Doit-on laisser à Vladimir Poutine le monopole de l’audace et de l’initiative ?

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

28 février 2022 • Opinion •


Alors que de nouvelles sanctions sont chaque jour annoncées contre la Russie, le chercheur Jean-Sylvestre Mongrenier montre leur cohérence, dans l’objectif non pas de modifier le comportement de Vladimir Poutine mais de contrecarrer ses projets à moyen terme.


Oublions les demi-habiles de la géopolitique qui n’auront eu cesse d’affirmer que Vladimir Poutine n’attaquerait pas l’Ukraine, l’Administration Biden péchant par « alarmisme ». Les troupes russes opèrent sur le théâtre ukrainien et le maître du Kremlin en est à brandir l’arme nucléaire, dans une logique de « sanctuarisation agressive » : intimider l’Occident pour qu’il se tienne à l’écart afin d’écraser avec toute latitude l’Ukraine, vouée à être rayée de la carte. Aussi importe-t-il d’affronter le réel.

Par prudence, les Occidentaux privilégient le recours à la géoéconomie, en usant de sanctions économiques. Centrées sur des personnalités, les sanctions « intelligentes » visent les actifs du président russe, de son ministre des Affaires étrangères, des députés qui ont décrété l’indépendance des pseudo-Etats de Donetsk et de Louhansk, d’oligarques au service du Kremlin. Après deux ou trois jours de négociations, le processus est enclenché. A cela s’ajoutent l’interruption des liaisons aériennes avec la Russie et l’interdiction des médias russes.

Encore faut-il que ces sanctions n’affaiblissent pas les pays qui les prennent, d’où les discussions sur la sortie de la Russie du système de paiement international « Swift » (300 banques et institutions financières russes recourent à ce système). Au demeurant, les choses vont vite, les gouvernements occidentaux comprenant enfin que l’heure exclue les demi-mesures.

Déjà, l’Allemagne et l’Italie ont levé leurs objections à l’expulsion de banques russes du système « Swift ». La banque centrale russe est aussi dans le collimateur, pour limiter sa capacité à utiliser ses formidables réserves de devises et soutenir le rouble qui dévisse sur le marché des changes.

D’aucuns diront que ces sanctions ne modifieront pas le comportement de Vladimir Poutine, mais là n’est pas l’objectif. Cette nouvelle guerre froide s’inscrit dans la durée et l’objectif est d’endommager le potentiel de puissance de la Russie, de l’affaiblir à long terme, avec des effets et des répercussions sur le « système russe » et ses capacités diplomatico-stratégiques.

Un embargo technologique est également négocié. Il devrait porter notamment sur les semi-conducteurs, au cœur de la machine militaro-industrielle et de l’économie civile. Il importe en effet que les armées des pays membres de l’OTAN ne soient pas confrontées à des systèmes militaires russes gorgés de technologies occidentales. Au-delà, l’enjeu est de concevoir un nouveau « Cocom », cet organisme multilatéral destiné au cours de la Guerre Froide à empêcher les transferts de technologies critiques occidentales au profit de l’URSS et du bloc soviétique.

Sanctions et embargo appellent l’attention sur la géoéconomie comme champ de conflit entre les nations. Pourtant, il serait faux de croire que ces mesures suffiront à faire la décision. La seule observation des opérations militaires sur le théâtre ukrainien montre que les interdépendances économiques n’ont pas contrarié les ambitions géopolitiques révisionnistes d’un despote résolu à faire la guerre. En d’autres termes, l’économie n’est pas le destin.

De fait, plusieurs pays occidentaux se sont accordés sur le principe d’une aide militaire, dont des missiles anti-chars et anti-aériens. Outre les Etats-Unis et le Royaume-Uni, la Pologne et les Etats baltes, avec un temps d’avance, la Belgique et les Pays-Bas ont emprunté cette voie. Plus réticentes initialement, au nom de la diplomatie et d’un illusoire « dialogue », la France et l’Allemagne apporteront aussi une aide militaire. L’Union européenne la financera.

La fermeture de l’espace aérien ukrainien ne facilitera pas la tâche, ce qui appelle l’attention sur la Pologne : ce pays donne à l’Ukraine une réelle profondeur stratégique ; la Pologne constitue à la fois un pivot géopolitique et un acteur géostratégique dont le rôle est essentiel dans l’espace baltique et au cœur de l’Europe.

Cette aide militaire a pour arrière-plan le renforcement du flanc est de l’OTAN, de la Baltique à la mer Noire. Il faut en effet redouter les répercussions de cette guerre  sur les Etats baltes, la Pologne, la Moldavie et la Roumanie, en Bosnie-Herzégovine aussi. Dans le bassin de la mer Noire, la Géorgie ne doit pas être oubliée. Aussi importe-t-il de signifier au Kremlin la volonté des Alliés de couvrir les frontières orientales de l’Europe.

L’établissement d’une zone de sécurité, protégée par des systèmes anti-aériens et anti-missiles, devrait être envisagée sur les franges occidentales de l’Ukraine et en Moldavie, voire en Géorgie, avec l’accord des gouvernements de ces pays. Il faudrait pour cela que la Pologne, la Roumanie et la Turquie fassent preuve d’une grande résolution. Connecté à celui de l’Europe, le théâtre méditerranéen doit aussi être intégré à l’analyse ; le flanc sud de l’Europe est exposé.

D’aucuns jugeront audacieuses de telles considérations, mais doit-on laisser à Vladimir Poutine le monopole de l’audace et de l’initiative ? Allons-nous attendre que les Russes s’emparent de ces espaces et y déploient des « bulles stratégiques » pour le déplorer ensuite et expliquer que notre marge de manœuvre est inexistante ? Reprenons l’initiative et laissons à Vladimir Poutine la responsabilité d’escalader ou non. La Russie met en alerte ses forces nucléaires ? L’OTAN est, elle aussi, une alliance nucléaire.

En somme, une « grand strategy » est requise, avec plusieurs vecteurs : combat des idées et des valeurs, diplomatie coercitive et coopérative, stratégie militaire, stratégie des moyens. Une stratégie intégrale donc, animée par une Grande Idée et dirigée vers un objectif politique global : remporter cette nouvelle guerre froide déclenchée par la « Russie-Eurasie » de Vladimir Poutine.