13 mai 2022 • Entretien •
« France identité », une application qui permet de prouver plus facilement son identité en ligne pour accéder à certains services publics, va bientôt être déployée en France. Cet outil répond avant tout à une logique consumériste et fait craindre une dégradation des services publics, estime Cyrille Dalmont.
À partir du mois de mai, l’État va déployer en France une nouvelle application, « France identité », permettant de prouver son identité et de réaliser des démarches en ligne, grâce à la puce située sur les nouvelles cartes d’identité. Que vous inspire la mise en place prochaine de cet outil ?
Le déploiement de cette application est à situer dans le cadre du règlement eIDAS, règlement européen sur l’identification électronique et les services de confiance pour les transactions électroniques au sein du marché intérieur. La numérisation des passeports dans le cadre du common identity repository et la numérisation des cartes nationales d’identité entrent dans ce cadre. Depuis ce règlement européen, la France travaillait sur le projet Alicem (une application d’identité numérique par reconnaissance faciale) qui a été retoqué par la CNIL du fait de son usage de la reconnaissance faciale et des données biométriques. Le gouvernement a changé son fusil d’épaule et est passé sur ce nouveau modèle où il n’y a pas de reconnaissance faciale et, théoriquement, pas d’échange de données entre le smartphone des utilisateurs et un serveur distant centralisé. Mais c’est aussi ce qui avait été avancé par le gouvernement lors du lancement de l’application TousAntiCovid et on s’est vite aperçu que ce n’était pas le cas.
A-t-on des informations sur la protection des données sur cette application ? La CNIL ne s’est pas opposée à « France identité »…
La CNIL ne s’y est pas opposée mais elle se prononce seulement par rapport aux éléments que le gouvernement lui a fournis. C’est un peu le même principe que pour StopCovid et TousAntiCovid. Ce genre de process se fait toujours en plusieurs étapes. Là, nous avons la version bêta et il est difficile de savoir quelles en seront les implications. Si on se penche sur la logique de la Commission européenne, l’identité au niveau européen serait théoriquement liée avec les données médicales. Avec le Covid, tout ce qui concernait l’échange de données médicales a été rendu possible par la Commission européenne. Il est donc compliqué de savoir quels seront les développements de cette application.
Tout ce que nous pouvons dire, c’est que la position de la CNIL est favorable à « France identité » en l’état actuel des choses. Mais sur StopCovid et sur le passe sanitaire, la première position de la CNIL était aussi plutôt favorable, avant d’être suivie par cinq demandes d’information restées sans réponse de la part du gouvernement. En somme, si l’on se fie à la théorie et à la version test, il n’y a pas d’échange de données et l’identité numérique fournie par ce process est limitée dans le temps. Si on fait des parallèles avec ce qui a été fait avant, on remarque cependant que ces outils ont généralement tendance à devenir attentatoires aux libertés publiques.
Bien que les promoteurs de cette application affirment qu’elle ne remplacera pas les services publics physiques, faut-il s’inquiéter d’une numérisation croissante des démarches, administratives mais aussi politiques. Certains considèrent que cette application devrait à terme permettre le vote électronique…
La question du vote électronique est en phase de réflexion, les dernières cartes électorales étaient dotées d’un QR code, mais ce n’est jamais affirmé de but en blanc. Sur les limites de la numérisation, on remarque qu’il y a des inégalités d’accès au numérique extrêmement importantes. Elles varient en fonction des tranches d’âge, avec une rupture d’utilisation très importante chez les personnes âgées, mais aussi en fonction du niveau socioculturel, avec ce qu’on appelle l’illectronisme. Il y a des effets de seuil sur certaines catégories de personnes qui ont peu de compétences dans l’utilisation du numérique.
Ensuite, il y aura le risque majeur de vouloir faire des économies de personnel : la numérisation par principe diminue un certain nombre de tâches récurrentes qui étaient réalisées par des personnes. L’objectif affiché n’est jamais celui-là mais, dans les faits, c’est ce qu’il se passe. Il y a moins de personnel, de guichets, au niveau du service au public.
Justement, alors que l’on constate actuellement un allongement des délais pour obtenir de nouveaux documents d’identité, faut-il voir dans cette démarche de dématérialisation une façon d’améliorer la qualité et l’efficacité des services publics ?
Si on regarde bien, sur les démarches de renouvellement de papiers d’identité, il y a déjà une prédémarche en ligne qui existe pour soi-disant améliorer le service et la rapidité à l’obtention. Mais on se rend compte que les délais ont été rallongés. C’est paradoxal mais, à l’heure actuelle, il y a déjà des dispositifs numériques permettant d’avoir des documents préremplis et pourtant les délais ont été rallongés.
La personne très fortement empreinte de culture numérique dans une métropole très connectée, ça risque de lui faciliter la vie, en revanche cela risque de rapidement pourrir la vie d’une personne âgée dans une zone blanche, surtout s’il n’y a plus personne pour l’accompagner dans ses démarches. Il y aura un effet de seuil générationnel évident mais aussi un risque certain de diminution du nombre de personnes dans les collectivités pour effectuer ce type de tâches.
Quels sont les arguments avancés en faveur du déploiement de l’identité numérique ?
Quand Alicem a été lancé, l’objectif initial était de pouvoir consommer en toute confiance, de faire des achats numériques. Il faut bien comprendre qu’il y a une philosophie très européenne derrière tout ça, celle d’un grand marché de consommateurs. Il s’agit avant tout de simplifier les démarches pour le consommateur. Donc la logique de l’identité numérique au format européen, c’est avant tout une plus grande facilité pour le consommateur de consommer en toute sécurité. On le retrouve dans la façon dont Alicem avait été présenté : les points mis en avant par le ministère de l’Intérieur insistaient sur un certain nombre de démarches liées à la consommation plus que sur les papiers d’identité. Par ailleurs, cette identité numérique ne vous permettra pas de renouveler vos papiers d’identité. Le délai sera toujours aussi long. L’identité numérique temporaire générée par l’application permettra surtout d’effectuer des démarches de consommation en ligne, c’est une démarche extrêmement consumériste.
On s’aperçoit que dans ce genre de nouveauté sur la numérisation de la société, c’est la Commission européenne qui est à la manœuvre, elle agit au travers de règlements. Donc, c’est imposé et non négocié comme le permettraient des directives. Et la logique qui guide ces règlements est clairement consumériste, et de moins en moins portée sur la protection des données et les libertés individuelles. L’objectif de la Commission européenne est de créer un grand marché ouvert de la donnée, ce qu’on retrouve dans d’autres règlements européens, sur les données non personnelles notamment. Ce n’est aucunement une logique de protection des libertés publiques ou de meilleure efficacité des services publics qui prime.