Russie-ONU · « Il n’y a pas d’État de droit à l’échelon mondial »

Jean-Sylvestre Mongrenier, directeur de recherche à l’Institut Thomas More, auteur de Géopolitique de la Russie (PUF, Que-sais-je ?, 2022)

28 décembre 2022 • Entretien •


L’Ukraine a appelé lundi à ce que la Russie soit exclue du Conseil de sécurité de l’ONU, où elle figure comme membre permanent depuis 1945. Pour Jean-Sylvestre Mongrenier, Kiev cherche ainsi à mettre chaque État membre de l’ONU face à ses responsabilités et contradictions.


« L’Ukraine appelle les États membres de l’ONU (…) à priver la Fédération de Russie de son statut de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU et à l’exclure de l’ONU dans son ensemble » a déclaré le ministre ukrainien des affaires étrangères. Cette demande a-t-elle une chance d’aboutir et est-elle juridiquement possible ?

Le vote d’une résolution du Conseil de sécurité exige le consensus des cinq membres permanents : l’opposition d’un seul d’entre eux a valeur de veto. Et il est difficile d’imaginer la Russie voter une résolution en faveur de son exclusion du Conseil de sécurité. De surcroît, la Chine populaire et la Russie sont alignées sur le plan diplomatique. Le Conseil de sécurité est donc bloqué, comme lors la première guerre froide. Voilà pourquoi le président ukrainien en appelle à l’Assemblée générale des Nations unies.

De prime abord, un vote majoritaire de l’Assemblée générale en faveur d’une telle décision ne suffirait pas à trancher la question, mais un spécialiste du droit international pourrait infirmer ce propos. Au vrai, il existe des silences du droit et, en dernière analyse, l’ordre de la chair est régi par des rapports de force (la norme morale ou juridique ne s’impose pas d’elle-même). C’est d’ailleurs ce que reconnaît la pratique du droit de veto : il faut y voir une persistance de l’état de nature, au sens de Hobbes, au cœur même du système de sécurité collective établi en 1945.

Il n’y a donc pas d’État de droit à l’échelon mondial. Ce n’est pas la conséquence d’un défaut dans l’arrangement du système international, i.e. une sorte de problème technique qu’un peu de bonne volonté pourrait régler. C’est dans la nature même des choses : le droit ne s’applique pas de lui-même, et il n’y a pas de « Léviathan » supranational pour l’imposer aux États. Songeons à l’ancien adage : «  Auctoritas facit legem, non veritas ».

Quels sont les objectifs concrets de Zelensky derrière cette requête ? Est-ce une tentative d’isoler totalement l’État russe ?

L’idée est de mettre chaque État membre de l’ONU face à ses responsabilités et contradictions. Prétendre voir en la « Russie-Eurasie » de Poutine un défenseur de la paix constitue un mensonge flagrant. Il est bon de souligner la chose. Par ailleurs, le rapport des forces entre les nations n’est pas seulement matériel : il s’établit également sur les plans idéel, moral et juridique.

La démarche du président ukrainien est donc cohérente. Il n’allait tout de même pas épouser le cynisme du Kremlin (ou des nations repues), et se dire que les choses sont ainsi, qu’on ne peut rien y faire, que tout ne va pas si mal, et autres fariboles. Le combat se joue aussi dans la sphère des valeurs. L’anarchie structurelle du système international ne signifie pas l’inexistence de normes communes à l’humanité, celles que le droit naturel reconnaît. Et une vaste coalition d’États attachés au maintien de règles minimales dans les rapports internationaux pourrait en partie pallier l’inexistence d’un Léviathan supranational.

Au contraire d’une attitude fataliste, il importe donc de cibler les relations que la Russie entretient avec un certain nombre de pays, et d’affaiblir ses positions extérieures (alliances, partenariats et relations préférentielles). Le président ukrainien mène une diplomatie du mouvement. Plus généralement, la menace russe et les connexions entre puissances révisionnistes requièrent une grande stratégie, avec un volet diplomatique : une diplomatie mobile, alternativement coopérative et coercitive selon les circonstances. Non pas une diplomatie de position qui argue d’un machiavélisme raisonné pour mieux justifier l’immobilisme, en espérant que le « jugement de l’Histoire » finisse par lui donner raison. Une telle attente est le signe d’une impuissance mentale et spirituelle.

Exclure la Russie ne revient-il pas à se priver de l’ONU comme instance de médiation ? Quel est le rôle de cette organisation dans la guerre russo-ukrainienne ?

L’ONU n’est pas une instance tierce mais un cadre d’action, et la « technostructure » onusienne ne peut pas faire grand-chose par elle-même. Son efficacité requiert l’accord de ses principaux États membres, au moins celui des cinq membres permanents du Conseil de sécurité. Aussi l’ONU se révèle-t-elle impuissante en Ukraine (jouer les utilités, comme dans l’accord sur les céréales, n’est pas un acte de puissance). Remémorons-nous le bombardement de Kiev, le 28 avril 2022, lors de la visite du secrétaire général de l’ONU. Un bel hommage de la Russie à sa médiation ! Pourtant, António Guterres avait pris soin de se rendre d’abord à Moscou, chez l’agresseur, lui accordant ainsi la préséance.

En somme, un système de sécurité collective repose sur la bonne volonté de chacun. Probablement est-ce là beaucoup demander. L’impasse juridique et institutionnelle dans laquelle l’ONU se trouve renvoie à ce que Julien Freund nomme l’« essence du politique » : le politique (« lo politico », par opposition à « la politica », contingente et variable) est une activité consubstantielle à la condition humaine ; sa donnée première est le conflit entre les hommes. Sans guerres ni conflits entre les collectivités humaines, il n’y aurait pas de « politique ». Tout se ramènerait à l’administration des choses.

Si la finalité d’un État est d’assurer la concorde intérieure et la sécurité de la collectivité humaine prise en charge, il n’est pas possible d’éliminer une fois pour toutes la donnée première (le conflit) et les présupposés du politique (la relation du commandement et de l’obéissance, la distinction du privé et du public, et la distinction ami-ennemi). Au demeurant, la Charte des Nations unies reconnaît le droit de légitime défense de chaque État. Et les alliances agrègent des pays qui partagent des enjeux de sécurité : c’est leur raison d’être. Il y a bien un au-delà du politique – la morale, l’esthétique, la religion et l’eschatologie – mais cela ne signifie pas la fin du politique. Jusqu’à la consommation des siècles.

La Charte de l’ONU ne représente-t-elle pas, malgré tout, une limite aux exactions de Vladimir Poutine ? Est-il réellement souhaitable que la Russie s’en émancipe ?

On peut certes dire que les choses pourraient être pires encore, afin de justifier une politique de « petit bras ». A l’examen des réalités, il est difficile de voir en quoi le pouvoir normatif de la Charte des Nations unies limiterait l’action de la Russie en Ukraine. Les limites auxquelles Poutine se heurte sont matérielles, tactico-opérationnelles, stratégiques, géopolitiques, conceptuelles enfin. Il n’avait tout simplement pas les moyens de mener à terme son « opération spéciale », ce que la résistance militaire ukrainienne, et les contre-offensives ensuite, ont démontré par le fait. Et il importe d’inscrire ces limites dans la durée, ce qui renvoie à la responsabilité historique des puissances occidentales. La menace russe est structurelle.

Pourtant, ce que Poutine a déjà mis en œuvre dans les territoires occupés – tortures, déportation de populations civiles, trafic d’enfants -, et la destruction volontaire des infrastructures civiles ukrainiennes donnent une idée exacte de ses intentions politiques. Il s’agit d’une entreprise d’éradication et de destruction d’une nation libre et indépendante, non pas de simples « exactions » de soldats livrés à eux-mêmes. Si Poutine avait eu toute latitude d’action, cette entreprise aurait été systématisée dans l’Ukraine entière. Et qu’importe la Charte de l’ONU ! Poutine conçoit la souveraineté russe comme idolâtrie de l’État et toute-puissance irresponsable. A la différence de Jean Bodin, théoricien de l’État souverain, il n’y a pas d’Evangile, de droit naturel et de lois fondamentales qui limitent son hypercratie. Poutine n’est pas un conservateur, ou un « Aufhalter », mais un « Aufbrecher » : il détruit et sème le chaos.

Elargissons la focale. La réhabilitation de Staline dans la Russie poutinienne, la célébration de Dzerjinski (le fondateur de la Tchéka), la négation du « génocide-famine » dont l’Ukraine fut la victime (l’Holodomor), la justification des crimes du communisme (« le prix de la puissance »), ou encore l’interdiction de l’ONG « Mémorial », laissent songeur quant à la thèse d’un Poutine « mesuré » et gêné aux entournures, du fait des responsabilités de la Russie comme membre permanent du Conseil de sécurité. Aveuglement ou hypocrisie ? Pour le Kremlin, l’ONU et le droit international se ramènent à une seule chose : le droit de veto. En d’autres termes, la diplomatie du « niet » à New-York, les crimes de guerre et la prétention à l’impunité sur le théâtre des opérations. Poutine pense et agit comme un tchékiste. Que ne l’a-t-on compris plus tôt.