5 août 2022 • Analyse •
Pour Hugues Eudeline, lauréat du prix de Stratégie maritime générale 2022 de l’Académie de marine, il existe une symétrie stratégique dans la façon dont la Russie et la Chine appréhendent l’Ukraine et Taïwan. Leurs attitudes respectives montrent une volonté de sécuriser un espace vital maritime, explique-t-il.
Le 29 juin 2022, l’OTAN dévoilait son nouveau concept stratégique. L’évènement est important puisque le document en remplace un publié en 2010, avant l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014. Il l’est surtout parce que, pour la première fois, il prend en compte la menace chinoise et que la Corée du Sud, le Japon, l’Australie et la Nouvelle-Zélande ont participé à ce sommet au titre de pays inquiets des visées de Pékin dans le Pacifique.
Cela vient en réponse à la déclaration de Vladimir Poutine qui annonçait le 4 février 2022 depuis Pékin que « les nouvelles relations entre la Chine et la Russie sont supérieures aux alliances politiques et militaires de l’époque de la guerre froide ». L’accord n’ayant pas été divulgué il est impossible de juger du niveau réel de leur rapprochement.
Ces deux grandes puissances émergentes, très différentes, mais complémentaires, sont situées de part et d’autre d’un axe géostratégique nord-sud qui les réunit, formant un bloc continental colossal. Toutes deux membres permanents du conseil de sécurité de l’ONU, elles sont aussi des puissances nucléaires. S’adossant l’une à l’autre à leur frontière terrestre commune, elles sont confrontées à un même adversaire, les États-Unis d’Amérique ainsi qu’à leurs alliés et partenaires de l’Indopacifique et de l’Atlantique Nord qui ont tendance à se confondre sous l’égide des premiers. De façon symétrique autour de cet axe, la Russie vers l’Ouest et la Chine vers l’Est cherchent à se doter d’un espace vital territorial et maritime pour éviter tout contact direct avec leurs adversaires. Toutes deux considèrent également qu’un libre accès à l’océan mondial, ce dont elles ne disposent pas actuellement en toute saison, est un impératif existentiel.
La Russie et son problème de l’accès à l’océan mondial
Sous tous les régimes la Russie qui dispose de peu de frontières naturelles et dont la topographie est essentiellement composée de plaines propices aux invasions, a cherché à se doter d’États tampons pour s’en prémunir. Avec la chute du rideau de fer et les ralliements au bloc occidental de la plupart des pays d’Europe de l’Est, elle n’en était plus séparée que par le Belarus et l’Ukraine en Europe centrale mais plus des pays baltes, membres de l’OTAN. En Scandinavie, la Finlande et la Suède apportaient encore un semblant de séparation, bien que leur appartenance à l’Union européenne laissait présager leur intention de se placer sous l’égide de l’OTAN à la moindre incertitude géopolitique.
Malgré tous ses efforts dans l’histoire, la Russie n’a jamais pu conquérir — sinon brièvement — un accès libre aux eaux chaudes et donc à l’océan mondial, la voie commerciale indispensable à son développement économique. La majeure partie de ses côtes sont bloquées par les glaces une grande partie de l’année. Seules les côtes de la presqu’île de Kola et de la mer Noire permettent de naviguer en toute saison. Il s’agit cependant pour cette dernière d’une « fausse porte » puisque, pour en sortir et avoir accès à la Méditerranée, il faut franchir les détroits turcs (Dardanelles et Bosphore) qui depuis 1936 sont régis par la convention de Montreux. Elle permet au Gouvernement turc d’en fermer l’accès à tous les navires militaires, ce qu’il a fait le 28 février 2022, à la suite du déclenchement du conflit entre la Russie et l’Ukraine. Avant cette date, la Russie avait fait entrer en mer Noire trois bâtiments de débarquement de la flotte de la Baltique le 8 février, ainsi que trois de la flotte du Nord le 9, portant à dix les moyens de projection de forces. L’un d’entre eux, l’Orsk, a été détruit le 24 mars 2022 à Berdiansk. Avec la perte du principal bâtiment de défense antiaérienne de zone, le croiseur Moskva, et l’impossibilité de faire entrer en mer Noire d’autres moyens navals, la capacité des Russes de pouvoir mener une opération amphibie dans la région d’Odessa s’avère très compromise faute de moyens suffisants.
Mal planifiée par les Russes, l’attaque de l’Ukraine s’est enlisée dans des combats terrestres où des moyens blindés et d’artillerie anciens mais nombreux sont confrontés à des armes modernes fournies par les Occidentaux en trop faibles quantités.
Par ailleurs, les systèmes technologiquement évolués sont longs à fabriquer et, faute de disposer de stocks importants en raison de leurs coûts, les pays de l’OTAN ne peuvent en fournir en grande quantité à l’Ukraine au risque de se trouver démunis pour leur propre protection.
L’exécution précoce d’une opération occidentale aurait probablement compensé ces manquements, mais, l’implication de l’OTAN contre les Russes aurait pu conduire la Chine à intervenir. De plus, les stratèges américains qui prévoient une attaque chinoise de Taïwan dans les trois années à venir savent qu’il ne faut jamais s’engager dans deux conflits majeurs simultanément. Les exemples historiques sont nombreux : Napoléon commit l’erreur d’attaquer simultanément la Russie et l’Espagne soutenue par les Britanniques et les États-Unis ont été entraînés malgré eux simultanément en 1941 dans des guerres en Europe et dans le Pacifique ; ils ont dû donner la priorité au premier conflit avant de s’engager totalement dans le second.
La Chine et sa difficulté à sortir de ses approches maritimes
Le pendant symétrique de la mer Noire pour la Chine est constitué par ses approches maritimes composées des mers de Chine et la mer Jaune. Elles baignent ses côtes et sont séparées de l’océan Pacifique par une chaîne d’îles dont aucune ne lui appartient. Les flux maritimes qui irriguent son industrie en matières premières et énergétiques y croisent les produits manufacturés qu’elle produit en retour. Tous sont contraints de franchir des détroits qu’elle ne contrôle pas. En cas de conflit, ils pourraient être fermés par ses adversaires et constituer avec les îles un véritable « carcan » dont les clés sont le détroit de Malacca et Taïwan. Dès 2003, le président Hu Jintao avait reconnu le danger présenté par une coupure du premier pour son économie et par voie de conséquence, la stabilité sociale qui en dépend. Il l’a désigné sous le terme de « Dilemme de Malacca ». Son successeur Xi Jinping s’est donné les moyens militaires de régler le problème en remblayant sept hauts-fonds des îles Spratly à presque mi-distance du territoire chinois et de Singapour. Trois de ces îles artificielles sont pourvues de pistes d’atterrissage permettant de mettre en œuvre tous les types d’avions d’armes chinois capables d’intervenir sans ravitaillement en vol sur tout le pourtour de la mer de Chine méridionale. Elles constituent cependant des cibles de superficie limitée dont la destruction par des missiles à longue portée est possible.
L’île de Taïwan où s’est réfugié le gouvernement nationaliste après la conquête de la Chine continentale par Mao en 1949 est située à seulement soixante-cinq milles nautiques (120 km) de la province du Fujian. Elle est le principal obstacle auquel est confrontée la République populaire à proximité immédiate de ses côtes. Considérée comme une province rebelle soutenue par les États-Unis, elle a de plus l’arrogance de montrer qu’un système politique différent du communisme est possible et qu’il peut réussir économiquement et socialement. Au plan stratégique Taïwan interdit à la RPC l’accès direct au Pacifique, un espace vital tant pour le déploiement de ses forces navales que pour accéder à l’océan mondial et en particulier à l’océan Arctique que le réchauffement climatique ouvre petit à petit au commerce maritime.
Pour soutenir ses objectifs politiques, la Chine s’est dotée des plus nombreuses forces maritimes au monde (marine de guerre, garde-côtière et milice). Pourtant, faute de pouvoir disposer dans le Pacifique de grandes bases navales capables de soutenir dans la durée sa formidable marine de guerre, elle doit en limiter les mouvements à quelques excursions. Toutes ces forces maritimes sont contraintes de rester dans ses approches maritimes. Elles pourraient être enserrées par un carcan géostratégique en cas de conflit armé. Les détroits seraient condamnés par des champs de mines et, en particulier, des forces à terre (dont les U.S. Marine Littoral Regiments en cours de constitution) pourvues de missiles antinavires dont l’efficacité a été démontrée en mer Noire. Enfin des sous-marins américains patrouilleraient dans les eaux profondes du Pacifique interdisant toute tentative de sortie.
Deux leçons : maîtrise de l’espace stratégique et gestion du temps
Deux leçons peuvent être tirées de la symétrie stratégique entre l’Ukraine et Taïwan, l’une concerne la maîtrise de l’espace maritime, l’autre la gestion du temps.
Tout d’abord l’importance de l’espace stratégique. Les mers susceptibles d’être fermées peuvent devenir de véritables carcans pour les forces navales qui s’y trouvent si elles n’ont pas le plein usage de points d’appuis logistiques situés de part et d’autre des détroits qui peuvent être fermés. C’est à présent le cas pour la Russie qui pendant la guerre froide maintenait en Méditerranée les bâtiments d’une « Eskadra » en provenance de la Flotte du Nord. Déployés pendant six mois sans disposer d’installation fixe pour les soutenir et sans pouvoir faire d’escale, ils étaient le plus souvent dans des conditions opérationnelles déplorables. Forte de ce retour d’expérience, la Russie a établi en Syrie en 2017 la base navale de Tartous et la base aérienne de Hmeimim avec un bail de 49 ans suivi d’une prorogation automatique de 25 ans. La Chine n’en est pas à ce degré de préparation. Seules des bases navales situées à l’extérieur de ses approches maritimes, en l’occurrence dans le Pacifique, lui permettraient de disposer pleinement de sa puissance navale. En dehors des aspects de politique étrangère, c’est ce besoin stratégique qui explique les opérations d’influences de toutes sortes menées par la Chine dans toutes les îles du Pacifique, y compris les collectivités françaises d’outre-mer.
Le temps a toujours une importance primordiale dans les prémices d’un conflit annoncé et il est rarement loisible de choisir le moment d’intervenir. Les objectifs militaires et politiques de la Chine sont d’abord de terminer la modernisation des armées en 2035 et d’accomplir le rêve chinois en 2049. Bien des choses indépendantes de la volonté de ses dirigeants peuvent entraîner la Chine à intervenir avant d’être parfaitement préparée. Lors du Shangri-La Dialogue qui a réuni les ministres des armées des pays de la zone Indopacifique en juin 2022, le général Wei Fenghe, représentant la Chine s’est emporté avec une violence peu protocolaire et a menacé : « si quiconque s’avise de séparer Taïwan de la Chine, l’armée chinoise n’hésitera pas à entamer une guerre, quoi qu’il en coûte ». Le temps serait donc compté pour Taïwan tant au plan diplomatique que stratégique, logistique et opérationnel.
L’établissement des traités d’alliance s’inscrit dans la durée. Le Taïwan Relations Act, une loi américaine de 1979 ne garantit pas une intervention militaire des États-Unis en faveur de Taïwan si elle est attaquée par la Chine, mais stipule que « les États-Unis mettront à la disposition de Taïwan les moyens et services de défense en quantité nécessaire pour lui permettre de maintenir une capacité d’autodéfense suffisante ». Cela permet à l’île d’acheter depuis longtemps des armes technologiquement avancées et de les stocker en nombre suffisant : c’est un avantage très important comparé à ce qui se passe en Ukraine. Elle a également développé une industrie de l’armement adaptée à ses besoins spécifiques pour, en particulier, empêcher la traversée du détroit par les forces chinoises et se préparer à une guerre du faible au fort en organisant la résistance dans la profondeur. Disposant de missiles qui seraient capables d’atteindre les Spratly, elle pourrait rendre inutilisables les pistes qui s’y trouvent. Quant aux détroits séparant les îles de la première chaîne, ils pourraient être fermés par des largages de mines de fond simples et peu couteuses comme celles qui ont bloqué le port de Haiphong en 1972.
La Chine, comme la Russie, manque d’espace stratégique. Leurs accès à l’océan Mondial sont contraints. La Russie à défaut de pouvoir atteindre les eaux chaudes les verra venir à ses rivages par le réchauffement climatique qui va la désenclaver. La Chine, quant à elle, se réjouit de voir s’ouvrir la route maritime de la soie Arctique vers l’Europe, plus courte d’un tiers que celle qui passe par Malacca.
L’alliance de circonstance faite entre les deux puissances résistera-t-elle aux différences d’intérêt en Arctique ? Dix fois plus peuplée que la Russie, la Chine cédera-t-elle à l’attrait des terres vierges de Sibérie ? La RPC n’a pas de raison de privilégier un des responsables de ce qu’elle appelle « le siècle d’humiliation ».