Plus fort que le G20, l’ONU ou la COP26 ? Et si l’Organisation de coopération de Shanghai était désormais le vrai lieu de pouvoir de la planète ?

Laurent Amelot, chercheur associé à l’Institut Thomas More

 

31 octobre 2021 • Entretien •


Avec la montée en puissance de l’Organisation de coopération de Shanghai, le centre de gravité de la géopolitique mondiale glisse progressivement du monde euro-atlantique vers l’Asie. Une manière pour Pékin de pousser ses pions afin de façonner le monde à son image. Analyse de Laurent Amelot, chercheur associé à l’Institut Thomas More et directeur du Programme L’Indo-Pacifique à l’épreuve des ambitions chinoises de l’Institut Thomas More.


Ni présent au G20, ni présent à la COP 26, le président de la République populaire de Chine revoit ses priorités hors de ses frontières et il n’est pas sorti du pays depuis janvier 2020. Pourtant, hors des grands événements où Xi Jinping se montre peu, le pays place ses pions à l’international avec une autre organisation : l’Organisation de coopération de Shanghai. Comment Pékin par le biais de cette organisation tente de faire bouger le centre de gravité de la géopolitique mondiale vers lui ? À quel point cela réussit-il pour l’instant ?

Le centre de gravité de la scène internationale glisse effectivement du monde euro-atlantique vers l’Asie. La Chine de Xi Jinping est au cœur des manœuvres qui dessinent de nouvel ordre mondial.

En accédant au pouvoir en 2013, le nouvel homme fort de Pékin a clairement affiché ses ambitions pour la Chine et pour le monde : à travers le « Rêve chinois », faire de la Chine communiste la puissance centrale sur la scène internationale à l’horizon de 2049, année anniversaire du centenaire de sa création et ainsi clôturer définitivement le siècle des soumissions, des humiliations et des traités inégaux. Dès lors, il s’agit pour Pékin de mobiliser tous les outils à sa disposition pour façonner le monde à son image.

La Chine étant une « Ile géopolitique », stabiliser son flanc occidental était indispensable, dans le prolongement de la fin de la guerre froide, pour porter définitivement son regard vers l’est et la mer, assurer la sécurité de ses approches maritimes puis se projeter vers les « mers lointaines ». Le projet « Une ceinture, une route » (OBOR, 2013), devenu « Initiative ceinture et route » (BRI, 2016), matérialise cette ambition à travers une double manœuvre terrestre – « Ceinture économique de la route de la soie » – et maritime – « Nouvelle route maritime de la soie pour le 21ème siècle ».

L’organisation de coopération de Shanghai (OCS) a grandement facilité la matérialisation du volet terrestre de cette vaste initiative destinée à remodeler selon des caractéristiques chinoises la masse continentale euro-asiatique. En effet, héritière du Groupe de Shanghai, mis en place en 1996, et réunissant depuis sa création en 2001, outre la Russie et la Chine communiste, trois républiques d’Asie centrale – le Kazakhstan, le Kirghizistan et l’Ouzbékistan –, elle a permis à Pékin de résoudre ses litiges frontaliers avec ses voisins (1996-2001), de promouvoir sa vision de l’intégration régionale par le commerce et les infrastructures, de structurer la lutte contre les trois fléaux que sont le séparatisme, l’intégrisme et le terrorisme.

Ainsi, en 2021, l’OCS regroupe neuf membres, avec l’adhésion simultanée en 2017 de l’Inde et du Pakistan, du l’Iran en 2021 et accueille trois observateurs : l’Afghanistan, le Belarus et la Mongolie. Elle s’étend des frontières orientales de l’Union européenne au Pacifique, de l’Arctique à l’océan Indien. Elle comprend deux membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies (Chine et Russie), qui sont également deux puissances nucléaires officielles, deux puissances nucléaires du seuil (Inde et Pakistan), trois membres fondateurs des BRICS (Chine, Russie et Inde), le leader économique du monde (Chine), trois des principales puissances gazières et/ou pétrolières mondiales (Russie, Iran, Kazakhstan) et les deux premières puissances démographiques de la planète (Chine et Inde).

Avec le retrait américain d’Afghanistan, le poumon de la masse continentale euro-asiatique est désormais sous le contrôle exclusif du condominium sino-russe, dont Pékin est le chef de file. Il est totalement hors d’atteinte des Occidentaux. Toutefois, l’OCS est confrontée à de nombreux défis.

Il y a un mois, l’Iran a été accepté comme membre par l’organisation de coopération de Shanghai, mettant fin ainsi à l’isolement du régime des mollahs imposé par les États-Unis. Avec cette entrée, le président chinois est-il en train de composer une nouvelle organisation internationale avec un écosystème qui lui est plus favorable ?

Effectivement, en septembre 2021, à l’occasion du 21ème sommet de l’OCS, marquant le 20ème anniversaire de l’institution, la république islamique d’Iran a été admise. Il s’agit un signe fort adressé à la communauté internationale, en particulier aux Occidentaux. Sa portée est bien plus importante que celle d’intégrer l’Inde et le Pakistan, fruit d’un compromis entre Moscou et Pékin. Si cette double admission participait du vieux rêve russe, théorisé notamment par Primakov, de construire en Eurasie un « triangle stratégique » Inde-Russie-Chine, intégrer l’Iran participe de la volonté chinoise, soutenue par la Russie, de construire un nouvel ordre international sur les bases d’un modèle illibéral, aux contours sino-centrés.

Dès lors, si l’OCS représente un point de convergence institutionnel entre Pékin et Moscou, dans leur rivalité respective avec Washington et ses alliés occidentaux et asiatiques, sur le plan géopolitique du moins, elle illustre surtout, d’une part, le cadre très circonstanciel du couple sino-russe dont le caractère est disymétriquement favorable à la Chine populaire, et, de l’autre, les difficultés qu’ont ces deux partenaires à donner du sens, à formuler un vrai projet politique pour l’OCS : cette dernière doit-elle rester un coquille vide, un lieu d’échanges aux effets diplomatiques bénéfiques avant tout pour les pays d’Asie centrale mais sans réelle influence sur la définition des rapports de puissance à l’échelle mondiale, ou a-t-elle la volonté nécessaire pour devenir un acteur majeur sur la scène internationale afin d’en faire évoluer les règles du jeu ? La réponse semble négative, tant l’OCS se construit autour de fragiles équilibres, sans le plus petit dénominateur commun d’intérêt collectif. Les rivalités entre l’Inde et le Pakistan, entre l’Inde et la Chine, les méfiances entre la Russie et la Chine ou entre les trois républiques d’Asie centrale illustrent les difficultés de l’OCS à proposer une vision géopolitique alternative à celle de l’ordre libéral occidental. Conséquence : si Russes et Chinois s’appuient sur d’autres organisations régionales pour promouvoir leurs intérêts, assoir leurs ambitions, Pékin inscrit ses actions dans une démarche plus globale.

En effet, à l’échelle de l’Eurasie, la Russie, avec le contrôle de la Communauté des États Indépendants (CEI), de l’Organisation du Traité de Sécurité Collective et de l’Union Economique Eurasiatique (UEE), s’assure d’une certaine prédominance tant sécuritaire qu’économique sur les anciennes républiques soviétiques. Toutefois, la Chine populaire, en organisant en mai 2021, une première rencontre C5+1, regroupant autour d’elle les cinq républiques d’Asie centrale, sans inviter la Russie, rappelle que ses ambitions, en termes d’intégration régionale en Eurasie, ne dépendent pas exclusivement de son partenariat stratégique avec Moscou… Ainsi, si la Chine communiste construit autour d’elle un écosystème qui lui est favorable, l’OCS n’en constitue pas le centre.

Des initiatives asiatiques pourraient-elle avoir plus de poids à terme que des organisations telles que l’OTAN, voire l’ONU ? Ce type d’organisations pourrait-il à terme rendre les puissances occidentales comme périphérique ?

Cet écosystème est la traduction opérationnelle du « Rêve chinois », matérialisé par la BRI évoquée plus haut. Il s’articule autour des éléments suivants – désenclavement des provinces occidentales de la Chine, promotion d’un capitalisme d’État via le soutien à l’internationalisation des stratégies des champions économiques nationaux, incitation à la connectivité via les « routes numériques de la soie » et à l’intégration régionale grâce aux infrastructures, aux corridors économiques et au commerce (Corridor économique Chine-Pakistan, Chine-Birmanie, Chine-Indochine, Corridor Bangladesh-Chine-Inde-Birmanie, projet LAPSSET, etc.), imposition de normes et règles conformes au modèle chinois – qui dessinent les contours d’une sino-mondialisation, véritable modèle alternatif à l’ordre international libéral occidental.

Cette sino-mondialisation met en scène la nécessaire refondation du système international autour d’un ordre multipolaire dans lequel l’influence grandissante des puissances émergentes serait reconnue et l’explosion du commerce Sud-Sud considérée comme une tendance à ne plus négliger. Si elle est audible chez nombre de pays en développement qui souhaitent s’extraire du modèle imposé par les pays occidentaux et les institutions financières internationales qui leurs imposent des réformes structurelles et le respect de la démocratie et des droits de l’homme contre l’octroi de prêts, elle autorise surtout la Chine à se construire un réseau de partenaires susceptibles de mettre en minorité les puissances occidentales dans un certain nombre d’institutions internationales multilatérales.

Il en est déjà ainsi aux échelons politique et économique, où la Chine a d’ores et déjà amorcé un travail de sape du système onusien. En effet, d’une part, en obtenant l’élection de certains de ses fonctionnaires à la direction de diverses institutions internationales techniques ou en les plaçant au sein de comités ou de groupes de travail stratégiques, elle tente d’imposer son modèle social. D’autre part, en initiant la création de nouvelles organisations financières internationales, qui accompagnent la BRI, elle menace les fondements du système de Bretton Woods. Ainsi, la Nouvelle Banque de Développement des BRICS (NDB BRICS) et la Banque Asiatique d’Investissement dans les Infrastructures (AAIB), toutes deux d’essence chinoises, se positionnent en concurrentes directes de la Banque mondiale et des banques régionales de développement.

A ces institutions financières, s’ajoutent les différents fonds souverains dédiés créés par Pékin ainsi que les banques nationales chinoises qui, en octroyant des prêts, participent à la satellisation économique et financière des partenaires de la Chine communiste et influencent son positionnement au sein des organisations internationales. Enfin, en multipliant les forums de dialogue de type « 1+ » sur l’ensemble des continents, Pékin soutient ses champions nationaux dans la pénétration des marchés internationaux, se positionne sur la périphérie des institutions internationales régionales et se dote des relais nécessaires pour promouvoir sa conception de l’ordre international. A l’échelon militaire, toutefois, la Chine communiste n’a pas vocation à construire autour d’elle des institutions susceptibles de concurrencer l’OTAN, les principes régissant sa politique étrangère, fondés sur la doctrine de Bandung, ne l’autorisent théoriquement pas à participer ou à initier ce type d’alliance.

Ainsi, l’OCS est un outil utile, mais périphérique, dans la promotion de la mondialisation aux caractéristiques chinoises, dont le cœur se construit autour de la BRI. Face aux assauts de Pékin sur l’ordre international libéral, les puissances occidentales doivent se réengager politiquement et économiquement tout en réinvestissant le champ des valeurs. En Asie, les États-Unis et leurs partenaires doivent réinventer leurs « stratégies pour une Indopacifique libre et ouverte ». Promouvoir le respect du droit international est tout aussi impératif que de déplacer le curseur de l’action sur les enjeux stratégiques pour les acteurs locaux, tels que la construction d’infrastructures calibrées en fonction des besoins comme facteur de développement. En Europe, a minima, une clarification des positions vis-à-vis de la Chine populaire est vitale.