Passe sanitaire · La situation justifie-t-elle vraiment une suspension des libertés ?

Chantal Delsol, de l’Institut, philosophe et membre du Conseil d’orientation de l’Institut Thomas More

27 juillet 2021 • Opinion •


Pour Chantal Delsol, un gouvernement peut demander des sacrifices à sa population en cas de situation exceptionnelle. Mais l’épidémie de Covid ne répond plus à ces critères. Elle voit dans l’extension du passe sanitaire la marque d’une société qui fait de la « vie nue » son seul repère.


Les mesures annoncées le 12 juillet par Emmanuel Macron menacent de provoquer des révoltes. Dès le début du mois d’août, il sera impossible de fréquenter un lieu public sans le passe sanitaire. C’est clairement un moyen détourné de rendre obligatoire la vaccination que les gouvernants avaient toujours juré de laisser facultative. En outre, il est souvent difficile d’accéder à la vaccination (le «Doctolib en deux clics» est une baliverne et un déni de réalité, il suffit de s’y mettre soi-même pour le voir), ce qui rend la mesure, de fait, rétroactive (donc inconstitutionnelle). Les enfants entre 12 et 17 ans qui ne seront pas vaccinés à la rentrée (la date est constamment repoussée, aujourd’hui le 30 septembre), seront privés, de fait, de tout sport et de tout loisir.

Nombre de parents se refusent à faire inoculer un vaccin récent à leur enfant de 12 ans qui ne risque rien qu’une simple grippe, pour protéger un petit pourcentage de gens âgés ou à risque qui n’ont pas voulu se faire vacciner. Loi brutale, qui tombe sur des vacances longtemps attendues, et sur une population traumatisée par les mensonges et les contradictions multiples entendues depuis des mois et des mois. Toute la population, depuis les restaurateurs jusqu’aux ouvreuses de cinéma, est conviée à traquer les non-vaccinés, qui dès lors parlent de dictature. Les tables de famille s’enflamment.

La question du passe sanitaire et du vaccin obligatoire relève de la question politique générale de la situation exceptionnelle. On sait que les sociétés occidentales, dès leurs origines pré-républicaines et prédémocratiques, avaient saisi la réalité et les exigences d’une situation de péril, au cours de laquelle les institutions libres étaient tenues de s’arroger davantage de pouvoir qu’en temps ordinaire. À la toute fin du VIe siècle avant JC, la république romaine créait la dictature comme magistrature de l’exception, dotée de pouvoirs spéciaux capables de répondre aux graves crises, en l’occurrence à la guerre, et en même temps comme magistrature limitée dans le temps. Car il ne fallait pas que le dépositaire de la charge profite des pleins pouvoirs pour devenir un tyran, refusant de rendre ses prérogatives une fois la situation assainie. Ce conflit millénaire entre la nécessité d’obéir en période de crise, et la crainte de trop obéir ou d’obéir trop longtemps, conflit purement occidental puisqu’ailleurs le pouvoir était absolu partout et toujours, conflit typique des sociétés libres, nous poursuit depuis notre naissance historique. Et c’est encore ici que nous en sommes aujourd’hui.

Lorsque, au début de la crise, le président Macron dit : « Nous sommes en guerre », il établit par là même l’évidence d’une situation exceptionnelle, au cours de laquelle, par conséquent, les Français se verront imposer des exigences gouvernementales auxquelles ils ne seraient pas tenus en période normale. Ce sont, pour commencer, les confinements.

Nous en sommes aujourd’hui à un point où l’on peut mettre en cause sérieusement, et sans désir de polémique, l’existence même d’une situation exceptionnelle, c’est-à-dire d’une crise dangereuse pour la société entière. Après plus de dix-huit mois de crise sanitaire, et au moment où le passe sanitaire se déploie, la situation n’a plus rien à voir avec celle des débuts. La plus grande partie de la population à risque est vaccinée, ce qui rend improbable la surcharge des hôpitaux qui représentait la principale hantise du gouvernement. Le nouveau variant se propage rapidement, mais du fait de la dynamique vaccinale, ses effets sont atténués… Et cependant le discours des autorités, institutions et médias mêlés, demeure au comble de l’affolement des débuts, lorsqu’on se demandait encore si le virus n’allait pas décimer nos enfants ou tuer 20 % de la population.

Aujourd’hui, la question est moins de savoir comment nous protéger du Covid que de comprendre par quelle panique sournoise, par quelle contagion de l’épouvante nos gouvernants prétendent prolonger – et renforcer – les mesures de la situation exceptionnelle. Autrement dit, prétendent nous mettre au pas de plus en plus et avec de plus en plus d’ardeur, alors que les raisons pour cela semblent de moins en moins probantes.

Il faut d’abord comprendre que la situation de grand risque, dite exceptionnelle, demeure subjective. Elle ne souffre pas débat en cas de très grand péril: quand l’Allemagne de Hitler bombarde Londres, la population obéit sans frémir à l’imposition du black-out et à d’autres mesures coercitives. Mais, généralement, la notion de grand péril varie et se discute. Au moment présent, où les Occidentaux sont dotés d’une sensibilité exacerbée, le risque d’un virus qui tue a minima et seulement les plus âgés déjà souffrants, épouvante autant que la peste du XVIe siècle qui enlevait le tiers d’une population. Il faut tenir compte de l’esprit du temps.

Les mesures drastiques mises en place pour préserver la santé répondent à l’idéologie postmoderne, l’hygiénisme, et racontent un nouveau chapitre de la biopolitique contemporaine. On jugeait normal de décréter la situation exceptionnelle en temps de guerre, aujourd’hui on juge légitime de la décréter en temps de Covid. C’est le signe simple d’un glissement de la valeur dominante. On ne donne les pleins pouvoirs au gouvernement que lorsque l’essentiel est en danger. Aujourd’hui, l’essentiel, c’est la « vie nue ». Le gouvernement se juge donc autorisé à débattre de l’épidémie dans des Conseils de défense, et renouvelle en permanence l’état d’urgence, ce qui en dit long sur le mélange des genres et la perversion des concepts.

Cependant, il ne faut jamais oublier l’écueil permanent de la situation exceptionnelle : un gouvernement aspire toujours à davantage de pouvoir, et s’il peut trouver une bonne raison de mettre la société au pas, il le fera de grand cœur. Il suffit de voir avec quelle facilité joyeuse nos gouvernants sont prêts, dans cette affaire de vaccins, à considérer les réfractaires comme des séditieux inciviques, tout juste bons à subir l’infamie. L’être humain aime tyranniser. Il le fait plaisamment quand on ne l’en empêche pas. Il le fait triomphalement quand la légalité le lui permet. Aussi arrive-t-il un moment où une partie de la société se pose la question de la validité de la situation exceptionnelle.

Aujourd’hui la question se pose en ces termes : la santé parfaite vaut-elle la fin des libertés ? N’ai-je pas envie de risquer une maladie, même grave, pour pouvoir aller au théâtre, faire du sport ou voir mes enfants ? N’ai-je pas envie de voir ma grand-mère perdre un an de la vie qui lui reste pour ne pas rester seule dans sa chambre pendant tout ce temps qui lui reste? Autrement dit, c’est l’idéologie hygiéniste elle-même qui est interrogée par les courants perturbateurs, décrits immédiatement comme un ramassis d’idiots, alors que nos gouvernants sont ancrés dans l’hygiénisme comme s’il s’agissait pour eux d’une seconde nature. Le conflit entre les deux est violent, parce que les courants anti-hygiénistes sont privés d’élites pensantes, donc frustes ; et parce que les hygiénistes sont élitaires, intolérants et méprisants.

En France, le conflit s’exacerbe en raison de la défiance généralisée qui atteint une grande partie de la population, cette défiance qui avait été si bien décrite par Cahuc et Algan (auteurs de La Société de défiance, NDLR) : les anti-passe sanitaire ne croient à aucun chiffre donné par le gouvernement (il faut dire qu’on leur a raconté préalablement tant de sornettes, par exemple sur l’inutilité des masques – un gouvernement ne peut pas impunément jouer ainsi avec sa population).

Ce qu’on appelle aujourd’hui « l’électorat dangereux » comme on parlait au XIXe siècle des « classes dangereuses », sont des gens capables d’extrémisme et de violence parce qu’ils ont été trop souvent trompés, mais qui ont tout de même le droit de n’être pas hygiénistes au même titre que les élites: il existe des raisons légitimes même en dehors du « cercle de la raison » (expression honteuse qui rejette tous les adversaires dans le lit des émotions infantiles).

Dans l’ancienne acception romaine, la dictature de la situation exceptionnelle n’a rien d’inquiétant, et elle permet même de protéger les institutions libres, si elle est maîtrisée et réduite à la crise présente. Ce qui est contestable ici, ce n’est pas la «dictature sanitaire», car il est cohérent que les citoyens supportent des mesures draconiennes en cas de péril commun. Ce qui est contestable, c’est l’idéologie hygiéniste qui élève le sanitaire au rang de valeur suprême et absolue.