Chine-États-Unis · Jeu de go autour de Taiwan

Hugues Eudeline, chercheur associé à l’Institut Thomas More

8 octobre 2021 • Opinion •


Depuis une semaine, Pékin met la pression sur Taïwan en multipliant les avions militaires dans leur zone d’identification de défense aérienne. Pour Hugues Eudeline, la Chine mise sur une stratégie d’usure de Taipei susceptible d’aggraver les tensions avec les États-Unis.


Pékin a envoyé 38 avions de combat dans la zone d’identification de défense aérienne de Taiwan vendredi 1er octobre, 39 samedi, 16 dimanche et 52 lundi, soit un total de 145 avions en quatre jours. Le nombre d’incursions dans l’espace aérien contrôlé par la République de Chine (Taiwan) ne cesse de croître alors que les menaces proférées à son encontre par la porte-parole du ministère des Affaires étrangères de la République populaire de Chine sont de plus en plus acerbes : « Le principe d’une seule Chine est le fondement politique des relations sino-américaines. La Chine prendra toutes les mesures nécessaires pour écraser résolument toute tentative d’indépendance de Taiwan. La Chine a la ferme résolution et la volonté de sauvegarder la souveraineté nationale et l’intégrité territoriale ».

Cette activité militaire frénétique répond à une géostratégie américaine qui se déploie inexorablement dans l’Indo-Pacifique avec un tempo nécessairement plus lent, mais en établissant des liens solides avec des alliés sûrs, au détriment parfois de partenaires plus indépendants comme la France.

Le temps est compté pour la Chine qui sait ne pas être capable d’affronter le géant américain lorsqu’il aura déployé ses forces, malgré la fantastique marine de guerre dont elle se dote à cadence accélérée. Si l’industrie peut fournir des moyens de combat en grand nombre, il n’en va pas de même pour le personnel dont la formation est nécessairement longue et difficile. Par ailleurs, créer une marine ex abrupto comme elle le fait, sans traditions ni véritable allié pour s’étalonner dans les différents domaines de lutte, la contraint à tout découvrir par elle-même.

La Russie avec laquelle elle entretient des relations de circonstance reste cependant l’éternel adversaire qu’elle a toujours combattu et qui ne partagera jamais son savoir-faire dans le domaine naval. Trop de contentieux à venir empêcheront, en particulier des intérêts opposés en ce qui concerne l’exploitation des routes maritimes de l’océan Arctique quand elles s’ouvriront sous l’effet du réchauffement climatique. La Russie, alors désenclavée, réalisera le rêve de tous ses dirigeants depuis Pierre le Grand : un accès permanent aux voies de communication maritime indispensable à son développement économique. À défaut d’avoir pu y accéder par la force de ses armes, c’est grâce à un phénomène climatique qu’elle disposera d’un immense littoral baigné par un océan Arctique navigable. La Chine, quant à elle, aura un besoin vital de ce raccourci vers l’Atlantique pour écouler ses échanges commerciaux.

Si la Chine n’est pas encore prête à un affrontement avec les États-Unis, ceux-ci ne le sont pas non plus. Se posant en défenseur de la liberté de navigation conformément au droit maritime international, le président Biden poursuit la politique qu’avait initiée le président Obama avec le pivot asiatique. Pour contenir le colosse chinois, il développe un réseau de partenaires locaux et d’alliés. Ces derniers sont ceux qui partagent des principes démocratiques, mais surtout qui mettent en œuvre des armes interopérables avec celles des États-Unis leur permettant de partager une logistique de combat optimisée. Des armes américaines donc, les seules à pouvoir être produites en grand nombre. Le Japon, la Corée du Sud, la Grande-Bretagne, l’Australie disposent ou recevront bientôt des mêmes systèmes d’armes technologiquement avancées que sont le Aegis, l’avion de patrouille maritime Poséidon et le chasseur de cinquième génération F-35. Ce dernier peut embarquer sur leurs porte-aéronefs, tous de conception nationale, mais conçus et construits à cette intention. La création de l’AUKUS permet de définir un noyau central composé de pays de l’anglosphère autour duquel d’autres pourront s’agréger, comme l’Inde, le Japon et éventuellement la Corée du Sud. Cette construction méthodique d’une alliance solide demande cependant du temps et les forces présentes dans le théâtre sont loin d’être parées.

Ni la Chine ni les États-Unis et leurs alliés et partenaires ne sont prêts à entrer dans un conflit majeur. C’est ce constat qui rend la situation de Taiwan très précaire. Pour des raisons de politique intérieure, le président Xi Jinping peut être tenté de jouer sur la fibre nationaliste de sa population de façon à faire oublier les déboires économiques et sanitaires. Il pourrait être tenté d’effectuer une attaque massive de l’île pour prendre de vitesse une opposition trop faible pour pouvoir s’y opposer efficacement, et cela avant que les importantes commandes d’armement faites récemment aux États-Unis n’aient permis de renforcer la défense de l’île.

Les opérations aériennes que mènent les forces chinoises, navales et aériennes sont des évènements précurseurs qui permettent d’évaluer les moyens de défense de Taiwan. En faisant intervenir simultanément un grand nombre d’appareils de tout type, les Chinois testent les temps de réaction des défenses, repèrent les emplacements des radars de tir et les modes d’émission qu’ils utilisent. Ces opérations soutenues épuisent les forces aériennes de Taipei et usent leur potentiel technique en les contraignant à faire décoller de nombreux intercepteurs.

L’analyse des modes d’action chinois depuis le début de son essor en 1978 montre qu’elle a systématiquement pratiqué une politique des petits pas qui, considérés individuellement sont de faibles portées, mais dont l’effet cumulé conduit à des avancées stratégiques majeures. Dans cette optique, faut-il voir dans ces opérations d’intensité croissante l’annonce d’une attaque imminente de Taiwan ?

Le risque d’un accident devient de plus en plus probable avec l’accroissement du nombre des interceptions. Une erreur d’évaluation de la menace par un pilote ou par les servants d’un système d’armes de défense taiwanais pourrait conduire à la perte d’un avion chinois. Un incident de ce type fournirait au président Xi Jinping le prétexte à une intervention. Serait-ce faire preuve de trop de machiavélisme de penser que c’est ce qu’il recherche pour justifier une action militaire surprise de grande envergure pour qu’elle soit rapide et pouvoir arguer d’une situation du fait accompli ?

Pourtant, ce ne serait pas sans risque pour la Chine bien que les traités qui régissent les relations entre Washington et Taipei ne comportent pas de clause d’intervention automatique en cas d’agression depuis que les États-Unis ont reconnu la République populaire de Chine. La Taiwan Relations Act entrée en vigueur le 10 avril 1979 remplace le Mutual Defense Treaty Between the United States and the Republic of China du 3 mars 1955. Elle définit les relations qu’entretiennent les États-Unis et Taïwan, et limite l’assistance militaire américaine aux seules armes défensives. Géographiquement, dans les deux traités, le terme « Taiwan » inclut l’île de Taiwan (l’île principale) et les îles Pescadores. En sont exclus les autres îles ou archipels sous le contrôle de la République de Chine, Jinmen, les Matsus, les îles Wuqiu, les Pratas et Taiping.

Le 27 mars 2020, le président Trump a paraphé le Taïpei Act, une loi sur l’initiative de protection internationale et de renforcement des alliés de Taiwan qui autorise les États-Unis à accroître leur aide économique, diplomatique et militaire aux pays qui revalorisent leurs relations avec Taiwan et à la diminuer dans le cas inverse. Le 28 octobre 2020, l’administration américaine a autorisé la vente de nombreuses armes, dont 400 missiles antinavires Harpoon.

Le fait qu’aucune force américaine ne soit prépositionnée officiellement sur l’île de Taiwan constitue plutôt un élément favorable pour les États-Unis en cas d’attaque chinoise de Taiwan. Aucun soldat, marin ou aviateur américain ne serait impliqué directement dans les combats, ce qui laisse le commandement américain en capacité de choisir quand et où intervenir.

Un scénario envisageable consisterait à frapper à distance des implantations militaires chinoises situées hors de son territoire national tel qu’il est reconnu par les Nations Unies, mais dont la perte aurait des conséquences catastrophiques sur l’économie chinoise. La mise hors de combat par des frappes chirurgicales des sept hauts fonds remblayés des îles Spratly (en particulier des pistes d’atterrissage de Mischief shoal, Fiery Cross reef et Subi reef) mettrait Pékin dans l’incapacité de pouvoir résoudre ce que le président Hu Jintao a qualifié de « dilemme de Malacca », c’est-à-dire le blocus par la fermeture du détroit de Malacca des flux commerciaux vitaux pour l’économie chinoise. Privées de bases et donc de logistique, ses forces maritimes (milice, garde-côtes et marine de guerre) auraient beaucoup de difficultés à s’y opposer dans la durée.