16 janvier 2023 • Opinion •
Mercredi 11 janvier, un homme a blessé six personnes à l’arme blanche à la gare du Nord. La philosophe y voit un symptôme de décivilisation de nos sociétés, soulignant que celle-ci peut prendre différentes formes.
Il y a quelques jours, un homme brandissant une arme blanche s’attaque dans une gare à des passants de hasard, en blesse plusieurs y compris un policier qui tente de le maîtriser. Finalement on l’arrête – pour combien de temps ? C’est un étranger en situation irrégulière, frappé par une obligation de quitter le territoire. Mais la France est tout à fait incapable de faire respecter cette obligation.
Il y a quelques jours, une association qui alerte sur le danger de susciter le «changement de genre» chez de jeunes enfants, voit pour la énième fois sa salle de conférences saccagée et ses auditeurs molestés, en vue de la faire taire.
Deux événements très récents et qui se reproduisent en permanence, sans que les multiples protestations du public suscitent la moindre réponse. De semaine en semaine, des individus frappés d’OQTF continuent d’agresser les passants, et les conférences sur le sujet des enfants transgenres, dans toutes les villes de France et de Belgique qu’on pourrait citer si on ne craignait de lasser le lecteur, continuent d’être empêchées par la violence.
Bien sûr, il y a une différence de taille entre les deux délits, puisque dans le premier il y a atteinte à l’intégrité physique, tandis que dans le second cas les assistants sont « seulement » rudoyés. Quand on regarde comment s’est déroulée la révolution culturelle chinoise, précédent et annonciateur historique de la culture woke contemporaine, on peut croire qu’à force d’en venir aux mains, les agresseurs finiront par tuer avec tout autant de bonne conscience. Mais cela est une autre histoire. Le plus intéressant ici, pour l’instant, c’est la brutalisation qui saisit nos sociétés, et contre laquelle les gouvernements semblent plutôt impuissants. À vrai dire, et c’est une situation plutôt compliquée, nous sommes piégés entre deux types de brutalisation très différents. Entre deux types de barbaries qui montent.
La haine du monde
Il n’y a barbarie que quand il y a civilisation. Ni un dieu ni une bête ne sauraient être barbares, puisque c’est une dérogation, consciente ou non, à un ordre. Néanmoins, il y a bien des manières de déroger à un ordre civilisé. Jean-Baptiste Vico dissociait ce qu’il appelait la «barbarie des sens» et la « barbarie de réflexion ». La barbarie des sens est celle des sauvages qui manquent encore de civilité, ou si l’on préfère, qui ont appris à taper mais pas encore vraiment à parler. C’est le cyclope des Grecs anciens, un être fruste, aux gestes violents et aux sentiments simples. Un humain auquel manque encore une civilisation accomplie.
Tandis que la barbarie de réflexion se situe à l’autre bout de la chaîne, là où l’on parle et pense, mais en détournant le sens des choses, en ironisant sur toutes significations afin de les briser, en récusant la simple réalité du monde. Vico voyait les premiers sortir des forêts et s’apprêter à s’associer pour former plus tard des nations. Il voyait les seconds entrer dans d’autres sortes de forêts, leurs villes modernes à nouveau ensauvagées par la solitude des humains sortis des nations.
L’homme qui à la gare du Nord sort son couteau contre des passants sans défense est un sauvage égaré, qui a sûrement appris à taper avant de parler. Les individus armés de projectiles et d’ordures qui empêchent les réunions sont des barbares de la réflexion dont l’esprit est si tordu à force d’ignorer les simples réalités qu’ils finissent par se battre pour des causes grand-guignolesques – et leur dangerosité vient justement de leur ignorance de tout sens commun : ils haïssent le monde.
Il est de bon ton d’affirmer que nulle culture n’est plus civilisée qu’une autre, que toutes sont différentes et qu’elles ne sont pas hiérarchisables. C’est une ruse de l’esprit. Il y a des critères de la civilisation et de la barbarie : une société est plus civilisée si elle admet la liberté de conscience que si elle pend chaque jour en public ses opposants ; une armée est plus civilisée si elle nourrit ses prisonniers et les respecte que si elle les torture par principe. Cependant, un pays civilisé comme le nôtre, qui n’enferme pas la moitié de sa population (les femmes), peut alors tomber dans d’autres types de décivilisation. C’est pourquoi nous avons aujourd’hui, dans notre pays, ces deux barbaries à la fois, l’une et l’autre bien redoutables et l’une et l’autre bien différentes, l’une et l’autre en progression.
C’est une barbarisation quand de plus en plus de professeurs de lycées ne peuvent plus parler en classe de laïcité, de tolérance et de bien d’autres choses. C’est une barbarisation quand dans certains quartiers les femmes ne sont pas admises dans les cafés. Nous entretenons sur notre sol (par manque de courage pour les intégrer convenablement) des populations sauvages, autrement dit peu civilisées, chez lesquelles un jeune garçon n’est pas éduqué, mais juste poussé dehors comme un petit cyclope, prompt à la violence parce qu’ignorant des mots et des rites.
Mais c’est aussi une barbarisation quand des instituteurs peuvent proposer à de jeunes enfants de changer de genre et de sexe comme on change de crémerie, et quand la haine et la violence empêchent de parler ceux qui voient là un mensonge criminel fabriquant des malades à vie. Si les défenseurs de ces pratiques étaient des gens civilisés et paisibles, ils accepteraient le débat, ce qui est justement le propre de la civilisation.
C’est entre ces deux abîmes que se tient l’esprit civil, toujours menacé de partout, et rempli d’espoir.