31 mars 2023 • Opinion •
Les images de guérillas urbaines et rurales impliquant des activistes d’extrême-gauche, qui ont défilé à un rythme soutenu sur nos écrans ces dernières semaines, ont légitimement choqué de nombreux Français. Elles disent toute la violence dont ces groupuscules sont capables. Elles disent aussi la profonde faiblesse de l’État vis-à-vis de la délinquance la plus violente, faiblesse accumulée au fil de trois ou quatre décennies qui mêle culture de l’excuse, clémence vis-à-vis de l’extrême-gauche (allant jusqu’à l’admiration et au soutien actif dans certains milieux intellectuels et médiatiques) et engagements internationaux toujours plus paralysants pour l’État.
Mais cette faiblesse, qui s’observe aussi face à la délinquance produite dans et autour des « quartiers », masque une autre réalité plus sombre encore et dont on parle peu. Elle peut s’énoncer ainsi : faible avec les forts, fort avec les faibles. En effet, à mesure que s’est renforçé l’impuissance de l’État à juguler délinquance et violence endémiques et à mettre hors d’état de nuire les coupables, s’est développé un appareillage juridique à visée sécuritaire sans cesse plus ample (près de quarante lois rien que pour l’antiterrorisme depuis trente ans, par exemple) qui, lui, finit par impacter les libertés de tous les Français. Cet appareillage permettant une surveillance de plus en plus systématique et généralisée de la population, et qui s’est spectaculairement renforcé à l’occasion de la crise sanitaire, vient de franchir une nouvelle étape.
Ainsi, pendant que tous les yeux étaient tournés vers les manifestations contre la réforme des retraites, l’Assemblée nationale a voté le 23 mars dernier l’article 7 du projet de loi relatif aux jeux Olympiques et Paralympiques de 2024, offrant la possibilité d’utiliser la vidéosurveillance algorithmique (biométrique), avant, pendant et après les jeux pour le traitement des images enregistrées par des caméras ou des drones. L’information n’a pour le moment ému que quelques médias spécialisés et acteurs du net. Le constat est aussi simple qu’alarmant : le gouvernement vient de faire accepter par la représentation nationale l’une des technologies de surveillance les plus dangereuses pour les libertés fondamentales.
Depuis trois ans, nous avons alerté à de nombreuses reprises dans ces colonnes sur le fait que le passe vaccinal risquait de constituer un engrenage lourd de conséquences vers une notation sociale des citoyens par la surveillance et le tracking de masse. De fait, il n’a pas fallu plus de quatorze mois pour que le tracking des Français en période de pandémie s’impose : passant d’une simple application de suivi de l’épidémie « StopCovid » (facultative et basée sur le volontariat) à un passe sanitaire, obligatoire de fait, et nécessaire à l’exercice de plusieurs de nos libertés fondamentales, théoriquement inaliénables et constitutionnellement garanties.
La vidéosurveillance biométrique constitue un pas de plus vers l’édification d’une « société de surveillance » numérique qui ne dit pas encore son nom. Osons le mot : une sorte de « crédit social » à la française. Si le scoring (notation du citoyen) n’est pas encore à l’ordre du jour (quoique le passe sanitaire ait créé de facto une distinction entre « bons » et « mauvais » citoyens), tous les outils nécessaires à l’achèvement d’un crédit social se déploie progressivement dans notre pays : tracking de masse, QR code d’identité, autorisation préalable pour des actes de la vie courante, vidéosurveillance biométrique active de masse. Les outils de tracking de la population reposent sur les prérequis suivants : identifier les personnes, connaître leurs déplacements et leurs modes de déplacements, leurs interactions sociales et éventuellement de connaître leur lieu de résidence. Si les géants du numérique et les opérateurs de téléphonie utilisent cette technologie à grande échelle depuis des années à des fins commerciales, les États leurs ont emboité le pas à l’occasion de la pandémie de Covid-19. Mais, avec la vidéosurveillance active biométrique (également appelé vidéo-surveillance automatisée ou vidéoprotection intelligente), nous changeons clairement de dimension. En effet, ces dispositifs relèvent d’une surveillance biométrique généralisée sur l’espace public et traquent des comportements anormaux, le suivi de silhouettes ou d’individus (reconnaissance faciale), les démarches des personnes ou les sons (reconnaissance vocale).
Il faut reconnaitre que cette tentation du contrôle et de la surveillance parcourt tout l’Occident aujourd’hui. Mais elle est particulièrement facilitée en France par le déséquilibre institutionnel que nous voyons s’accentuer depuis des années, avec un régime présidentiel devenu présidentialiste (avec une hyper concentration des pouvoirs entre les mains de l’exécutif) et la neutralisation des contre-pouvoirs (qu’il s’agisse du Parlement, du Conseil d’Etat, du Conseil constitutionnel ou de la CNIL).
Certes, l’exécutif et sa majorité nous rétorquerons que la disposition votée le 23 mars n’est qu’une expérimentation jusqu’à la fin du mois de décembre 2024 et qu’il n’y a pas lieu de s’affoler. Mais si les multiples états d’urgence que nous avons vécus ces dernières années (contre le terrorisme et sanitaire) nous ont appris une chose, c’est qu’en matière de libertés, l’exception a une tendance inquiétante à devenir la règle. Tout comme le fait que des dispositifs de vidéosurveillance biométrique ont déjà été testés à l’échelle locale à Nice et Marseille et que l’expérimentation change simplement d’échelle… pour devenir nationale.
D’où le hola pourrait-il venir pour stopper cette extension sans fin des outils de surveillance ? Certains des acteurs du net qui se sont émus du vote du 23 mars en ont appelé à l’Union européenne en invoquant un risque d’incompatibilité avec le futur règlement européen sur l’intelligence artificielle. Ils font hélas fausse route puisque l’objectif proclamé par la Commission de créer « un véritable marché unique des données » exige que les données à caractère personnel et non-personnel ainsi que les données sensibles soient collectées de manière massive par les entreprises comme par les États afin de permettre l’émergence de nouvelles technologies telles que l’identité numérique européenne, le passeport biométrique européen et l’intelligence artificielle. Les données biométriques font donc bien parti du lot.
Quant à ceux qui fonderaient encore quelque espoir sur la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), ils vont devoir déchanter. Rappelons-leur d’abord que, lors de l’instauration puis de la prolongation du passe sanitaire, la CNIL avait interrogé le gouvernement à quatre reprises sans que celui-ci ne daigne simplement lui répondre. Elle comptait pour quantité négligeable. De plus, sa posture a changé depuis quelques années, comme le montre le dossier thématique sur « l’identité numérique » qu’elle a publié le 23 mars également, dossier qui modère très fortement ses précédentes positions quant à l’utilisation de la biométrie par les entreprises et les autorités publiques. Nous constatons ainsi que la CNIL a peu à peu délaissé son rôle de gardien des libertés pour se muer en une sorte d’autorité de régulation du marché des données.
On l’a dit plus haut, ce qui se joue dans cette affaire, c’est l’équilibre entre libertés et sécurité. Jusqu’à quel point le citoyen est-il prêt à voir réduire ses libertés pour un surcroît de sécurité ? Ce dilemme est classique. Mais, en l’espèce, il est faussé puisque le gain est largement illusoire : malgré l’appareillage considérable déployé pour lutter contre la violence et la délinquance depuis trente ou quarante ans, sa sécurité n’est pas mieux assurée aujourd’hui qu’alors (les chiffres du ministère de l’Intérieur en attestent chaque trimestre). En revanche, ses libertés à lui, tangibles et mesurables, sont menacées. Il serait temps que chacun y réfléchisse très sérieusement.