Histoire, géopolitique et perspectives de la mer Baltique

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

27 mai 2022 • Analyse •


Le 17 mai 2022, la Finlande a donc officiellement annoncé sa candidature à l’OTAN. Et ce, en dépit des menaces de Moscou qui évoque de futures « mesures militaro-techniques ». Il en va de même pour la Suède, rompant avec une neutralité historique (1814), bien plus ancienne que celle de la Finlande. L’entrée de la Finlande et de la Suède dans l’OTAN modifiera en profondeur les équilibres en mer Baltique. Analyse de Jean-Sylvestre Mongrenier pour Desk Russie.


Située entre la péninsule Scandinave, la Fenno-Scandie et la plaine germano-polonaise, la Baltique est une mer quasi fermée, d’une superficie de 450 000 km2. Les détroits danois (un détroit dano-suédois, l’Øresund, et deux détroits danois, le petit et le grand Belt) commandent le passage avec la mer du Nord et ils ouvrent la Baltique sur l’Atlantique Nord. Espace de confrontation entre l’Occident et la Russie, c’est à tort que la mer Baltique est parfois qualifiée de « Méditerranée du Nord ». Le géographe Yves Lacoste désigne comme « méditerranées » des étendues maritimes d’environ 4 000 km de longueur (deuxième ordre de grandeur), à l’instar de la mer Méditerranée, de l’ensemble « golfe du Mexique — mer des Caraïbes » (la « Méditerranée américaine ») ou encore de la mer de Chine méridionale (la « Méditerranée asiatique »). La mer Baltique est de taille plus réduite. Elle s’étend sur 1 500 km, du sud-ouest au nord-est, et sa surface est près de six fois inférieure à celle de la Méditerranée proprement dite (2,5 millions de km2). Au vrai, l’expression de « Méditerranée du Nord » fonctionne après la guerre froide comme métaphore de paix et de prospérité, ce qui n’a guère à voir avec l’histoire, la situation et les perspectives de la Baltique (1).

Des équilibres nordiques instables

L’histoire de la mer Baltique est faite de rivalités de puissance et de confrontations. Cette mer est pratiquée par les Varègues qui, depuis la Suède actuelle, ont pris position sur la rive opposée. Ils traversent l’isthme Baltique-mer Noire (l’« axe varègue »), pour se louer comme mercenaires à Constantinople. Selon la thèse normaniste (2), ces hommes du Nord seraient à l’origine de la Rous’ kiévienne (IXe siècle). Plus tardivement, la Baltique est dominée par la Hanse qui déploie ses réseaux commerciaux de Londres à Novgorod et, au cours du Moyen Âge, constitue une puissance marchande et militaire d’importance (3). Au XVIe siècle, la Hanse s’efface devant la montée en puissance des États territoriaux. La guerre de Livonie (1558-1582) oppose la Russie à une coalition formée du Danemark, de la Suède et de la Pologne. Ensuite, la guerre de Trente Ans (1618-1648) a d’importants contrecoups et la Suède de Gustave-Adolphe impose sa suprématie en Baltique. Bientôt, Pierre le Grand fonde Saint-Pétersbourg (1703) et s’assure une fenêtre portuaire sur la Baltique. À l’issue de la grande guerre du Nord (1700-1721), l’Empire russe est désormais la principale puissance. C’est bien plus tard, après 1871, que l’Allemagne unifiée devient prépondérante : la Baltique est un « lac allemand » et, en substance, elle le demeure jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Au cours de la guerre froide, la mer Baltique est régie par les « équilibres nordiques » : elle est partagée entre l’URSS et ses satellites (Pologne, RDA), les riverains membres de l’OTAN (RFA, Danemark) et les États neutres (Suède, Finlande). L’OTAN contrôle les détroits danois, mais ses bâtiments ne pénètrent guère en Baltique où domine la flotte du Nord, rattachée à Kaliningrad (l’ancien Königsberg). La fin de la guerre froide et la dislocation de l’URSS renouvellent la configuration géopolitique. L’Allemagne est réunifiée, la Pologne recouvre son indépendance et les Baltes sont à nouveau souverains. La Russie ne dispose plus que de deux étroites fenêtres sur la mer Baltique : Saint-Pétersbourg et l’enclave de Kaliningrad-Königsberg, entre Lituanie et Pologne. Les autres pays riverains entrent dans l’Union européenne et dans l’OTAN (4). La Baltique semble redevenir une mer européenne, ouverte sur la mer du Nord et l’océan Atlantique.

Pour développer la coopération entre riverains de la Baltique, un Conseil des États de la mer Baltique est instauré (1992). Il inclut la Russie. Bien que septentrionale, la Norvège en est aussi membre, et la Commission européenne y est représentée (les États-Unis et plusieurs pays d’Europe occidentale et centrale ont obtenu un statut d’État observateur). Certains des riverains de la Baltique participent également à des structures de coopération qui couvrent des espaces de différentes tailles : le Conseil nordique (pays scandinaves, Islande), le Conseil euro-arctique de la mer de Barents (pays scandinaves, Islande, Russie, Commission européenne) et le Conseil arctique (pays scandinaves, Islande, Russie, États-Unis, Canada).

La coopération post-guerre froide mise en échec

Malgré ce dense réseau d’organisations, l’extension de la coopération régionale à la Russie n’est guère aisée. Enjeux énergétiques, questions écologiques et litiges géopolitiques retentissent les uns sur les autres. Aussi et surtout, la politique révisionniste de la Russie inquiète les pays de la région qui veulent que soient réaffirmées les garanties de sécurité fournies par les instances euro-atlantiques (OTAN et Union européenne). Déclenchée en février-mars 2014, la guerre russe contre l’Ukraine a des répercussions en Baltique. Outre les provocations aux frontières maritimes et aériennes des États de la région, le litige géopolitique autour des minorités russophones d’Estonie et de Lettonie est aggravé par le thème poutinien de la défense du « monde russe » dont la Russie aurait la responsabilité politique et militaire. Dans les États baltes, en Pologne, en Finlande (une frontière de 1 340 km avec la Russie) et en Suède (5), on redoute un scénario du type « guerre hybride », Vladimir Poutine cherchant à tester la solidité de l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord (la clause de défense mutuelle de l’OTAN).

Afin d’éviter un coup de force, l’OTAN et ses États membres décident, lors du sommet de Newport (4-5 septembre 2014), de consolider leur posture de défense et de dissuasion sur l’isthme Baltique-mer Noire (mesures de réassurance) ; une décision prolongée par les Alliés à Varsovie (8-9 juillet 2016), avec le renforcement de la « présence avancée ». Les mesures prises portent davantage sur les moyens terrestres que navals (installation de quartiers généraux, rotation de troupes des pays alliés, prépositionnement de matériels). Simultanément, la Finlande et la Suède amorcent un débat sur leur entrée dans l’Alliance atlantique et les autorités des deux pays développent leur coopération militaire avec l’OTAN et les États-Unis. Suède et Finlande participent aux manœuvres organisées par l’OTAN en mer Baltique. Par ailleurs, Helsinki négocie avec Washington un accord de coopération renforcée en matière de renseignement, d’entraînement et de recherche de défense. Enfin, un Centre d’excellence contre les menaces hybrides voit le jour (6).

De son côté, Moscou dénonce la mise en place d’un « cordon sanitaire » et l’armée russe déploie des capacités de déni d’accès et d’interdiction de zone (A2/AD : Anti Access/Area Denial), au moyen de systèmes antiaériens et antimissiles, de chasseurs-bombardiers et de missiles antinavires. L’idée est de constituer une « bulle » aéro-maritime afin de contrer des opérations de soutien aux États baltes et d’entraver le déploiement militaire atlantique. De cette manière, la Baltique deviendrait une « mer russe ». Tout cela inquiète, d’autant plus que dans un espace ainsi verrouillé, la situation stratégique des États baltes serait compromise. Est évoquée la possibilité d’un assaut russe sur le « passage de Suwalki », une bande de territoires polono-lituaniens qui relie le Bélarus à Kaliningrad. Dès lors, la destinée des États baltiques dépendrait du libre accès de l’OTAN à la Baltique et de sa capacité à contrôler l’espace aéro-maritime.

La Baltique, extension de l’Atlantique Nord

On comprend donc que la nouvelle agression russe sur l’Ukraine, le 24 février 2022, soit à l’origine d’une bifurcation historique dans la région nordico-baltique. Le 18 mai 2022, la Finlande et la Suède ont officiellement posé leur candidature à l’OTAN. Une décision particulièrement significative pour ces pays anciennement soumis à la pression de la Russie, avant, pendant et après la période soviétique. De fait, politiques, militaires et diplomates finlandais et suédois ont une connaissance éprouvée de la « Russie-Soviétie », et perçoivent intuitivement les menaces qu’elle véhicule. Faut-il donc que la situation soit grave pour que ces deux pays renoncent à leur position de « non-alliés », enracinée dans une neutralité historique, au demeurant plus subie que choisie dans le cas de la Finlande. De fait, c’est à l’issue de deux conflits armés, la guerre d’Hiver (1939-1940) puis la guerre de Continuation (1941-1944), que la Finlande s’était vu imposer un statut de neutralité. Une échappatoire à la satellisation, certes, qui n’allait pas sans concessions sur le plan de la souveraineté extérieure, en politique intérieure et dans la vie intellectuelle et culturelle : il ne fallait pas offenser l’URSS.

Toujours est-il que Helsinki et Stockholm n’ont pas cédé aux menaces russes (7). Avec le temps, l’historien verra dans cette double décision finno-suédoise l’aboutissement logique d’une profonde évolution politique, stratégique et militaire, entamée une fois l’URSS disloquée. L’entrée dans l’Union européenne, effective en 1995, s’était accompagnée d’un rapprochement avec l’OTAN (voir le Partenariat pour la paix). Depuis, la coopération militaire et les multiples exercices ont permis de développer l’interopérabilité entre les forces armées des Alliés et celles de leurs partenaires nordico-baltiques. La Finlande et la Suède sont également partie prenante de la Coopération militaire nordique, une structure dont les trois autres participants (Danemark, Norvège et Islande) sont membres de l’OTAN. En 2017, elles ont rejoint la Joint Expeditionary Force, mise sur pied par Londres, à laquelle participent neuf pays baltes et nordiques. La guerre en cours sur le sol ukrainien aura fini de convaincre les gouvernements, les forces politiques et les opinions publiques de ces deux pays. À l’exception de la Turquie, les pays membres de l’OTAN se sont déclarés favorables à leur intégration (8).

Déjà en partie intégrées sur le plan opérationnel, exercées par leur participation à différentes opérations de l’OTAN et de l’Union européenne, les forces armées de la Finlande et de la Suède apporteront leur contribution à la défense et à la sécurité de la zone euro-atlantique. La pleine intégration de ces deux « producteurs de sécurité » (Security Providers) modifiera en profondeur les rapports de force en Baltique. Plus que jamais, Saint-Pétersbourg et les ports construits au cours des années 2000 (Vyborg et Oust-Louga), au fond du golfe de Finlande, seront comparables à une simple fenêtre sur la Baltique, complétée il est vrai par l’enclave surmilitarisée de Kaliningrad. Quant aux États baltes, ils seront désenclavés, la Suède et la Finlande leur conférant une réelle profondeur stratégique. Soulignons notamment la dimension stratégique du port de Göteborg, essentiel pour le soutien aux États baltes et à la Finlande, ainsi que la position centrale en mer Baltique de l’île de Gotland. Bref, la Baltique, si les Alliés en ont la volonté et s’en donnent les moyens, sera une mer occidentale (9).

Et maintenant ?

Plus que d’une transformation stratégique, c’est d’un bouleversement géopolitique qu’il s’agit. Le Kremlin prétendait utiliser le Nord Stream 2 comme véhicule de son pouvoir de son influence en Europe, sa protection devant être le prétexte au renforcement des positions militaires russes en Baltique. Ce gazoduc est « suspendu », les pays riverains seront bientôt tous dans l’OTAN (si l’obstacle turc peut être levé), et le centre de gravité de l’Europe se déplace vers le centre et le nord du continent, dans des pays conscients de la gravité de la menace russe.

Il reste à vouloir les conséquences de l’élargissement à la Finlande et à la Suède : entériner la caducité de l’Acte fondateur OTAN-Russie (1997), violé par la Russie, et modifier dans la durée la géographie du dispositif de dissuasion et de défense des Alliés ; réviser le Concept stratégique devant être adopté lors du prochain sommet de Madrid (28-29 juin 2022). Simultanément, l’enjeu sera d’amplifier le soutien politico-militaire à Kyïv, dans la perspective d’une victoire. Alors, l’heure sera venue de décider et planifier l’intégration de l’Ukraine dans l’OTAN.

Notes •

(1) A fortiori, ce « méditerranéisme » n’a rien à voir avec la géohistoire de ce que Braudel et Lacoste nomment la « plus grande Méditerranée ». Depuis la fin de la Pax romana, au Ve siècle après J.-C., la mer Méditerranée n’est plus une « mare nostrum ».

(2) La thèse normaniste relative aux origines varègues de la Rous’ kiévienne fut l’objet d’une « dispute » historiographique dans la Russie du XVIIIe siècle. Cette question surgit à nouveau pendant la période soviétique.

(3) À partir du XIIe siècle, la Ligue hanséatique regroupe les marchands allemands établis autour de la mer du Nord (la « mer Frisonne ») et de la Baltique. Ces marchands sont originaires de Lübeck, de Hambourg et d’autres villes et ports germaniques. Ils établissent des comptoirs sur l’île de Gotland, au cœur de la Baltique, dans le golfe de Courlande et jusqu’à Novgorod, une ville marchande libre dont le passé rappelle que la Russie aurait pu connaître une autre destinée que l’autocratie tsariste (la Moscovie détruit la ville de Novgorod en 1478).

(4) Pour leur part, la Suède et la Finlande intègrent l’Union européenne en 1995, mais elles restent en dehors de l’OTAN. En revanche, elles se joignent au Partenariat pour la paix mis en œuvre par l’OTAN à la même époque.

(5) Voir les incursions de sous-marins russes dans les eaux territoriales suédoises et les craintes pour la sécurité de l’île de Gotland, située au milieu de la Baltique.

(6) Le 11 avril 2017, à Helsinki, neuf États ont signé un accord entérinant la création du Centre d’excellence européen pour la lutte contre les menaces hybrides, opérationnel dans l’année. Outre la Finlande, il s’agit de l’Allemagne, des États-Unis, de la France, de la Lettonie, de la Lituanie, de la Pologne, du Royaume-Uni et de la Suède. La même année, ils sont rejoints par l’Estonie, la Norvège et l’Espagne. Placé sous l’égide de l’Union européenne et de l’OTAN, ce centre d’expertise a pour mission de sensibiliser les dirigeants et opinions publiques des pays occidentaux confrontés à des campagnes de désinformation et de propagande, à des cyberattaques, et de concevoir et développer des réponses à ces menaces.

(7) En guise de représailles, Gazprom a cessé ses livraisons de gaz naturel à la Finlande (21 mai), une semaine après l’arrêt d’exportation de l’électricité de la Russie vers ce même pays. Par ailleurs, le 20 mai, le ministre russe de la Défense Sergueï Choïgou a fait savoir que la Russie ouvrirait douze nouvelles bases dans le district militaire de l’Ouest.

(8) Évoquant la candidature de la Suède et de la Finlande, Recep T. Erdogan, le 16 mai dernier, s’est publiquement interrogé : « Comment pouvons-nous leur faire confiance ? » Et d’ajouter : « Aucun de ces pays n’a une attitude claire et ouverte envers les organisations terroristes. […] Ils font entrer des terroristes dans leur Parlement et les laissent parler. » Le président turc reproche à ces deux pays leur attitude favorable (selon Ankara) à l’égard du PKK. Au-delà, Ankara voudrait obtenir de la part des États-Unis et de plusieurs de leurs alliés la levée de mesures et de sanctions prises du fait de l’achat de S-400 russes, des opérations menées dans le Nord syrien et de l’appui apporté à l’Azerbaïdjan lors de la guerre des Quarante-Quatre Jours (automne 2020). Faute de F-35 (la Turquie a été exclue de ce « club » en 2019), Ankara cherche à obtenir des Américains une livraison de F-16.

(9) Si les Allemands, les Danois, les Suédois et les Finlandais nomment la Baltique « mer de l’Est » (Ostsee, en allemand), il est à noter que les Estoniens l’appellent « mer de l’Ouest ».