Rencontre Poutine-Macron · Quelle doit être la réponse des Occidentaux dans cette nouvelle guerre froide ?

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

8 février 2022 • Entretien •


Dans l’espoir de désamorcer la crise ukrainienne, Emmanuel Macron a rendu visite à Vladimir Poutine, le 7 février. Jean-Sylvestre Mongrenier appelle à ne rien céder face à la volonté expansionniste de la Russie.


Le 6 février, Emmanuel Macron a rencontré Vladimir Poutine. Une image a marqué cette rencontre : celle de la grande table séparant les deux chefs d’État. Y avait-il une volonté politique cachée derrière cette mise en scène ?

De prime abord, cela traduit la crainte qu’éprouve Vladimir Poutine face à l’épidémie (le « virus de Wuhan » et ses variants). Depuis le début de cette crise sanitaire mondiale, le président russe se tient méticuleusement à l’écart de la vie sociale et les visiteurs sont soigneusement sélectionnés, contrôlés et testés. Faut-il parler de paranoïa ? Dans le milieu dont est issu le président russe, celui des tchékistes et des siloviki, la paranoïa est une seconde nature et une caractéristique professionnelle. Rien de désobligeant donc dans cette affirmation : le syndrome confère une « valeur ajoutée » darwinienne à celui qui est affecté.

Il est vrai aussi que la taille spectaculaire de cette table tient de la métaphore géopolitique : elle illustre la distance entre les représentations et conceptions du Kremlin et celles des dirigeants occidentaux, y compris le président français malgré ses concessions verbales. A rebours des éléments de langage dispensés par l’entourage d’Emmanuel Macron et repris dans les médias, il n’y a pas eu d’intimité, de proximité et de confiance lors de ce long entretien de cinq heures. Au cours de la conférence de presse qui suivit, rien dans le visage et l’attitude deux hommes n’est allé en ce sens. C’est une épreuve de force. Déjà, le Kremlin dément certaines des affirmations françaises sur des « mesures concrètes » de désescalade. Et la presse russe de plastronner sur l’éviction des Français au Mali. 

L’initiative d’Emmanuel Macron visait à amorcer une «désescalade» en proposant une porte de sortie à Vladimir Poutine concernant la question ukrainienne. Sont-ils parvenus à trouver une réponse ?

Le présupposé de cette lecture est le suivant : Vladimir Poutine se serait malencontreusement fourvoyé dans cette crise dont il serait en quelque sorte une victime collatérale. Il chercherait à en sortir mais sans perdre la face. Aussi la visite d’Emmanuel macron et quelques aménités ou banalités sur les relations franco-russes, lui assureraient une sortie honorable. Cette lecture laisse dubitatif. Sur la question ukrainienne comme en matière de révisionnisme géopolitique, Vladimir Poutine manifeste continuité et esprit de suite. Ce n’est pas une brusque impulsion ou un mouvement réflexe qui serait à l’origine, depuis des mois, de la concentration de troupes et de matériels militaires russes sur les confins orientaux de l’Ukraine et désormais sur le territoire du Bélarus, aux frontières septentrionales du pays objet des convoitises russes.

D’autant plus que cette concentration s’inscrit dans le prolongement du découpage territorial de l’Ukraine amorcé en février 2014 (la Crimée et le tiers du Donbass), de la prise de contrôle de la mer d’Azov et d’un soutien continu aux milices armées pro-russes mises sur pied, équipées et encadrées par la Russie. Comme indiqué plus haut, le maître du Kremlin a de la suite dans les idées. C’est lorsque l’armée russe refluera, ce qui réduirait la menace immédiate qui pèse sur le sort de l’Ukraine, qu’il faudra parler de « désescalade ». En l’état des choses, il importe de remarquer que Vladimir Poutine, au cours de sa conférence de presse avec Emmanuel Macron, a recyclé en boucle l’argumentaire russe. Il semblait surtout soucieux d’introduire un coin entre la France et ses alliés.

Qu’attend Vladimir Poutine de l’OTAN ? Est-ce raisonnable ?

La mise en avant de l’OTAN par Vladimir Poutine est un leurre. Il sait que l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN n’est pas à l’ordre du jour : le projet a été reporté sine die lors du sommet de Bucarest (2008) et il n’y a aucun consensus à l’intérieur de l’OTAN sur cette question. Les Etats-Unis eux-mêmes ont depuis longtemps cessé de faire de l’adhésion de l’Ukraine une priorité diplomatique et militaire. Vladimir Poutine ne l’ignore pas, de même qu’il ne voit pas de danger dans l’OTAN, une alliance défensive qu’il méprise (elle est vue comme un tigre de papier). En fait, le président russe n’est pas sur la défensive ; il est passé à l’offensive, et ce depuis 2008 (guerre contre la Géorgie). Il ne cherche pas à contrer ou interdire une prétendue initiative de l’OTAN sur l’Ukraine (stratégie à but négatif) mais il est animé par la volonté de prendre le contrôle de l’Ukraine, directement et indirectement. Ce sont là des objectifs de possession qui s’inscrivent dans une stratégie à but positif.

Il ne s’agit pas de pures spéculations. Pour sonder les vues et intentions de Vladimir Poutine, reportons-nous à ses propos sur le « Monde russe » et le prétendu droit de Moscou à intervenir partout où existent des minorités russophones, ou encore à la dissertation historicisante qu’il a livrée l’été dernier. Dans ce texte, il explique que l’Ukraine est un pseudo-Etat voué à la « découpe » et à la réintégration dans le « Monde russe ». Au cours de la conférence de presse du 7 février, Vladimir Poutine a cité l’extrait, lourd de sens, d’une chanson populaire russe : « Que tu l’aimes ou que tu ne l’aimes pas/Prends sur toi ma belle ». Simples propos grivois qui raviront les contempteurs du « politiquement correct » ? Non pas. Le thème de la chanson est celui du viol d’un cadavre, celui de l’Ukraine dans la tête de Vladimir Poutine. L’allusion s’éclaire quand on prend connaissance des deux premiers vers : « Ma chérie est couchée dans son cercueil/Je m’allonge et je la baise ». Cessons donc de confondre les arguments mis en avant par Moscou avec les réels enjeux de cette crise.

Emmanuel Macron rencontre aujourd’hui Vlodimir Zelensky, le président ukrainien. Que faut-il espérer de cette rencontre?

Espérons qu’il ne reprendra pas l’antienne de la « finlandisation », prétendue solution choyée par certains diplomates. A ce propos, rappelons que c’est par les armes que la Finlande avait évité la satellisation pure et simple et sa transformation en pays communiste. Si la finlandisation » n’a pas empêché le maintien de libres élections et le développement économique, la neutralisation forcée et imposée par Moscou n’allait pas sans exigences et compromissions dont les Finlandais sont conscients. Ils refusent donc les exigences de Vladimir Poutine quant à la fin de la politique de la « porte ouverte » de l’OTAN, se réservant le droit de poser leur candidature s’ils le jugent nécessaire (il en va de même avec la Suède). Dans le cas de l’Ukraine, Vladimir Poutine n’entend pas se contenter d’une forme de neutralité politico-militaire : c’est précisément ce statut de « non-allié », choisi par Kiev après la victoire du Parti des Régions, qui a été violé en 2014. Sans parler de la Charte de la nouvelle Europe de Paris (1990), du Mémorandum de Budapest (1994), de l’Acte fondateur OTAN-Russie (1997) et du traité d’amitié Russie-Ukraine (1997).

Au vrai, Vladimir Poutine veut intégrer l’Ukraine dans ce qu’il appelle le « Monde russe », ce qui exclut le libre développement de ce pays et, a contrario, implique la prise de contrôle politique, médiatique et économique de ce pays. A l’époque où le Parti des Région était au pouvoir, cette entreprise de phagocytage était bien avancée, ce qui explique le début de décomposition de l’appareil d’Etat ukrainien au moment de l’attaque russe (2014). Et l’interprétation russe des accords de « Kiev II » (février 2015) a pour objectif la prise de contrôle du processus politique interne de l’Ukraine, par le truchement des entités séparatistes de Donetsk et Louhansk. Erigées par Moscou en quasi-Etats, ces entités constitueraient un « cheval de Troie ». En résumé, cessons de croire que ce qui a échoué hier sera la solution de demain, sous l’appellation de « finlandisation ». Pour finir, il importe de comprendre que la manœuvre géopolitique russe est plus large encore : Moscou entend que l’OTAN renonce à la défense des Etats centre-est européens, ces nations libres et souveraines étant désignées par Sergueï Lavrov comme les « orphelins » du Pacte de Varsovie. A plus long terme, l’objectif est de dominer toute l’Europe.

Emmanuel Macron peut-il devenir le « sauveur » de cette crise européenne ?

Seules l’unité, la fermeté et la cohésion des Occidentaux – avec les États-Unis comme contrepoids à la « Russie-Eurasie » et des alliés européens qui réarment et prennent leur part du « fardeau » de la défense –, permettront faire face aux ambitions révisionnistes russes. Sous cet angle, louons le souci du président français de se concerter avec les différentes capitales occidentales. L’épreuve de cette nouvelle guerre froide exige que les Alliés rompent avec le psychisme de la « fin de l’Histoire » et s’inscrivent dans le temps long : il n’y a pas de solution technique qui leur permettrait d’en finir une fois pour toutes avec les menaces venant de leur hinterland eurasiatique. Simultanément, qu’ils soient attentifs aux mouvements politiques internes à la Russie. Vladimir Poutine n’est pas éternel et il se pourrait que d’influents courants « nationalistes-chauvins » trouvent intérêt à composer avec un camp occidental raffermi, et ce afin de se concentrer sur les enjeux internes russes.