20 janvier 2022 • Entretien •
Alors que la Russie a déployé ces dernières semaines des dizaines de milliers de soldats à la frontière ukrainienne, Jean-Sylvestre Mongrenier juge plausible l’hypothèse d’une offensive russe. Celle-ci provoquerait une onde de choc qui balaierait tout le Continent, ajoute le chercheur.
Washington accuse Moscou d’avoir posté des agents dans le pays pour mener une opération de déstabilisation. Ces accusations sont-elles fondées ? Que cherche la Russie ? Une invasion de l’Ukraine est-elle possible ?
Ces accusations sont crédibles, ce type d’opération constituant un classique du genre : déclencher un incident qui sert de prétexte à une agression militaire plus large. Un mot clef dans le vocabulaire militaire russe : « maskirovka ». Il se traduit par « petite mascarade » ou « dissimulation ». La mystification, la feinte et la désinformation relèvent de la maskirovka. Souvenons-nous des « petits hommes verts » de Crimée ! En somme, la « guerre hybride » dont on parle tant aujourd’hui n’est jamais qu’une variante des guerres « masquées » et irrégulières d’antan, aux modalités et effets démultipliés par les possibilités qu’offrent de nouvelles technologies.
Cessons de s’interroger sur les objectifs poursuivis par Vladimir Poutine et les dirigeants russes, comme si l’on ne voulait pas comprendre. Qu’on se reporte à la doctrine de l’« étranger proche », énoncée au début des années 1990, aux déplorations de Vladimir Poutine sur la « catastrophe géopolitique du XXe siècle» (la fin de l’URSS), à son discours sur le « monde russe » qui pose la revendication d’un droit d’intervention militaire partout où il y a des populations russophones. Moscou cherche à imposer un nouveau Yalta pour reconstituer tout ou partie de l’URSS, avec des vues sur l’Europe centrale.
Quant à l’Ukraine, Vladimir Poutine a déclaré à plusieurs reprises qu’elle n’avait pas de raison d’être, l’été dernier encore, dans une longue dissertation à prétention historique. Faute d’être dans le secret des états-majors, il importe, pour anticiper la menace, de considérer les représentations et discours géopolitiques ainsi que l’impressionnant dispositif militaire déployé autour de l’Ukraine. En vérité, la Russie a déjà envahi l’Ukraine : elle s’est emparée de la Crimée, première annexion forcée en Europe depuis 1945, et elle contrôle une partie du Donbass. La question est de savoir jusqu’où la Russie est prête à aller, militairement et territorialement. Evidemment, Moscou préfèrerait soumettre sans combattre.
Le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a déclaré, mardi 18 janvier, attendre des réponses des Occidentaux quant aux exigences de Moscou sur le non-élargissement de l’Otan. Dans ce contexte, une intégration de l’Ukraine à l’Otan est-elle possible ?
Doit-on considérer que la Russie est l’arbitre des élégances et dispose d’un droit de veto sur les décisions des Alliés ? Non. Une question rhétorique : la Russie a-t-elle demandé notre autorisation pour signer le traité de Tachkent (1992), sept ans avant le premier élargissement de l’OTAN ? Rappelons qu’il s’agit d’un pacte militaire, à l’origine de l’OTSC (Organisation du traité de sécurité collective), qui la lie à certains Etats post-soviétiques. A-t-elle demandé notre autorisation pour établir l’Union eurasienne, aux portes de l’Europe ? Non plus.
Au demeurant, le thème de l’OTAN est un leurre. Il n’y a pas de consensus entre alliés pour accepter l’Ukraine en son sein. Sur le principe, l’OTAN est ouverte à tout Etat européen qui fait une demande d’adhésion. En pratique, cette politique de la « porte ouverte » est suspendue. Cela, Vladimir Poutine le sait très bien. En fait, la Russie n’est pas sur la défensive mais à l’offensive : le maître du Kremlin se pose en « rassembleur des terres russes » et il veut s’emparer de territoires autrefois conquis et dominés, en dépit du fait que les Etats post-soviétiques soient reconnus sur le plan international et représentés à l’ONU, avec les droits et devoirs afférents (la Charte des Nations unies reconnaît le principe de légitime défense).
Par ailleurs, les dirigeants russes ont un double discours concernant l’OTAN. Sur le plan extérieur, ils font mine de s’inquiéter, en parlent à la manière d’une entité diabolique en pleine « expansion », comme si les Alliés opéraient des conquêtes. Entre eux et dans les médias russes, les mêmes comparent l’OTAN à un « tigre de papier ». Ils affirment que les Occidentaux, définitivement rétifs à la guerre et toute épreuve de force, ce dont témoignerait la forte baisse des dépenses militaires de l’après-Guerre Froide, sont stratégiquement déclassés et historiquement dépassés. Bref, ils n’ont que mépris pour l’OTAN et plus encore ses membres européens.
L’Ukraine a affirmé dimanche avoir des « preuves » de l’implication de la Russie dans une cyberattaque d’ampleur qui a visé cette semaine plusieurs sites gouvernementaux, dans un contexte de vives tensions entre Kiev et Moscou. Si les faits sont établis, quelles seront les répercussions ?
D’ores et déjà, cela vient accroître plus encore les tensions entre la Russie d’une part, de l’autre l’Ukraine et ses partenaires occidentaux. Les actions de ce type, dans le cyberespace, sont partie intégrante de la guerre dite « hybride ». C’est une « guerre avant la guerre », avec des objectifs tout à la fois matériels (endommagement et destruction d’infrastructures « critiques ») et psychologiques (intimidation, voire sidération de la population). L’hostilité entre Etats est marquée par une « extension du domaine du conflit », pour paraphraser Houellebecq : depuis le fond des océans jusqu’aux orbites géostationnaires, et dans tous les domaines de l’activité humaine.
Du point de vue de l’OTAN, nous n’échapperons pas à la nécessité de qualifier ces cyberattaques. Entrent-elles dans la catégorie des menaces et des actes couverts par l’article 5 ? (la clause de défense mutuelle du traité de l’Atlantique Nord). D’aucuns croient évacuer le débat en répétant qu’il est difficile d’établir la responsabilité d’un Etat en matière de cyberattaques. C’est une esquive, avec l’espoir que les effets de telles attaques demeureront limités. Si tel n’était pas le cas, nous ne pourrions plus longtemps plaider l’ignorance et l’impuissance. Alors, il faudra poser des actes souverains.
Comment la situation peut-elle, selon vous, évoluer ?
Mal, très mal. Une guerre de haute intensité ne peut être exclue. Citons ici Julien Freund, dont le centième anniversaire de la naissance (2021) est passé inaperçu : « Il faut prévoir le pire pour qu’il n’advienne pas ». Dans la présente situation, complaisance et « accommodements » (le nouveau terme pour plaider l’apaisement) sont exclus. A l’inverse, soyons fermes, renforçons les solidarités géopolitiques occidentales et réarmons. La « paix par la force » donc. Invoquer sans cesse le « dialogue avec la Russie » a quelque chose de pathétique.
Quel rôle l’Union européenne et la France peuvent-elles jouer ?
La France, l’Union européenne et les Etats qui composent cette dernière ne sont pas sur Sirius : une offensive russe en Ukraine, ce grand pays à cheval sur l’Europe centrale et orientale, provoquerait une onde de choc qui balaierait tout le Continent, avec de multiples répliques et répercussions. Nul ne pourrait s’abstraire d’un tel contexte, aux plans militaire, stratégique et géopolitique. L’économie et le système énergétique seraient également touchés. Ne fantasmons donc pas sur une tierce voie. C’est une échappatoire mentale.
Au vrai, les questions de défense relèvent d’abord des Etats, maîtres des moyens militaires, et de l’OTAN, cette grande alliance occidentale qui regroupe la majeure partie des Etats européens. En revanche, le cadre d’action qu’est l’Union européenne est important pour les sanctions économiques et technologiques. Ces sanctions sont utiles et efficaces, mais leurs effets relèvent d’un laps de temps plus long que celui des coups de force militaires. La priorité est de faire front, politiquement, diplomatiquement et militairement.