L’euthanasie et le suicide assisté vont-ils subvertir la conscience personnelle ?

Chantal Delsol, membre de l’Institut, philosophe et membre du Conseil d’orientation de l’Institut Thomas More

15 décembre 2022 • Opinion •


Chantal Delsol examine dans cette longue tribune au Figaro les questions morales et anthropologiques soulevées par la légalisation de l’euthanasie et du suicide assisté.


La requête actuelle pressante pour l’euthanasie ou pour le suicide assisté traduit un changement culturel qui s’accomplit sous nos yeux depuis un demi-siècle, et qui correspond à l’effacement de la morale de culture juive et chrétienne. Les anciens Grecs et Romains, on s’en souvient, justifiaient et même glorifiaient le suicide personnel ou accompagné. Le vieillard inutile pouvait quitter la scène avant de devenir trop pesant, et le guerrier vaincu demandait à un autre de l’achever – sa vie sans honneur ne valant plus d’être vécue. Il a fallu le judaïsme pour ouvrir un changement radical – « Qui est l’homme pour que Tu penses à lui ? » (Livre des Psaumes, psaume VIII, verset 5) – puis le christianisme derrière lui. En Occident, l’être humain tient son sacre de son créateur et par là, sa mort ne lui appartient pas.

Aussi est-il naturel qu’aujourd’hui, l’effondrement des croyances religieuses dans nos sociétés suscite la fin des pratiques correspondantes. Pourquoi refuser le suicide et l’euthanasie si ma vie m’appartient? À défaut de réussir à vaincre la mort, l’individu souverain peut au moins en choisir la date et la manière. La demande d’euthanasie active représente un retour à la situation de nos lointains ancêtres: elle se justifie par le fait que nos contemporains ne croient plus à la dignité substantielle, qui répondait à une transcendance – la dignité est désormais définie socialement et individuellement. C’est une rupture profonde dans notre anthropologie culturelle, qui se répercute et se décline dans tous les domaines de l’existence, dont le suicide assisté est un aspect.

Le précepte « tu ne tueras pas » est aussi ancien que l’humanité, et toutes les cultures le partagent dans le temps et dans l’espace : elles ne se différencient que par les exceptions qu’elles conférent à ce principe. On va tuer pour la défense du territoire (c’est la guerre), on va punir de mort le criminel, on va tuer pour la foi. Toujours, on accepte de tuer pour ce que l’époque sacralise. Aujourd’hui, la volonté de l’individu est sacralisée : nous avons l’IVG et nous aurons l’euthanasie.

Il faut tenter d’observer ces transformations culturelles avec équanimité, et même, avec flegme : comment et pourquoi voudrait-on empêcher la loi sur le suicide assisté et l’euthanasie si la plupart de nos concitoyens ont abandonné les croyances qui la rendaient impossible ? D’autant qu’il ne s’agit pas seulement d’un abandon passif des anciennes croyances : la pugnacité et même l’acharnement des défenseurs de ces nouvelles lois, ici et dans les pays voisins, manifestent une volonté implacable d’arracher l’ancien monde et de le faire savoir. La théâtralisation de la mort volontaire (ce qu’on voit par exemple dans le film du cinéaste québécois Denys Arcand, Les Invasions barbares), représente probablement une façon de provoquer l’ancienne culture et de manifester sa fin de façon tonitruante: il faut annoncer, clamer, publier.

Par ailleurs, le détournement des mots traduit aussi la décision de retourner l’ancienne culture comme une crêpe. Le mot médecin a un sens bien précis et ne peut être utilisé pour désigner celui qui tue, mais seulement celui qui soigne. Il ne faudrait pas essayer de nous faire croire, pour sauver les apparences, que « tuer, c’est guérir ». Nous sommes en face de bouleversements culturels qui tiennent à s’emparer des symboles pour mieux conquérir les esprits et abolir l’ancien monde. Nous devrions créer un corps spécial de gens qui auront étudié la médecine, mais porteurs d’un titre différent (on pourrait les appeler chamans, puisqu’il s’agit de personnages connaisseurs de la médecine, mais touchant aux mystères sacrés), et qui auront pour mission de procéder aux euthanasies actives. Nous ne pouvons sans doute pas empêcher nos sociétés de promouvoir des pratiques qui correspondent à leurs nouvelles croyances, mais nous pouvons au moins voler au secours des mots et des symboles: c’est une affaire de salubrité publique.

À travers les lois sur le suicide assisté ou l’euthanasie, c’est aussi la conscience personnelle, héritage de l’ancien monde encore, qui se voit subvertie. Ce que notre contemporain redoute avant tout, c’est d’avoir à prendre une décision de conscience en situation tragique. Il veut absolument éviter de se trouver dans la situation de l’infirmière du film d’Anthony Minghella, Le Patient anglais (qui prend la décision d’allonger la dose de morphine sur la demande du malade à bout de force), et c’est bien pourquoi il réclame à cor et à cri de légitimer la situation décrite dans le film de Denys Arcand (où un malade conscient et volontaire reçoit la dose mortelle entouré de ses proches).

L’euthanasie a toujours existé dans nos pays, lorsque l’assistance médicale d’un patient est débranchée après discussions entre la famille et le médecin. Seulement c’est là une situation exceptionnelle, c’est-à-dire sortant du cadre juridique, une situation tragique livrée à la conscience personnelle. Et l’une des raisons implicites pour vouloir une loi, c’est justement le refus du désarroi dans lequel est plongé celui qui doit prendre la décision morale exceptionnelle.

Nous ne supportons plus cette incertitude morale qui représente pourtant l’essentiel de la grandeur humaine. Nous voulons des lois pour pouvoir accomplir ces actes-là en toute sérénité, confirmés d’avance et protégés par l’autorisation officielle. Nous voulons transformer ces actes complexes en gestes limpides et possiblement neutres, ces situations tragiques en gestes juridiques. Et nous voulons légitimer pleinement ce qui apparaît jusqu’à présent comme une exception vécue dans le silence. Une loi sur l’euthanasie serait la «fête des fiertés» de l’extinction du tragique.

Cependant, les choses sont plus compliquées : nos contemporains n’auraient pas forcément envie d’assumer la destinée dans laquelle nous entraîne ce type de loi. Car ce qui frappe et inquiète le plus dans ces lois « sociétales », c’est l’écart abyssal entre les intentions et les conséquences. Les intentions sont raisonnables et mesurées, posant des limites partout et jurant leur foi en l’humanisme le plus pur. Les conséquences sont des débordements et des excès terrifiants.

On jure que le suicide assisté ne concernera que des personnes volontaires et pleinement conscientes. Et finalement la loi s’applique aux enfants et aux handicapés. Les Belges ont proclamé au départ la nécessité du consentement libre et éclairé, et aujourd’hui, ils légitiment l’euthanasie d’enfants. Au Canada, l’euthanasie a été légalisée en 2016 pour des adultes conscients et demandeurs, porteurs de maladies graves et irrémédiables, sous des conditions précises, lesquelles ont disparu rapidement, ce qui porte dans certaines régions à 5% des décès le pourcentage des euthanasies (Amanda Achtman, novembre 2022). Aux Pays-Bas, la loi qui concernait des adultes conscients en phase terminale s’est étendue à toutes les pathologies et handicaps, ainsi qu’aux enfants, et il est question aujourd’hui de l’étendre aux personnes âgées sans pathologie ; en outre la loi ne fait pas baisser le chiffre des suicides, qui pendant cette période a au contraire augmenté (Theo Boer, Le Monde , 2 décembre dernier).

Comme il arrive pour toutes les lois sociétales, les limites posées au départ et les conditions dites drastiques sont, aussitôt la loi votée, mises en accusation et vite sacrifiées à la volonté individuelle toute puissante. Nous savons tout cela, mais ne savons pas très bien pourquoi imposer des limites, parce que nous nous trouvons dans un désert moral où la conscience ignore quel est son pays natal.

On pourrait citer ici l’exemple de toutes nos lois sociétales depuis 50 ans, et chacun de nous connaît l’histoire de ces transgressions, dont on ne sait si elles sont dues à une volonté première de cacher les aboutissants pour ne pas effrayer l’opinion, ou à une frénésie de permissivité qui se déploie d’elle-même et viole allègrement les limites posées au départ. En tout cas, les résultats sont là, et en dépit des belles déclarations de nos comités d’éthique, nous aboutirons à ce que Habermas appelait «l’eugénisme libéral» par la suppression des bouches inutiles. Stevenson disait que tout le monde, tôt ou tard, s’assied au banquet des conséquences.

Nous n’allons pas convaincre nos contemporains de renoncer à la souveraineté totale de l’individu qui constitue désormais l’architecture de nos sociétés. Mais nous pouvons lui rappeler que ses convictions profondes rejettent malgré tout le destin inéluctable de ce genre de loi : un eugénisme libéral – le tri des humains par le caprice individuel, la mode, le confort et l’argent.