10 mars 2022 • Chronique •
Forts courants inflationnistes, embargos contre la Russie : nous vivons bien un troisième choc pétrolier, analyse Sébastien Laye, chercheur associé à l’Institut Thomas More, dans sa chronique pour Capital. Selon lui, la flambée du prix de l’or noir pourrait avoir des effets dévastateurs sur l’économie mondiale.
Avant même l’agression russe en Ukraine, le monde des matières premières en général, et plus particulièrement celui du pétrole, était travaillé par de puissants courants inflationnistes. Si d’aucuns avaient incriminé la forte reprise post-Covid, ou des goulets d’étranglement dans la logistique, pour nous, cette première contribution inflationniste était avant tout monétaire (stimulus mal calibré des banques centrales, qui au lieu de financer des investissements réels, notamment en Europe, a alimenté la hausse d’à peu près tous les actifs, y compris, donc, les matières premières et métaux qui ont tous été financiarisés) et aussi physique, du fait du sous-investissement dans les champs de pétrole existants et nouveaux au cours des dernières années (retournement du marché de 2014, sociétés zombies dans le schiste, aggiornamento politique en faveur des renouvelables ayant affaibli les programmes d’exploration).
Avec les sanctions contre la Russie, et notamment la prohibition d’importation d’hydrocarbures russes au Royaume Uni et aux États-Unis, devons-nous nous attendre à un prix du pétrole à 200 ou 250 dollars le baril ? Rappelons d’abord que tous les pays, même producteurs ou théoriquement auto-suffisants, maintiennent des achats à l’étranger. La Russie représente 10% des hydrocarbures américains, alors même que pourvu en pétrole de schiste, les États-Unis n’en ont pas vraiment besoin et ne souffriront pas directement de cette interdiction d’importation. L’impact se fait indirectement par l’envolée des cours internationaux du brut engendrée par les tensions sur les marchés physiques.
Similairement, le Royaume-Uni dispose des gisements de la mer du Nord, bien que partiellement exploités, et la France du nucléaire. Si plusieurs traders en pétrole parient aujourd’hui (via des options) sur un pétrole à 200 dollars, c’est parce que toutes les réponses au contexte inflationniste lié à la guerre n’auront aucun effet avant deux ou trois mois. Nous vivons bien un troisième choc pétrolier, avec un déséquilibre structurel entre l’offre et la demande (qui n’existerait pas, même en cas de guerre, si nous avions continué à investir dans l’exploration et l’exploitation de champs pétroliers depuis 2014) alors que la demande dans le monde post-Covid était – temporairement, du fait d’un rattrapage technique – très forte (l’Opec en ce début d’année avait du mal à accroître sa production).
C’est donc dans une situation déjà tendue que les sanctions vont enlever, pour quelques mois au moins, un des plus gros acteurs du marché, la Russie : troisième producteur mondial, deuxième exportateur mondial, entre 10 et 11 millions de barils produits par jour, dont 6,5 millions dédiés à l’export, et parmi ces 6,5 millions, environ 3 millions vers des pays occidentaux qui pourraient imposer des sanctions (le reste étant du monde émergent et la Chine). Savons-nous rapidement remplacer ces 3 millions de barils par jour ? On peut en douter. Si nous faisions revenir l’Iran dans le jeu (peu probable très rapidement vu la complexité du problème et la relative amitié russo-iranienne), nous récupérions 1 million de barils. Nous en retrouverons une partie, certainement, mais pas la totalité, sauf si le régime des mollahs devait tomber. L’autre piste est celle du Venezuela, exclue du marché mondial là aussi depuis des élections frauduleuses, mais les installations pétrolières anciennes doivent être remises à niveau, elles n’alimentent plus le marché mondial depuis des années, il va donc falloir quelques mois pour récupérer peut-être 0,5 million de barils par jour. L’Opec, notamment l’Arabie Saoudite, peut remettre sur le marché des réserves, et bien sûr il y a la carte américaine du pétrole de schiste, avec nombre de sociétés zombifiées depuis 2014 car incapables de produire économiquement avec un pétrole à 50 dollars, qui vont pouvoir revenir vers une production conséquente : mais on ne « rebranche » pas une exploitation en quelques semaines après des années de sous-investissement. Il n’y aucun espoir de ce côté-là d’ici au moins trois mois. La réserve stratégique de l’État américain est une piste plus sérieuse pour le court terme.
Dans tous les cas, l’économie mondiale a un problème de 2 millions de barils de déficit (je suis convaincu que nous trouverons au moins un million entre l’Opec, les USA et quelques nouveaux réentrants) qui va se manifester d’ici un mois si les sanctions sont confirmées et se généralisent. Soit 2% de la demande (consommation) mondiale. Les économistes estiment qu’à partir de 130 dollars le Brent, il y a de la destruction de demande : concrètement, des individus face à un prix trop cher du carburant par exemple, vont abandonner s’ils le peuvent leurs déplacements, moins partir en vacances ou trouver une solution collective. Des taxis se mettent au chômage technique par exemple. Pour éliminer ces 2% de la demande mondiale et rééquilibrer le marché, il faudra peut-être dépasser les 150 dollars et titiller cette barre des 200…
Car, il faut le répéter, on ne sait pas trouver aujourd’hui ces 2 millions de barils disparaissant potentiellement du marché ; les réserves excédentaires sont souvent des hydrocarbures de moindre qualité, mobilisables lentement, ce peut être une réponse à six mois mais pas immédiate. Même chose du côté du pétrole de schiste américain, où l’on manque de main-d’œuvre, de tuyaux, de sable : ce serait une solution à dix mois plus qu’immédiate là aussi. Enfin, même sans embargo formel, il faut réaliser que plus personne en Occident n’achète le pétrole russe : les transporteurs (Maersk, CMA) ont arrêté leur commerce avec la Russie (la moitié des exportations pétrolières russes se fait par bateau et non par la terre/pipeline), les assureurs n’assurent plus de marchandise russe, plus aucun matériel n’est envoyé sur place… le stigmate associé à la guerre a déjà isolé l’industrie pétrolière russe, dont certains tankers ne trouvent plus aucun preneur. Même les Chinois attendent de voir l’évolution de la guerre et ne se précipitent pas.
En l’absence d’une désescalade rapide des tensions militaires et politiques, le prix du pétrole va monter jusqu’à désespérer le consommateur. Concrètement, cela signifie, pour détruire cette demande, un ralentissement de l’activité économique et un effet récessif (qui arrive aussi via les métaux, voire le logement dans certains pays). L’ennemi du pétrole cher, c’est le pétrole cher, comme le dicton : le pétrole crée sa propre destruction. Nous avons déjà vécu ce phénomène en 2008. Les retournements de prix sont alors violents à la baisse, comme fin 2008 ou au printemps 2020.