12 septembre 2022 • Analyse •
Elisabeth II s’est éteinte. Comme dans l’ancienne France, « le mort saisit le vif » : son fils aîné lui succède et Charles III règne sur le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, sans omettre les dépendances extérieures et quinze États membres du Commonwealth, dont des pays-continents comme le Canada et l’Australie. Le Roi est aussi le Défenseur de la Foi.
L’admiration suscitée par feu Elisabeth II et les louanges qui lui sont tressées ne peuvent que réjouir le cœur de l’honnête homme. Mais il faut passer outre, négliger les platitudes sur la « grand-mère de la nation » ou l’« icône » de la politique-spectacle, pour s’interroger sur l’époque et le principe monarchique. Indubitablement, la mort d’Elisabeth II donne le sentiment qu’un monde disparaît : la disparition de la « vieille Europe » et de l’ancien Occident, dont la souveraine était le témoin et la mémoire. De prime abord, cela semble de mauvais augure. On se souvient qu’au tout début du vingtième siècle, la disparition de la reine Victoria, impératrice des Indes, avait suscité un tel sentiment : celui de la fin d’un monde.
En vérité, le grand Kipling avait exprimé son inquiétude dès avant le 22 janvier 1901. Quatre ans plus tôt, le Royaume-Uni et l’Empire célébraient le jubilé de diamant de Victoria. Le 17 juillet 1897, le chantre de l’Empire publiait alors son Recessional pour dire son inquiétude en ce moment de gloire :
« Seigneur Dieu des Armées, sois encore avec nous,
De peur que nous t’oubliions, de peur que nous t’oubliions !
Les tumultes et les crises s’évanouissent, les capitaines et les rois disparaissent,
Seul demeure ton antique sacrifice,
Seigneur Dieu des Armées, sois encore avec nous,
De peur que nous t’oubliions, de peur que nous t’oubliions ! »
Quelques années plus tard, le déclenchement du premier conflit mondial, premier acte d’une nouvelle guerre de Trente Ans (l’Armageddon de saint Jean de Patmos), annonçait la fin de l’ère impériale. A ce que l’on sache, le magistère moral de la Reine n’a pas voilé aux Britanniques la réalité de leur déclin. C’est d’ailleurs le lot de l’Europe entière, voire de l’Occident dans sa dimension planétaire. « So what ? » Toute décadence est promesse de renaissance.
Mais la personnalité d’Elisabeth II et son idiosyncrasie ne suffisent pas à expliquer le magistère moral dont a fait preuve la souveraine et la manière dont elle a exercé son autorité. Elle aura incarné la monarchie constitutionnelle telle qu’elle fut théorisée par Walter Bagehot (1826-1877).
Dans son miroir des princes modernes, The English Constitution (1867), le grand constitutionnaliste anglais distingue le pouvoir solennel et secret du souverain (« the dignified ») du pouvoir efficient exercé par le parlement et le gouvernement (« the efficient »). Le premier « suscite et préserve la révérence de la population » ; il « apporte la force motrice » et la légitimité au système politique. Le second « met en œuvre et gouverne ». A propos du souverain, Bagehot dit encore qu’il est « le repère de l’identité, de l’unité et de la fierté nationales ». Il apporte « stabilité et continuité dans la mesure où le chef de l’État reste le même quand les gouvernements changent ». A propos de ce monarque distant et intouchable, Il parle de « révérence mystique » et d’« allégeance mystérieuse ». D’une certaine manière, il résume l’essentiel comme suit : « Etant donné que le cœur humain est fort et la raison humaine faible, la royauté sera forte parce qu’elle fera appel au sentiment diffus, et les républiques faibles parce qu’elles font appel à l’entendement ».
« Well, that’s it ! », est-on tenté de s’écrier. D’aucuns stigmatiseront le caractère bourgeois de la monarchie constitutionnelle britannique et l’impuissance d’un roi qui règne sans gouverner. Après Donoso Cortés, ils jugeront qu’il n’existe plus en Europe de monarque digne de ce nom. Le processus de sécularisation aurait vidé l’institution royale de tout sens et substance. Pourtant, le vocabulaire mobilisé pour décrire l’attitude et l’action d’Elisabeth II n’est pas sans rappeler les vertus quiritaires de l’ancienne Rome, empreintes de sacralité : la dignitas, la gravitas et la pietas. Sur ce point, Antonio Gutteres, secrétaire général des Nations Unies, a le mieux évoqué la mémoire de la Reine : « Grâce, dignité et dévouement ».
Cicéron associait la dignitas à l’auctoritas. De fait, la distinction opérée par Bagehot entre « the dignified » et « the efficient » n’est pas sans rappeler la formule romaine du pouvoir, dans sa plénitude : « Auctoritas et potestas ». Force religieuse et puissance spirituelle, l’auctoritas fonde le pouvoir judiciaire, militaire et administratif (la potestas). D’essence religieuse et spirituelle, l’auctoritas ne peut être conçue sans référence au sacré, à la transcendance, à ce qui passe infiniment l’homme. Dès les rois anglo-saxons peut-être, au VIIIe siècle, la monarchie en Grande-Bretagne est sacrale. Sur le continent, le sacre est attesté dans l’Espagne wisigothique au siècle qui précède. Dans le monde franc, souvenons-nous que c’est un missionnaire anglo-saxon, le futur saint Boniface, archevêque de Mayence, qui le premier sacre Pépin le Bref (751).
La christianisation des charismes des anciennes monarchies germaniques inscrit les dynastes du Haut Moyen Âge dans le prolongement des rois oints de l’Ancien Testament. Et ce lointain héritage assure à la monarchie britannique un recul sidéral à l’égard des contingences empiriques auxquelles est confronté le pouvoir temporel, défini comme le gouvernement des hommes au milieu des flots (le devenir historique).
Les esprits chagrins verront dans l’institution monarchique britannique l’ombre portée d’une réalité historique défunte, sans retour possible. Au contraire, la fascination de l’opinion publique pour la reine Elisabeth II et le faste de la couronne pourraient être interprétés comme la manifestation d’invariants anthropologiques, à la manière des archétypes jungiens. On songe ici au Grand Monarque annoncé par de multiples traditions.
Et qui sait si l’Idée royale n’est pas la projection d’un type idéal platonicien ? Auquel cas, l’attente investie dans la figure du monarque serait non pas un effet d’inertie historique, ou une illusion incapacitante, mais une nostalgie du futur. Aussi regardera-t-on avec faveur un phénomène irréductible à la politique-spectacle ou bien à une configuration de la décadence. Il ne s’agit pas non plus de considérer les seuls temps longs de l’Histoire mais de se tourner vers l’éternité. « Plus que vie » en somme. Sinon, à quoi bon ?