mot fige chacun des deux sexes dans une essence, d’un côté, l’homme, sempiternel persécuteur, de l’autre, la femme, éternelle victime, perpétuelle proie de cet inaltérable prédateur. Reconduisant toute histoire particulière à une intrigue extrêmement sommaire, mettant aux prises un bourreau et sa victime, le bien et le mal, la victime perd toute singularité, toute unicité, tout visage. Elle n’est plus une femme avec sa personnalité, elle n’est plus un être de chair et de sang, elle devient la représentante d’une espèce, une généralité. D’être unique, elle déchoit au rang de simple représentante d’une espèce. Ce terme, censé rendre hommage aux femmes « tombées sous les coups » de leur compagnon ou ex-compagnon, produit l’effet exactement inverse : la victime se trouve dépossédée de son identité personnelle. Il est des hommages plus généreux, on me l’accordera.
Il ne reste rien de l’unicité d’une vie. Rien de la singularité d’une histoire, de leur histoire exclusive et prise dans un faisceau de complexités. Que l’ambiguïté, l’ambivalence de certaines histoires individuelles vienne à être rappelée, nos activistes ne se laissent pas ébranler, ils ont à leur disposition, toute dégoupillée, une grenade qu’il tienne pour fatale: l’« emprise ». Cela ne retire absolument rien au caractère abominable de ces meurtres que d’admettre qu’ils s’inscrivent dans des histoires fatalement, et en l’occurrence funestement, mêlées, emmêlées. Mais précisément, la complexité, c’est ce avec quoi les militants, quels qu’ils soient au demeurant, sont fâchés, et contre quoi même ils sont en rébellion.
Si le mot est défendu avec une telle ardeur et une telle obstination par les féministes, c’est qu’il présente, à leurs yeux, au moins, deux vertus : restreindre le terme d’« homicide » aux victimes de sexe masculin et imposer un terme équivalent pour les femmes ; élever le meurtre d’une femme, d’acte individuel au rang de « fait de société » et donc incriminer la structure même de nos civilisations.
Pourquoi un homme tue-t-il sa compagne ou son ex-compagne ? Parce que, nous répondent les militants docilement relayés par nos politiques et la majorité des journalistes, nos sociétés sont et demeurent, et demeureront aussi longtemps que nous n’aurons pas donné partout la préséance aux femmes, « patriarcales ». Cette clef ouvre toutes les serrures. L’idéologie est une assurance prise contre le réel. Elle vous met, pour paraphraser Tartuffe, « en état de tout voir sans rien croire ».
« Féminicide », le mot inscrit le meurtre des femmes dans une grande intrigue, celle de la société occidentale regardée comme vaste entreprise de fabrication de victimes – les femmes, naturellement, mais aussi les « minorités » et la « diversité ». La civilisation occidentale étant l’œuvre d’un homme blanc hétérosexuel chrétien ou juif n’ayant d’autre passion que la domination de tout ce qui n’est pas lui (donc des femmes, des Noirs, des musulmans, des animaux, des végétaux, ce qui fonde l’« intersectionnalité de la lutte », point de convergence des féministes, indigénistes, décoloniaux, écologistes, végans). Tous les continents sont concernés par les violences et les meurtres conjugaux, m’objectera-t-on. Sans doute, mais on aura observé que, lorsque le coupable n’est pas « blanc », le sort de la victime intéresse beaucoup moins nos féministes et les laisse pour ainsi dire muettes.
Autre point : le Larousse précise « crime sexiste : le féminicide n’est pas reconnu en tant que tel par le Code pénal français ». Le droit est en effet, au nom de l’universalité et de l’individualisation de la peine, l’ultime citadelle. Poursuivre un homme pour « «féminicide », ce serait réduire l’accusé à un symbole, et le procès à un prétexte. Or la fonction de l’institution judiciaire n’est pas de juger un système mais une personne. « Quel que soit le procès, rappelait Hannah Arendt, les feux de la rampe sont concentrés sur la personne de l’accusé, homme de chair et de sang, avec son histoire individuelle, avec son ensemble toujours unique de qualités, de particularités, de schémas de comportement et de circonstances. Tous les éléments qui vont au-delà (…) ne concernent le procès que dans la mesure où ils constituent le contexte dans lequel l’accusé a agi ». Le hisser au rang de qualification pénale reviendrait à oublier, à nier l’essence même la justice.
Certains, dont Marlène Schiappa, militent cependant en ce sens. La reconnaissance par le code pénal est leur ultime combat. Les féministes mènent l’assaut et, au train où vont les choses, au regard de l’empire qu’ont acquis la « diversité », les « minorités », les « victimes », on conçoit mal que l’institution judiciaire résiste encore longtemps. Tout porte à croire, et à craindre, que le drapeau de la victoire ne tardera plus à être planté.
On l’aura compris, employer le mot de féminicide n’a rien de neutre. Que le mot « féminicide » ait sa place dans le vocabulaire des activistes, c’est leur affaire. « Il va vite, cela plaît dans la mêlée », ainsi que le disait Victor Hugo des mots dont tout militantisme se saisit et sous la bannière desquels il mène ses combats. Que la majorité des journalistes s’y convertissent est autrement contestable. Cela témoigne du changement de définition du métier même de journaliste pour beaucoup : de gardiens de la si fragile réalité factuelle, ceux-ci se conçoivent volontiers désormais comme des justiciers, chargés de mission du « changement des mentalités » et sont disposés à y sacrifier le réel.
Nous avons là un exemple remarquable de la manière dont la novlangue féministe s’infiltre dans le langage ordinaire, avec la complicité ardente et zélée des politiques et de la plupart des médias. Et l’effet toxique, recherché par ses militants, est de criminaliser les hommes dans leur ensemble et aussi de jeter la suspicion sur l’hétérosexualité : la rencontre d’un homme et d’une femme, l’homme étant ce qu’il est, dans la logique néoféministe, est toujours susceptible de tourner à la tragédie.
Le mot est donc une arme dirigée d’abord contre les hommes, contre notre civilisation. Le banaliser engage. Vers l’humaine condition compliquée avec des idées simples : tel est, pour paraphraser un général de Gaulle aux accents raciniens, le chemin sur lequel nous entraîne fatalement le mot de féminicide. Nous devons avec la plus vive énergie nous y refuser.
* Bérénice Levet est l’auteur du Musée imaginaire d’Hannah Arendt (Stock, 2011), de La Théorie du genre ou le Monde rêvé des anges, préfacé par Michel Onfray (Livre de poche, 2016), du Crépuscule des idoles progressistes (Stock, 2017) et de Libérons-nous du féminisme ! (Éditions de l’Observatoire, 2018).