22 février 2022 • Entretien •
Pour justifier des tensions avec l’Ukraine, la Russie reproche à l’Otan sa volonté d’expansion vers l’Est. Vladimir Poutine entend rompre le statu quo en Europe et revenir sur les conséquences de la fin de la Guerre froide, analyse Jean-Sylvestre Mongrenier, auteur de Le Monde vu de Moscou. Géopolitique de la Russie et de l’Eurasie post-soviétique (PUF, 2020).
L’adhésion de l’Ukraine à l’Otan est au cœur des tensions avec la Russie. Pourquoi ce sujet est-il aussi épineux ?
Ce n’est pas un « sujet épineux » mais un leurre mis en exergue par la diplomatie publique et la propagande russe. L’adhésion de l’Ukraine n’est pas à l’ordre du jour : elle a été reportée sine die lors du sommet de Bucarest (printemps 2008) au cours duquel les Alliés n’ont fait que rappeler une position de principe : la possibilité pour tout État européen qui le demande d’entrer dans cette alliance (politique de la « porte ouverte »). Or, il n’existe pas de consensus interallié sur cette question, moins encore qu’en 2008, ce qui bloque toute perspective concrète. Cela, Vladimir Poutine ne l’ignore pas, mais l’appareil de propagande joue sur l’Otan comme « causalité diabolique ».
Rappelons que l’Ukraine, en 2010, avait fait le choix du non-alignement, soit une forme de neutralité. Cette option, présentée comme la panacée en France et ailleurs (la « finlandisation »), n’a pas évité l’agression russe :voir le rattachement manu militari de la Crimée, guerre hybride au Donbass et prise de contrôle de la mer d’Azov. Déjà au prétexte d’empêcher l’entrée de l’Ukraine dans l’Otan… En fait, il s’agissait d’interdire à l’Ukraine de signer un accord de libre-échange et d’association avec l’Union européenne. Quelques années plus tôt, des commentateurs expliquaient doctement que si Vladimir Poutine ne voulait pas de l’Ukraine dans l’Otan, il n’avait rien contre l’Union européenne puisqu’il était un vrai européen, voire un lecteur d’Emmanuel Kant.
Ce faisant, ces commentateurs lui accordaient un droit de veto sur l’élargissement de l’Otan. Quelques questions viennent à l’esprit : la Russie a-t-elle demandé notre accord pour fonder l’Organisation du traité de sécurité collective, sur la base du traité de Tachkent (1992), signé avant l’élargissement de l’Otan ? A-t-elle demandé notre autorisation pour fonder l’Union eurasienne ? Nenni. Et nous devrions obtenir sa permission pour décider des affaires de l’Otan ? Consentir à une sorte de « doctrine Brejnev » élargie ?
Les dirigeants russes accusent l’Otan de menaces et d’actions hostiles. Comment l’expliquer ? Pourquoi les relations entre la Russie et l’Otan se sont-elles dégradées ?
Dans cette longue crise, il importe de comprendre que la Russie ne vise pas à contrer une quelconque menace de l’Otan : qui, où et avec quelles forces ? C’est après l’attaque russe sur l’Ukraine, en 2014, que l’Otan et ses pays membres ont enfin décidé de déployer des forces réduites en Pologne, dans les États baltes ainsi qu’en Roumanie, dans le cadre de la « présence avancée renforcée ». L’objectif était de signifier au Kremlin qu’il ne faudrait pas réitérer en Pologne ou dans les États baltes ce qui avait été fait en Ukraine, sur le mode de la guerre hybride. Ce déploiement est donc un effet, non pas une cause, et il est très limité. Aucune comparaison possible avec le dispositif militaire russe déployé aux frontières de l’Ukraine.
En vérité, la stratégie russe n’est pas dirigée vers des buts négatifs – contrer et interdire -, mais vers des buts positifs : l’enjeu est de contrôler l’Ukraine, voire de s’emparer d’une partie supplémentaire de son territoire. Ce n’est pas une spéculation, puisqu’en 2014, Moscou est passé à l’acte. Par ailleurs, Vladimir Poutine ne cesse de répéter et d’écrire que l’État ukrainien est une aberration historique, qu’il n’a pas de raison d’être. Au-delà de l’Ukraine, la diplomatie russe parle des pays d’Europe centrale et orientale comme des « orphelins » du Pacte de Varsovie.
Les « Putinversteher » français ne cessent de répéter, avec componction, qu’il faut « parler à la Russie ». Commençons donc par écouter ce que les dirigeants russes nous disent : ils professent un révisionnisme géopolitique assumé et tiennent un discours de guerre. L’Otan étant vouée à la défense collective des États de la zone euro-atlantique, elle constitue un obstacle à la mise en œuvre de ces dangereuses ambitions. L’Otan est aussi l’institutionnalisation du couplage géostratégique entre l’Europe et l’Amérique du Nord.
L’Otan, dès les années 1990, s’est lancée à marche forcée dans son élargissement vers l’est. En paye-t-elle les conséquences aujourd’hui ?
De prime abord, cessons de réifier l’Otan, de la considérer comme une entité qui penserait et agirait par elle-même : l’Otan n’est pas un acteur géostratégique global mais un cadre d’action ; elle appartient à ses États membres qui prennent leurs décisions par consensus. D’autre part, il n’y a pas eu d’élargissement « à marche forcée », la première entrée de pays d’Europe centrale et orientale intervenant en 1999, une décennie après la chute du Mur de Berlin. Au départ, les États-Unis, comme leurs alliés européens, cherchaient d’autres voies pour assurer la sécurité de l’Europe médiane. La politique occidentale privilégiait la Russie et le soutien aux réformes conduites sous la présidence de Boris Eltsine. Cette dernière fut associée au G7 et bénéficiait de l’aide du FMI. Aux États-Unis, l’administration Clinton, tout comme celle de George W. Bush (« Bush père ») précédemment, ne soutenaient pas l’élargissement de l’Otan.
La signature du traité de Tachkent en 1992, fondement d’une alliance militaire russo-centrée (l’OTSC), l’énonciation d’une doctrine de l’« étranger proche », qui considère les États post-soviétiques comme des sujets de la politique russe, les blocages diplomatiques dans les Balkans et le soutien continu de Moscou au national-bolchévisme du président serbe Slobodan Milosevic, ont progressivement convaincu Washington de l’impossibilité de faire de la Russie un partenaire de sécurité fiable, au cœur d’une vaste communauté euro-atlantique, de Vancouver à Vladivostok. L’élargissement de l’Otan s’est donc imposé comme option de rechange.
De fait, il eût été dangereux de laisser ces pays dans une « zone grise » et indéterminée. Pour preuve, la Géorgie et l’Ukraine, tenues à l’écart lors du sommet de Bucarest, au printemps 2008, ont été attaquées ; le Kremlin a vu dans la décision de ne pas leur accorder de « plan d’adhésion » un feu vert pour ses entreprises militaires. Encore faut-il rappeler que la Russie a été associée à l’élargissement de l’Otan, obtenant des contreparties : le Partenariat pour la Paix (1994), l’Acte fondateur Otan-Russie (1997) et un Conseil Otan-Russie (2002), avec un champ de coopération élargi.
À quoi sert l’Otan aujourd’hui ? N’est-ce qu’une force dissuasive comme l’affirment certains ?
Après une période dite de « transformation » et d’engagement dans la lutte contre le terrorisme, à l’échelon mondial (voir l’engagement en Afghanistan), l’Otan est revenue à sa fonction première : la défense collective de ses membres contre une menace venant de l’hinterland eurasiatique de l’Europe, c’est-à-dire celle portée par la Russie. Le dispositif militaire est tourné vers la dissuasion et la défense. Cela relève de l’observation des faits. Et l’on sait que les pays de l’Otan, les États-Unis au premier chef, auraient souhaité trouver un modus vivendi avec la Russie ; c’était la raison d’être du sommet Biden-Poutine de juin 2021.
Le président russe ne veut pas d’un modus vivendi puisqu’il entend rompre le statu quo en Europe et revenir sur les effets et conséquences de la fin de la Guerre Froide. Ce qui induit le recours à la force armée, la violation des frontières internationalement reconnues et la redistribution des territoires. En fait, la Russie se pose en « État perturbateur », pour reprendre le vocabulaire de l’Amiral Raoul Castex. Elle ne s’inscrit pas dans une logique de paix et de stabilisation stratégique, mais de revanche sur l’issue de la Guerre Froide. Les Occidentaux devraient-ils donc s’excuser d’avoir peut-être contribué à l’effondrement du totalitarisme rouge ?
L’Otan est-elle une simple alliance militaire destinée à contrer la menace soviétique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ? A-t-elle été imposée par l’« impérialisme américain » à des pays européens subjugués, comme l’affirment les « anti-atlantistes » ?
Une alliance imposée par l’« impérialisme américain » ? C’était la thèse de Staline et de Jdanov, du Parti communiste qui organisait des grèves insurrectionnelles contre le plan Marshall puis manifestait sous le slogan « Ridgway la peste ! ». Le mieux pour les lecteurs du Figaro serait de se reporter aux écrits et analyses de Raymond Aron, publiés dans les colonnes de leur journal. In fine, considèrerait-on que Sartre avait raison contre Aron ?
Mais revenons sur la signature du traité de l’Atlantique Nord (4 avril 1949). Cette alliance n’était pas contenue dans la doctrine Truman et le plan Marshall (1947). L’Administration Truman était réticente à engager les États-Unis dans une alliance politico-militaire, avec les obligations afférentes, et privilégiait une structure de sécurité collective, comme l’Organisation des États Américains, et une réponse économique, avec l’Organisation de coopération économique européenne (l’actuelle OCDE). Bref, Les Américains demeuraient réticents à s’engager, rapatriaient leurs troupes et laissaient redouter la réitération des erreurs commises après la Première Guerre mondiale.
Ce sont les gouvernements britannique et français qui s’employèrent à obtenir leur maintien en Europe occidentale, afin de contrebalancer et de contenir l’URSS. Encore les Français jugeaient-ils que l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord (la clause de défense mutuelle) n’était pas suffisamment « robuste ». Ils insistèrent particulièrement sur la mise en place de l’organisation militaire prévue par le traité, c’est-à-dire de l’Otan : des états-majors, des chaînes de commandement et surtout, des troupes américaines. Nous eûmes alors ce que Clémenceau, conseillé par André Tardieu, voulait obtenir depuis 1917 : une alliance des démocraties occidentales inscrite dans la durée.
« Ce qu’on est en train de vivre, c’est la mort cérébrale de l’Otan », avait déclaré le chef de l’État français dans une interview à l’hebdomadaire The Economist. Partagez-vous ce constat ? La France a-t-elle encore un rôle à jouer dans l’Otan ?
Non. C’était une affirmation péremptoire suscitée par les développements de la situation en Syrie et en Libye, théâtres sur lesquels l’Otan n’était pas engagée en tant que telle, les puissances occidentales privilégiant des formats plus réduits et souples. Du point de vue français, on ne peut pas à la fois prétendre cantonner l’Otan à un rôle technico-militaire, les décisions se prenant au sein de directoires plus discrets, et regretter que le Conseil de l’Atlantique Nord (l’instance décisionnelle de l’Alliance atlantique) ne coordonne pas l’action diplomatico-stratégique de ses membres. Un minimum de cohérence s’impose.
À moins de considérer que la France serait « ailleurs » (sur Sirius ?), on voit mal comment elle pourrait se désintéresser d’une alliance dont elle est l’un des principaux membres fondateurs et qui assure la défense et la sécurité de l’Europe. Croit-on sérieusement que le basculement de l’Ukraine, voire de l’Europe centrale et orientale, dans une grande guerre ne nous concernerait pas ? Faut-il recommencer le débat : « Mourir pour Dantzig ? » Qu’imagine-t-on donc ? S’abstraire de la géopolitique européenne par le persiflage et le ricanement ? Négocier une nouvelle « paix de Tilsit » (1807) par-dessus l’Europe ? Se partager le continent avec les Russes ? Devenir les garde-plages d’une Grande Eurasie sino-russe afin d’empêcher un nouveau débarquement américain ?
Le rôle de la France à l’intérieur de l’Otan est important, notamment avec des grands commandements dont celui de la « Transformation », sis à Norfolk. Il faut aussi prendre en compte l’étroitesse des relations bilatérales et des coopérations militaro-technologiques franco-américaine, pour partie en dehors de l’Otan mais qui s’inscrivent dans la logique des alliances occidentales. Quant au futur de la France dans ce « grand espace » euro-atlantique, il reposera sur un exercice de lucidité et de compréhension des ressorts de l’histoire qui se fait, d’un effort militaro-industriel continu, de la capacité à restaurer l’économie et les finances publiques du pays.
Une intuition géopolitique fondamentale : une Europe divisée et privée de sa profondeur stratégique atlantique, dans le « monde post-occidental » voulu par Pékin et Moscou, redeviendrait un « petit cap de l’Asie ». Comme l’Occident d’avant l’An Mil, elle dépendrait des événements et des rythmes de son hinterland eurasiatique. On peine à voir en quoi la « France seule » en serait plus forte et puissante ; son avenir est lié à la vitalité du « monde atlantique ». Enfin, le contrôle de l’axe Baltique-mer noire et la stabilisation du continent détermineront la capacité de la France à se projeter au-delà des mers, ce qui nous ramène aux enjeux des porte-avions et de la puissance navale.