6 juillet 2021 • Opinion •
Alors que la guerre sino-américaine s’intensifie dans le domaine numérique, l’innovation européenne est ralentie par les normes et les réglementations, déplore Cyrille Dalmont, chercheur associé à l’Institut Thomas More, vient de publier le rapport « L’impossible souveraineté numérique européenne : analyse et contre-propositions » (disponible ici).
La guerre économique dans les domaines numériques entre la Chine et les États-Unis – qui s’en tenaient jusque-là à des escarmouches sérieuses mais circonscrites, la Chine empêchant par exemple l’implantation d’entreprises comme Amazon ou Uber (en finançant leurs concurrentes locales Alibaba et Didi) ou les Américains prenant des sanctions économiques contre le géant Huawei – commence à prendre des allures de guerre totale.
Preuve en est la prise de position de la FCC (Federal Communications Commission) du 17 juin dernier qui souhaite changer ses règles de certifications concernant les équipements réseaux et télécoms des fabricants chinois. Elle avait déjà déclaré en mars dernier que cinq groupes chinois constituaient des menaces potentielles pour la sécurité nationale (Huawei Technologies, ZTE, Hytera Communications, Hangzhou Hikvision Digital Technology et Zhejiang Dahua Technology). Si la FCC va au bout de sa logique, c’est l’activité même de ces entreprises qui sera rendue impossible sur le sol américain. L’intensité du front numérique se renforce dans le conflit sino-américain que bien des prévisionnistes annoncent comme inéluctable.
Pendant ce temps, l’Union européenne se contente de produire de la norme, se heurtant à ses limites institutionnelles et politiques et à sa sur-dépendance aux géants du numériques mondiaux (GAFAM et dans une moindre mesure BATX). Il faut toujours rappeler que, reposant sur des traités (comme toutes les organisations internationales), l’UE ne dispose que d’une souveraineté déléguée par ses États membres, souveraineté déléguée qui disparaît dès que l’un de ceux-ci en décide autrement, comme ça a été le cas pour le Royaume-Uni avec le Brexit.
Pourtant, et quitte à dénaturer le sens des traités, la Commission européenne n’en finit pas de prétendre édifier une improbable souveraineté numérique européenne dont elle serait la garante. En fait de souveraineté, cela ressemble tout au plus à une « ligne Maginot » normative. En l’absence de géants numériques européens, cette stratégie va non seulement accentuer la colonisation numérique de l’Europe mais également ralentir l’innovation sur le continent. Revue de détails.
On se souvient du fameux règlement RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données) de 2016, dont tous les professionnels du secteur s’accordent à dire que, s’il n’a quasiment aucun impact sur les géants mondiaux du numérique, il pénalise fortement les entreprises européennes et plus particulièrement les PME et les TPE. Ensuite, furent adoptés, le règlement du 14 novembre 2018 établissant un cadre applicable au libre flux des données à caractère non-personnel dans l’UE et enfin le règlement relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel par les institutions, organes et organismes de l’Union et à la libre circulation de ces données.
Aujourd’hui, la commission européenne prépare pas moins de quatre nouveaux règlements dans le domaine du numérique. Notons au passage que le choix de l’instrument juridique réglementaire en lieu et place de directives qui nécessiteraient une transposition dans les différents droits nationaux et permettraient une adaptation ou une interprétation des États, est tout sauf neutre quant au rôle que la Commission entend se ménager dans le domaine numérique.
Le règlements DSA (Digital Service Act) vise à améliorer « considérablement les mécanismes de suppression des contenus illicites et de protection effective des droits fondamentaux des utilisateurs en ligne, y compris la liberté d’expression ». Il vise également à renforcer la surveillance des plateformes en ligne (pour celles qui touchent plus de 10% de la population de l’UE). Le règlement DMA (Digital Market Act) cherche, lui, à réguler les plateformes en ligne qui se « comportent comme des « contrôleurs d’accès » sur les marchés numériques ». La législation sur les marchés numériques vise à garantir que ces plateformes se comportent équitablement en ligne.
Le DGA (Data Gouvernance Act) se fixe pour objectif de « renforcer le contrôle des personnes physiques et morales sur l’utilisation et la diffusion de leurs données, en cadrant l’activité des acteurs publics ou privés assurant la circulation et le partage des données ». Enfin, le « règlement IA » (qui n’a pas encore de dénomination définitive) entend promouvoir « une vision européenne de l’IA basée sur l’éthique en prévenant les risques inhérents à ces technologies par un règlement commun permettant d’éviter certaines dérives ».
Cette inflation normative de textes dont la complexité ne saurait dissimuler la grande médiocrité rédactionnelle, risque d’engendrer une inflation des litiges et un recours quasi systématique à l’interprétation des juges, conduisant à une inertie mortifère de tout l’édifice juridique que la commission tente de bâtir. Mais, plus encore, il risque de pénaliser les entreprises européennes sans pour autant permettre aux États membres de protéger leurs économies face à l’agilité et à la puissance des GAFAM et des BATX. Des dégâts collatéraux sont également à prévoir pour l’édifice européen lui-même en raison de l’inflation des recours juridiques et des positions des différentes cours suprêmes, notamment quant à primauté du droit européen sur les droits nationaux.
Les revers accumulés par les entreprises européennes et l’impossibilité systémique de construire des géants économiques européens du numérique (en raison de la philosophie même du droit européen de la concurrence) commence à soulever bon nombre d’interrogations quant à la primauté du droit européen sur les droits nationaux parmi les États membres (Allemagne, Belgique, France, Italie, Irlande, Hongrie) mais également parmi les acteurs économiques, quant à la réalité de l’efficience de l’échelon européen. En outre, tous les arguments ressassés à l’envie par certains experts et responsables politiques sur les « effets de levier » et la « taille critique » de l’échelon européen se fracassent sur la réalité des capitalisations boursières des entreprises européennes, qui ne cesse du terrain face aux entreprises chinoises et américaines.
Mais pire que cela encore, nous sommes en train d’obérer l’avenir si l’on regarde la situation au travers du prismes de l’innovation. En 2019, l’office chinois de la propriété intellectuelle compte 1,4 million de demandes de brevets, loin devant les États-Unis (621 453), le Japon (307 969), la Corée du sud (218 975) et de l’Office européen des brevets (181 479). L’UE, qui compte 450 millions d’habitants, n’est donc que la cinquième zone mondiale en termes de dépôt de brevets après le Japon (126 millions d’habitants) et la Corée du sud (51 millions d’habitants)…
« Quand je veux enterrer une affaire, je crée une commission », s’exclamait Clemenceau. Les États européens doivent urgemment se saisir de la question de la souveraineté numérique et l’arracher des mains de la Commission, s’ils ne veulent pas finir enterrer sous des monceaux de normes aussi inefficaces que contre-productives.
Les candidats à l’élection présidentielle qui approche en France semblent bien éloignés de ces préoccupations. Il faut donc leur rappeler que la numérisation de nos sociétés va impacter entre 10% et 58% des emplois (en fonction des études) d’ici la fin du prochain mandat présidentiel. Notre inertie actuelle nous conduit vers une « colonisation numérique » par l’un ou l’autre des grands empires qui s’apprêtent à livrer bataille. De la même façon que la ligne Maginot fut le symbole de la défaite de 1940, la politique de la norme de la Commission est le symbole de notre renoncement.